Partie 3 : Les conditions ne sont que partiellement réunies pour un flottement du Dirham
Cet article est le troisième d’une série sur les prérequis du régime flottant
Par Amine El Bied, MBA, PhD Économiste, Expert en Finance et Stratégie
Après avoir passé en revue dans le premier article de la série les conditions générales à remplir par une économie avant de passer à un régime flottant, et abordé dans le second article le cas du Maroc, en examinant sa situation économique, nous dressons dans ce troisième article un constat : les conditions pour un flottement du Dirham ne sont que partiellement réunies. Pas tous les prérequis sont aujourd’hui satisfaits par le Maroc pour l’instauration du régime flottant.
Synthèse des conditions remplies ou non par le Maroc
La croissance économique au Maroc montre une certaine stabilité, mais l’économie reste dépendante du secteur agricole et des aléas du climat et de la pluviométrie. Bien qu’elle ait été impactée par la crise sanitaire en 2020, l’économie s’est montrée résiliente, grâce à sa diversification et aux réformes structurelles qui ont été menées. La progression du PIB serait de 42,73% d’ici 2026 selon le FMI. L’inflation de son côté est restée sous contrôle et à un niveau bas, malgré la crise sanitaire. On pouvait s’attendre aussi dans ce contexte à une dégradation de la balance des paiements, mais cela n’a pas été le cas, grâce notamment à la baisse des importations liées à la baisse des cours des produits énergétiques, et à la résilience des transferts MRE. Mais bien que le déficit de la balance commerciale se soit allégé, il reste structurel. La crise a eu en revanche un impact sur les recettes touristiques à cause de la chute de la demande étrangère. Le flux net des investissements directs étrangers au Maroc a été, quant à lui, quasiment stable. Les postes de la balance de paiement sont donc assez irréguliers, même s’ils montrent, à part les recettes touristiques, une certaine résilience face à la crise.
Le déficit budgétaire s’est dégradé en 2020, mais est resté maîtrisé si l’on tient compte du contexte de crise. Cette dégradation est cependant récurrente dans l’histoire économique du Maroc. Le Maroc a aussi toujours cherché à maîtriser sa dette extérieure, mais avec cette crise sanitaire, il s’est retrouvé avec une dette publique de près de 80% du PIB (77,6% du PIB en 2020), ce qui laisse peu de marge pour une levée supplémentaire de fonds ultérieurement. La situation des réserves en devises est confortable et au mieux, ce qui permet de soutenir la résilience extérieure du royaume. Le secteur bancaire et financier est solide. Les banques marocaines ont fait preuve de résilience durant la crise. On observe cependant un creusement du déficit de liquidité bancaire.
La Bourse des valeurs de Casablanca a également subi un choc en 2020 à cause de la pandémie, mais il y a depuis une reprise de confiance dans les marchés boursiers. Le développement des marchés et des instruments financiers doit s’accompagner d’une réglementation adéquate, d’une assimilation des réformes et d’une bonne maîtrise des produits de couverture par tous les opérateurs. Avec les mesures de confinement et de restrictions sanitaires, et une mauvaise campagne agricole, le chômage a connu une nette augmentation et s’est accompagné d’une importante destruction de postes sur le marché de l’emploi. La population active en chômage s’est accrue. Le pouvoir d’achat des ménages a toutefois été soutenu grâce aux aides étatiques et aux transferts MRE. On peut se demander à présent si le Maroc remplit ou non aujourd’hui toutes les conditions pour un passage à un régime de change flottant. Le FMI et les agences de notation soutiennent que le pays réunit les prérequis pour une flexibilisation du Dirham. En avril 2021, et selon BMI Research, filiale de l'agence de notation Fitch, «Le Maroc est en bonne position pour introduire graduellement une plus grande flexibilité du taux de change, car il bénéficie de fondements financiers solides et d'un niveau de réserves confortable». En examinant de près la situation de l’économie marocaine, on s’aperçoit que si le cadre macroéconomique est relativement stable, il existe tout de même un certain nombre de déséquilibres qui sont en défaveur d’une plus grande flexibilisation. Les conditions pour un passage à un régime de change flottant ne sont que partiellement réunies. Pas tous les prérequis sont aujourd’hui satisfaits. Il y a encore des faiblesses intrinsèques à l’économie marocaine, comme la trop grande dépendance au secteur agricole, aux aléas du climat, le caractère structurel du déficit de la balance commerciale, le poids des produits énergétiques dans les importations, la dégradation récurrente du déficit budgétaire, le niveau élevé de la dette publique par rapport au PIB, le déficit de liquidité bancaire, le manque d’assimilation des réformes par les opérateurs et leur manque de connaissances des instruments de couverture, la dégradation du marché de l’emploi et la montée du chômage.
