Faute de gestion: «Les défaillances d’entreprise sont rarement dues à une seule décision ou action…»

Faute de gestion: «Les défaillances d’entreprise sont rarement dues à une seule décision ou action…»

Le lien de causalité direct entre la faute commise par le dirigeant et l’insuffisance d’actifs de la société rend particulièrement étroite la possibilité de mise en jeu de la responsabilité du dirigeant mandataire social.

La faute de gestion est une notion complexe à plusieurs égards, notamment de par son caractère hybride.

Eclairage avec Nawal Ghaouti, avocate près la Cour de cassation et ancienne présidente de la Commission juridique, fiscale et sociale de la Chambre française de commerce et d'industrie au Maroc (CFCIM).

 

Propos recueillis par M. Diao

 

Finances News Hebdo : La responsabilité du dirigeant mandataire social a deux volets. Qu’en est-il exactement de la responsabilité civile, en l’occurrence la responsabilité patrimoniale pour faute de gestion ?

Nawal Ghaouti : Un dirigeant de droit ou de fait, comme tout administrateur ou membre du Directoire, peut encourir une mise en cause de sa responsabilité civile, notamment dans trois situations différentes : lorsqu’il commet une violation des statuts, lorsqu’il y a un acte pris en dehors de l’intérêt social et lorsqu’il y a des fautes commises dans sa gestion. La faute de gestion permet d’engager la responsabilité dite «patrimoniale» en ce qu’elle se traduit par une action en comblement de passif qui recherche le dirigeant sur ses avoirs personnels pour payer les dettes de la société insolvable en ses lieu et place.

La réforme de la loi sur la SA d’avril 2019 (loi 20-19) a introduit par ailleurs une faute de gestion par présomption de solidarité à l’encontre des administrateurs ou membres du Directoire qui, sans avoir participé aux actes commis par les dirigeants, auraient eu seulement connaissance de cette faute sans la révéler à la prochaine assemblée générale. Le dispositif, à première vue très sévère, est encadré par le Code de commerce en son article 738 qui pose des conditions strictes à sa mise en jeu :

• une société en redressement ou en liquidation judiciaire;

• une société en situation d’insuffisance d’actifs;

• une faute de gestion commise;

• un lien de causalité entre la faute et la situation d’insuffisance d’actifs.

Ces conditions doivent être réunies cumulativement. L’action en comblement de passif, qui se prescrit en 3 ans, peut être engagée soit par le juge en charge du redressement ou de la liquidation, mais aussi à l’initiative du syndic ou du Parquet. La responsabilité patrimoniale des dirigeants peut être également recherchée par une autre procédure judiciaire, dite de «l’extension» du redressement ou de la liquidation qui ne repose pas sur une faute de gestion, mais sur des «faits» à caractère frauduleux (disposer des biens de la société comme des siens, tenir une comptabilité fictive, avoir détourné ou dissimulé tout ou partie de l’actif, etc.). Cette procédure a été notamment très médiatisée à l’occasion de l’affaire de la Samir, puisqu’elle a permis de saisir tous les biens des dirigeants et administrateurs pour désintéresser les créanciers de la société liquidée.

 

F.N.H. : Peut-on affirmer à raison que la faute de gestion est une notion complexe ?

N. G. : La faute de gestion est en effet une notion complexe à plusieurs égards. Tout d’abord, de par son caractère hybride. Comme son nom l’indique, elle est au croisement du domaine du droit en ce qui concerne «la faute», et de celui de la comptabilité et de la finance pour ce qui est de la «gestion». En outre, elle n’est pas définie dans les textes; son appréciation est dévolue au pouvoir discrétionnaire des magistrats qui ont toute latitude pour exercer leur contrôle avec l’incertitude liée à l’aléa judiciaire.

Ses contours sont appréciés au cas par cas, ce qui en fait une notion mouvante et difficile à appréhender. D’autant plus qu’elle peut concerner une large palette d’actes ou d’omissions, qui vont de la simple irrégularité ou négligence à la fraude caractérisée. Elle est généralement définie par les juristes comme tout manquement aux règles qui définissent le comportement d’un mandataire social normalement scrupuleux et diligent. Le dispositif prévu par le Code de commerce est néanmoins difficile à mettre en œuvre dans la pratique, car cela suppose la réalisation cumulative des conditions citées en réponse à votre première question. Le lien de causalité direct entre la faute commise par le dirigeant et l’insuffisance d’actifs de la société rend particulièrement étroite la possibilité de mise en jeu de cette responsabilité.

