Stress hydrique : quand l'efficacité agricole crée un «paradoxe de l'eau

Stress hydrique : quand l'efficacité agricole crée un «paradoxe de l'eau

Le rapport de l’Institut marocain d'intelligence stratégique (IMIS) publié récemment met en évidence une situation hydrique critique au Maroc. Les stratégies de modernisation censées résoudre le problème l'ont involontairement exacerbé, et les obstacles fondamentaux que sont le manque de données fiables et la fragmentation institutionnelle n’arrangent pas les choses.

 

Par Désy M.

Le Maroc est confronté à une crise hydrique d'une gravité sans précédent. Elle a franchi le seuil critique des 70% d’indice d’exploitation de l’eau (WEI+). Selon le rapport de l’Institut marocain d'intelligence stratégique, la dotation hydrique annuelle du Maroc a fondu de 2.600 m3 à moins de 600 m3 par habitant entre 1960 et 2025, «un niveau qui le place sous le seuil de stress hydrique sévère».

Et à l’horizon 2035, le pays risque de franchir le stade de pénurie absolue (500 m3 /hab./an) selon les projections. Loin d'être uniquement une affaire de météo, cette pénurie d'eau, devenue structurelle, révèle un paradoxe alarmant selon lequel les stratégies d'efficacité agricole, censées économiser l'eau, ont en réalité contribué à son épuisement, le tout sous le voile d'une «crise silencieuse des données» et d'une gouvernance morcelée, comme le révèle le rapport.

En effet, l'agriculture marocaine est le plus grand consommateur d'eau, accaparant plus de 85% des volumes prélevés au niveau national. Pour faire face à cette situation, des plans majeurs comme le «Plan Maroc Vert» (2008-2020) et «Génération Green» (2020-2030) ont massivement promu l'irrigation localisée, notamment le goutte-à-goutte, sur des centaines de milliers d'hectares. L'objectif affiché était d'économiser l'eau. Pourtant, le rapport met en lumière un phénomène connu sous le nom de «paradoxe de Jevons» ou «efficience illusionniste».

Les gains d'efficacité technique réalisés n'ont pas conduit à une réduction globale de la consommation d'eau. Au lieu de cela, l'eau «économisée» a été «réinvestie dans l'extension des surfaces irriguées et le développement de cultures à forte valeur ajoutée, mais très gourmandes en eau», comme l'avocat, la pastèque ou la tomate hors saison. Cette dynamique a eu un coût dévastateur, notamment une surexploitation chronique des nappes phréatiques.

Dans des bassins clés comme le Haouz et le Souss, les niveaux des nappes s'enfoncent de plus d'un mètre par an, et la nappe de Chtouka a baissé de 30 mètres entre 1970 et 2015, avec une accélération à 1 mètre par an entre 1993 et 2015. Globalement, les ressources en eau renouvelables du Maroc ont chuté de 22 milliards de m³ à la fin des années 1970 à moins de 15 milliards de m³ ces dernières années. Comment une telle situation a-t-elle pu se développer sans être correctement évaluée et gérée ?

Les causes apparentes

Le rapport de l’IMIS pointe du doigt une «crise silencieuse de la donnée». Les informations hydrologiques au Maroc sont dispersées, hétérogènes, souvent obsolètes et difficilement accessibles. Elles sont éparpillées entre diverses administrations comme le département de l'Eau, les Agences de bassins hydrauliques (ABH), l'ONEE, le ministère de l'Agriculture et la Météorologie nationale. Ce manque de normes communes et de dispositifs de coopération empêche un diagnostic précis et partagé de la situation hydrique.

Il devient alors difficile, voire impossible d'arbitrer rationnellement entre les usages concurrents de l'eau tant pour l’agriculture, l’industrie, les usages domestiques que pour le tourisme. Et de formuler des politiques publiques basées sur des preuves solides. Cette lacune s'étend également à l'analyse des interactions complexes entre l'eau, l'énergie, l'agriculture et les écosystèmes appelé le «Nexus» dans le rapport. De plus, l'inefficacité face à ce paradoxe est aggravée par une gouvernance de l'eau jugée «fragmentée» et «morcelée».

Les auteurs révèlent que des organes de coordination cruciaux, comme le Conseil supérieur de l'eau et du climat (CSEC), ne se sont pas réunis depuis 2001, et la Commission interministérielle de l'eau (CIE) est également inactive. Cela signifie que malgré les hautes orientations royales qui ont fait de l'eau une priorité nationale absolue, le système manque cruellement d'un «pilote unifié» pour coordonner l'action publique. Cette fragmentation institutionnelle entraîne des chevauchements de compétences et une dilution de la responsabilité entre la multitude d'acteurs (ministères, agences, offices, collectivités).

Par exemple, la police de l'eau manque de moyens pour contrôler les plus de 200.000 forages souvent informels. Ce qui entraine un coût d'opportunité croissant. En effet, l’eau utilisée pour l'exportation agricole est autant d'eau indisponible pour l'industrialisation, l'habitat urbain ou l'adaptation climatique. De plus, un risque macro-financier est perceptible. L'Union européenne, principal débouché des exportations agricoles marocaines, prépare un étiquetage «empreinte eau» qui pourrait renchérir les produits à forte intensité hydrique. Le manque d'eau pour l'agriculture pluviale ou les oasis présahariennes pourrait creuser la fracture entre agriculture d'export et agriculture vivrière. Et le pays risque de perdre jusqu'à 6,5% de son PIB en raison de cette raréfaction.

«La ‘révolution verte’ agricole, bien que réussie économiquement à court terme, risque de se solder par une ‘révolution sèche’, compromettant non seulement l'agriculture, mais l'ensemble du projet de développement du Maroc», lit-on dans le rapport. Face à cette impasse, le dessalement s’impose comme l’un des seuls leviers d’adaptation rapide. Le Maroc compte déjà 17 stations, avec une production annuelle de 320 millions de m³. Quatre nouvelles usines sont en chantier, et le cap est fixé à 1,7 milliard de m³ à l’horizon 2030. Casablanca, Agadir et Dakhla sont en tête de file de cette stratégie. Toutefois, ce virage est jugé «tardif» par les experts de l’IMIS. Le Maroc doit désormais garantir un cadre rigoureux aux partenariats public-privé, développer des unités alimentées par les énergies renouvelables, et éviter les déséquilibres territoriaux.

Le rapport ne se contente pas d'un diagnostic. Il propose dix recommandations stratégiques pour une gestion durable de l'eau au Maroc. Parmi les plus urgentes et structurantes, la refonte des instances de gouvernance en créant un Conseil national de l’eau et du climat doté d’un observatoire hydrique. Ensuite, il s’agit de plafonner les prélèvements agricoles par bassin en liant les aides publiques à la valeur ajoutée par mètre cube, et de généraliser l’empreinte-eau comme critère d’investissement pour tout projet industriel, touristique ou agricole. Par ailleurs, il préconise de diviser par deux les pertes sur les réseaux et d’ancrer la sobriété hydrique dans l’éducation nationale. 

 

 

 

 

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