Une autre condition, externe au Maroc, et qui n’est pas non plus remplie aujourd’hui
Il y a une autre condition qu’on n’a pas encore évoquée et qui n’est pas remplie non plus aujourd’hui. C’est le contexte macroéconomique mondial. On a, en effet, parlé des conditions macroéconomiques nationales, mais le Maroc n’est pas isolé; il s’inscrit dans un environnement international, interagit avec les autres pays, et son économie est ouverte sur l’extérieur. On a dit que le passage au régime flottant devait se faire sous conditions. Le pays en question doit d’abord s’assurer qu’il dispose de fondamentaux macroéconomiques répondant à certaines exigences et que les taux de change de sa monnaie sont en adéquation avec ces fondamentaux. Mais même si toutes ces conditions internes sont remplies pour le passage à un régime flottant, ce qui n’est pas tout à fait le cas, comme on a pu le constater précédemment, il reste une dernière condition, qui n’est pas des moindres et qui ne dépend pas du pays en lui-même : c’est l’absence de crise économique mondiale. Il faut en effet un environnement macroéconomique sain, non seulement au niveau national, mais aussi à l’international. Ce qui veut dire qu’en ce temps de Covid-19, tout projet de libéralisation du régime de change doit être totalement exclu.
Il y a déjà une crise sanitaire et une crise économique mondiales qui risquent fort de durer; ce n’est pas le moment de risquer en plus une crise monétaire ! En supposant que toutes les autres conditions internes soient remplies, il faut encore dépasser la crise économique et sanitaire actuelle, et que ses effets soient derrière nous, avant d’envisager d’aller plus loin dans le processus de flexibilisation de la monnaie. Or, aujourd’hui, on est toujours en pleine crise sanitaire. Bien que le FMI soit favorable au passage à une nouvelle étape dans l’assouplissement du régime de change, les autorités monétaires marocaines temporisent, à juste raison, estimant que «les gains découlant d'un taux de change plus flexible pourraient être limités à ce stade, car la pandémie a également touché les principaux partenaires commerciaux du Maroc». Si on envisage donc d’aller plus loin dans la flexibilisation du Dirham, il faudra le faire plus tard, pas maintenant, et avec une meilleure préparation.
Une dernière condition, prospective cette fois, se projeter dans l’avenir et supposer plusieurs situations de crise
Il ne suffit pas d’examiner la situation actuelle, tant au niveau national qu’international, pour pouvoir statuer sur la pertinence aujourd’hui d’un assouplissement du régime de change. Il faut se projeter dans l’avenir et voir comment cette situation peut évoluer, et si l’économie marocaine sera à même ou non de résister à une dégradation de cette situation. Dans cette projection dans l’avenir, il y a en particulier deux situations à examiner. La première concerne la crise sanitaire actuelle. Tant que la pandémie est là, avec la présence de variants présentant une plus grande contagiosité et dangerosité, des reconfinements décidés ici et là, et des campagnes de vaccination encore très disparates dans le monde, il continuera à régner une grande incertitude, notamment sur la fin de cette pandémie, et il faut envisager la possibilité que ce ne soit pas pour demain, et même que la situation actuelle se dégrade, et très vite, alors que l’économie marocaine est déjà fragilisée, et que les équilibres macroéconomiques sont précaires. La seconde concerne d’autres crises économiques qui ne manqueront pas de survenir dans le futur, et dont il faudra étudier l’impact sur une économie marocaine qui aura fait le choix d’un régime de change flottant.