Les défaillances d’entreprise sont en effet rarement dues à une seule décision ou action, elles sont le plus souvent la résultante de plusieurs phénomènes préjudiciables : concurrence déloyale, créances impayées, conjoncture économique défavorable, mouvement social prolongé, lui-même induit par des problématiques diverses, etc. Et puis, disons-le, les dirigeants qui seraient susceptibles d’encourir cette sanction, ne disposent pas le plus souvent d’un patrimoine personnel justifiant de déclencher la procédure en comblement de passif. Quant à la petite frange de chefs d’entreprises malhonnêtes, ils organisent généralement leur insolvabilité. Les effets néfastes de ce texte semblent créer ainsi un a priori négatif qui contribue à bloquer tout management audacieux, sans pour autant freiner les défaillances d’entreprise ni permettre de désintéresser les créanciers des sociétés liquidées.

 

F.N.H. :Selon vous, le contexte actuel particulièrement difficile pour les entreprises évoluant dans certains secteurs a-t-il favorisé la hausse des mises en cause des dirigeants de SA pour faute de gestion ?

N. G. : Nous ne sommes pas au bout de la crise Covid-19, mais à ce jour, il semblerait que la vague des faillites annoncées n’ait pas eu lieu dans les proportions attendues. Cela étant, ce premier constat ne vise que les sociétés ayant franchi la porte du tribunal pour une procédure de sauvegarde, un redressement ou une liquidation judiciaire. Car la cessation d’activité et fermeture officieuse d’entreprises zombies ou déficitaires chroniques ne sont pas concernées par la faute de gestion telle que l’organisent nos textes. Les éventuelles fautes de gestion commises cette dernière année et demi ne seront, dans tous les cas, révélées que dans plusieurs mois ou années, étant donné le décalage entre la décision managériale incriminée, la cessation de paiement qui en découlerait, et le processus judiciaire très long du redressement ou de la liquidation. Il est donc trop tôt pour poser une évaluation de l’impact de la crise covid-19 sur la mise en cause éventuelle de la responsabilité patrimoniale des dirigeants.

 

F.N.H. : Quels sont les principaux éléments susceptibles de prévenir au maximum les risques relatifs à la faute de gestion d’un dirigeant de SA ?

N. G. : Selon les dispositions de notre droit civil, le dirigeant doit répondre à une triple obligation : compétence, diligence et bonne foi. Cela est résumé par le principe de gestion «en bon père de famille», héritage désuet du Code civil napoléonien, que l’article 903 du DOC transcrit en évoquant «une gestion diligente, attentive, scrupuleuse, conforme au mandat et aux instructions spéciales et ne faisant omission d’aucun usage dans les affaires». Prévenir une faute de gestion suppose de respecter des éléments de bon sens propres à une saine gouvernance : un chef d’entreprise, comme tout organe de direction, doit assumer un mandat effectif, se tenir informé des lois et règlements, et de tout élément comptable ou financier et exercer pleinement ses fonctions en exécutant chaque mission et instruction de son mandat.

Être accompagné par un conseiller fiscal et juridique notamment et par tout appui technique nécessaire à son activité. Il devra par ailleurs nouer un dialogue régulier et transparent avec son commissaire aux comptes et son auditeur, qui sont les vigies interne et externe lui permettant de déceler et corriger les risques inhérents à la gestion d’un mandat social et affectant l’intérêt de la société. Sans omettre une relation loyale et respectueuse des bonnes règles envers ses actionnaires, ses salariés et créanciers. Les délégations de pouvoir nécessitent de ce fait une attention toute particulière. Une assurance en responsabilité civile couvrant les risques liés à la gestion peut être envisagée selon la taille, le secteur d’activité et les enjeux financiers de la société.

 

F.N.H. : Enfin, quelle appréciation faites-vous de l’arsenal juridique régissant la responsabilité civile du dirigeant de SA au Maroc ?

N. G. : La manière dont un régime juridique organise les modalités de mise cause personnelle de ses dirigeants dans le cadre d’une défaillance, est totalement corrélée à des notions qui dépassent largement le cadre du droit. Des études fort intéressantes ont analysé la culture de l’échec, notamment entrepreneurial, au regard de la sociologie, de la philosophie, de l’histoire et même des religions. Selon les pays, la perception de l’échec professionnel et de la faillite n’est pas la même, et cela se retrouve dans leurs textes relatifs à la responsabilité civile des chefs d’entreprise. Aux USA et dans les pays anglo-saxons, échouer est synonyme d’expérience selon l’adage «Fail fast, Fail often», source de la fameuse méthode de l’itération chère à la Silicon Valley et de l’esprit start-up : lancer un projet coûte que coûte sans en attendre une réussite, le principal étant de se lancer, et de recommencer le cas échéant sur de meilleures bases.

Cette philosophie trouverait ses sources à la fois dans l’histoire du peuple américain venu d’autres horizons pour tenter sa chance et construire un projet personnel nouveau et dans la culture protestante qui rejette celui qui n’a pas tenté, tout en l’encourageant à le faire par soi-même. L’échec est alors perçu comme une «bonne école», un passage obligé dans le processus d’innovation par la rupture, car on apprend de ses erreurs et en adaptant sa nouvelle stratégie aux difficultés passées. Cette vision se retrouve sans surprise dans le droit américain (comme dans celui d’autres pays tels que l’Angleterre ou l’Allemagne), et notamment dans le Business Judgement Rule, qui pose un principe de présomption de bonne foi du dirigeant et le protège des actions en responsabilité reposant uniquement sur son management. En Chine également, on retrouve une culture du «rebond», les dirigeants se lançant très vite dans une nouvelle aventure après un échec, conformément à l’esprit asiatique de persévérance et de ténacité. Le Taoisme et le Bouddhisme favorisent par ailleurs une vision du «monde comme un éternel changement fait de cycles naturels alternatifs de succès et d’échecs, considérés comme les deux faces d’une même médaille».

En Suède et en Californie, un Musée de l’échec (Museum of failure) est érigé pour célébrer et glorifier les plus grandes innovations technologiques et commerciales «ratées», et désinhiber ainsi les forces créatrices des entrepreneurs en herbe. Au Maroc, nous avons au contraire non seulement transposé les textes de droit français relatifs à la faillite, mais aussi intériorisé culturellement et socialement la vision historique hexagonale qui punit l’échec et sanctionne également la personne elle-même derrière le projet qui n’a pas prospéré, jusqu’à le rechercher sur ses biens personnels. Après une liquidation judiciaire, l’entrepreneur malheureux est pointé du doigt et perd la confiance du marché et de ses banques. L’échec devient un faux pas irréversible et coupable qui grippe tout le processus d’éclosion des talents. Les dispositions marocaines relatives à la faute de gestion et leur sévérité s’inscrivent dans la droite ligne de cette culture qui laisse peu de place à un rétablissement professionnel, mais aussi à la prise de risque nécessaire à tout projet ambitieux.

Les systèmes éducatifs reposant sur la notation, les règles et consignes à respecter et sanctionnant les erreurs sans valoriser les chemins d’apprentissage disruptif, seraient également à la base des comportements craintifs de nos dirigeants. Pourtant, le mouvement mondial va vers un allègement de cette responsabilité civile dans le cadre des liquidations ou restructurations pour permettre le retour rapide des managers. Partout, on soutient et protège légalement l’«entrepreneur renaissant», conformément à de nombreuses études qui montrent qu’une société connait une croissance plus forte et plus rapide quand son chef a déjà échoué. La France a commencé petit à petit à adopter cette vision, dans sa loi pacte de septembre 2019, et en raison de la pression de l’Union européenne (directive 2019/1023) qui incite les Etats membres à «permettre aux entrepreneurs honnêtes insolvables ou surendettés de bénéficier d’une seconde chance».

Si nous souhaitons, comme nous y invite le rapport de la Commission spéciale sur le nouveau modèle de développement, permettre une transformation structurelle de notre économie, gagner en compétitivité, encourager l’export et l’investissement à forte plus-value, et créer un écosystème pro start-up, un travail de fond, global, devrait être envisagé. D’un point de vue légal, seule une large réforme coordonnée des lois sur les sociétés de capitaux, mais aussi du Code de commerce en son livre V et du DOC pourrait laisser espérer voir émerger une nouvelle vision des défaillances, permettant de séparer l’échec, l’erreur et la faute. Protéger les managers honnêtes, mais malchanceux, ôter les sanctions pénales et patrimoniales liées à des actes de gestion qui n’entrent pas dans un cadre délictuel de fraude ou d’infraction, est nécessaire. Viser la réussite en autorisant l’échec, accepter que les entreprises vivent et meurent dans un mouvement inexorable de destruction créatrice, permettrait un changement de paradigme qui libèrerait nos entrepreneurs de la peur liée à la défaillance. A partir d’un droit commercial plus équilibré et moins moralisateur, nous pouvons espérer voir naître une nouvelle culture économique plus audacieuse, adéquate aux ambitions légitimes de notre pays.

 

 

 

 

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