Une dégradation de la situation économique mondiale ne manquera pas d’amplifier les vulnérabilités qui existent déjà dans l’économie marocaine et que nous avons précédemment mentionnées. Quels effets une crise économique mondiale pourrait avoir sur l’économie marocaine et quels impacts dans le cas d’un régime flottant ? Dans un régime flottant, ce qui est à craindre, c’est une forte dévaluation de la monnaie. En cas de crise économique mondiale, bon nombre d’effets potentiels de cette crise peuvent favoriser une dévaluation du Dirham. Alors que la position extérieure du Maroc reste vulnérable, une crise internationale peut la détériorer encore plus et entraîner une dépréciation de la monnaie. La crise, en entraînant une baisse de la demande étrangère et donc des exportations, va aggraver le déficit de la balance commerciale et creuser le déficit du compte courant. En cas de choc exogène, par exemple énergétique, avec une hausse importante des cours de pétrole, l’effet sera une augmentation conséquente du coût des importations en énergie, ce qui va là encore aggraver le déficit de la balance commerciale. En augmentant les besoins en devises, cela va favoriser une dévaluation du Dirham. Une crise internationale peut également provoquer une baisse des transferts MRE, des recettes de tourisme et des investissements étrangers. Ces trois postes sont généralement volatiles, et très dépendants de la conjoncture économique mondiale, et en particulier de la croissance économique dans les pays d’origine. L’impact est négatif en cas de baisse de la croissance économique des pays étrangers, et a fortiori en période de crise internationale.
Si un pays par exemple dépend surtout du tourisme provenant de l’Europe, et que la plupart des résidents nationaux à l’étranger vivent dans ce continent, l’économie du pays dépendra alors surtout de la conjoncture économique des pays européens. Tous ces effets négatifs en période de crise dégradent la position extérieure et créent des tensions sur les devises. La demande en devises augmente, et si elle est supérieure à l’offre, dans un marché de change déficitaire, cela va entraîner une dépréciation du Dirham. Il faut donc s’assurer de l’adéquation de la monnaie avec les fondamentaux macroéconomiques, éviter une surévaluation potentielle du Dirham pour ne pas subir à l’avenir de correction de change qui se traduise par une forte dévaluation. Aussi bien le FMI que les autorités monétaires marocaines se sont voulu rassurants sur ce point. Le taux de change du Dirham serait bien en adéquation avec les fondamentaux macroéconomiques. Un passage au régime flottant n’entraînerait pas aussitôt un effondrement de la monnaie. S’il y a dévaluation, elle serait faible. Certains envisagent même la possibilité qu’à l’inverse, le passage au régime flottant entraîne plutôt une appréciation du Dirham. Au début du processus de flexibilisation, on a vu que le Dirham s’est plutôt apprécié face aux devises étrangères, ce qui a conforté l’idée d’une adéquation avec les fondamentaux économiques. Mais cette adéquation avec les fondamentaux économiques, même en supposant qu’elle soit effective aujourd’hui, il n’est pas dit qu’elle le soit dans l’avenir. Que l’économie marocaine réussisse son passage au régime flottant laisse penser que les fondamentaux macroéconomiques du pays sont a priori sains et que le taux de change de la monnaie du pays est en adéquation avec ces fondamentaux, mais cela peut ne pas être vrai, et on le saura tôt ou tard, ou cela peut être le cas à l’instant présent et ne plus l’être par la suite, car ces fondamentaux macroéconomiques peuvent se détériorer, et le taux de change ne plus refléter la situation réelle de l’économie, jusqu’au jour où la monnaie s’effondre, avec toutes les conséquences que cela implique. Autrement dit, même si l’économie marocaine passe l’épreuve du passage au régime flottant sans que la monnaie ne s’effondre, cela ne la garantit pas pour autant dans l’avenir. Les conditions peuvent changer défavorablement pour le Maroc et ne plus être satisfaisantes dans un cas de régime flottant. Le risque donc auquel s’expose le Maroc, comme tout autre pays adoptant le régime de change flottant, est que s’il remplit aujourd’hui les conditions nécessaires pour résister au flottement de sa monnaie, il n’est pas dit qu’il remplira toujours ces conditions dans l’avenir.
La situation économique du Maroc peut se dégrader dans le futur, et le régime flottant devenir incontrôlable. Pour que donc un processus de flexibilisation du régime de change réussisse, il faut non seulement remplir toutes les conditions préalables mais aussi les maintenir tant que subsiste ce régime de change. Les conditions, autrement dit, qui ont été mentionnées auparavant doivent être remplies non seulement dans le présent, mais aussi dans le futur. Or, on a vu que même dans le présent, elles ne sont pas satisfaites pleinement. L’économie reste trop dépendante du secteur agricole, du climat, le déficit de la balance commerciale est structurel, les produits énergétiques sont encore trop importants dans les importations, le déficit budgétaire se dégrade, la dette publique par rapport au PIB est à un niveau bien trop élevé, la liquidité bancaire est en déficit, les réformes doivent encore être assimilées par les opérateurs et il leur reste à se familiariser avec les instruments de couverture, le chômage monte, le marché de l’emploi se dégrade. La situation reste donc fragile, et peut évoluer défavorablement. Le déficit de la balance commerciale peut se creuser encore plus, les cours du pétrole flamber, le déficit budgétaire encore plus se dégrader, le chômage augmenter. Et il n’est pas dit que les campagnes agricoles seront satisfaisantes. Dans un cas de régime flottant ou de passage à ce régime, la dévaluation de la monnaie, si elle est excessive, peut avoir des effets désastreux, qui risquent de détériorer les équilibres macroéconomiques, déjà précaires, avec une économie déjà très fragilisée par la crise sanitaire et économique. Même les indicateurs actuellement au vert, comme l’inflation, les réserves de change, les investissements étrangers au Maroc, la solidité et la santé des banques marocaines, peuvent passer à l’orange, voire au rouge. L’inflation est aujourd’hui sous contrôle, mais ce ne sera certainement plus le cas s’il y a une importante dévaluation de la monnaie. La situation des réserves en devises est aujourd’hui confortable, mais elle le doit à des facteurs externes ou ponctuels. Elle a été améliorée par un tirage auprès du FMI de 30 milliards de dirhams et à des financements extérieurs mobilisés par le Trésor. La situation des réserves en devises a été dopée en 2020 par deux emprunts sur les marchés internationaux, de respectivement 1 et 3 milliards de dollars.
Le stock des réserves a bénéficié aussi de la baisse drastique du baril du pétrole, sans compter l’opération de l’amnistie financière, la fameuse contribution libératoire. Le matelas des réserves est peut-être jugé confortable aujourd’hui, mais quand il s’agira de puiser dans les réserves pour soutenir le Dirham en cas de forte dévaluation, il n’est pas dit qu’elles seront suffisantes. La dévaluation peut également entraîner une sortie massive de capitaux, ce qui va encore plus éroder les réserves de change et favoriser la dévaluation. A l’inverse, la perte de confiance va impacter négativement le flux net des investissements directs étrangers au Maroc. Le secteur bancaire et financier est solide, mais on a vu que le déficit de la liquidité du système bancaire se creuse. En cas de forte dévaluation de la monnaie, les déposants auront tendance à retirer leurs dépôts, dont la valeur réelle diminue, pour acheter des biens tangibles. Cela peut provoquer une panique et une crise de liquidité, entraînant une crise bancaire, et potentiellement des faillites. On a vu en 2020 la panique provoquée par la pandémie, qui a entraîné une hausse de la circulation fiduciaire et un creusement du déficit de liquidité bancaire. On a vu également au début de la pandémie la chute de la Bourse des valeurs de Casablanca. Une reprise de confiance dans les marchés boursiers a permis toutefois de redresser les cours. Une détérioration de la situation économique, accompagnée d’une dévaluation excessive de la monnaie, peut entraîner d’importantes fluctuations boursières et engendrer une forte spéculation.