Les financements innovants mobilisent près de 55 milliards de dirhams. Ces opérations nécessitent un encadrement strict. Entretien avec Khalid Doumou, économiste et expert financier.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Depuis 2019, les financements innovants ont permis de mobiliser quelque 55 milliards de dirhams. Quels sont les principaux avantages et inconvénients de ces opérations ?
Khalid Doumou : Tout d’abord, il faut savoir que la consolidation de la dynamique de l’investissement fait partie des 4 priorités de la Loi de Finances 2025. Celle-ci vient s’ajouter au renforcement des piliers de l’État social, à la consolidation de la création d’emplois et à la poursuite de l’implémentation des réformes structurelles telles que l’amélioration de la gouvernance des établissements et entreprises publics et le programme Ennajaa. Ensuite, il est important de préciser que les financements dits innovants font référence à des méthodes de financement nouvelles ou adaptées à certaines conjonctures, et visent à répondre à des besoins spécifiques, dans des secteurs comme le développement durable dans lequel le Maroc s’est lancé corps et âme, tout comme dans la technologie et l’entrepreneuriat social. Ces méthodes peuvent inclure le crowdfunding, les obligations vertes, le capital-risque, les prêts participatifs (collecte de fonds sur Internet auprès de particuliers ou d’organisations), le mixage (Blending) des ressources (publiques et privées), les fonds d’impact social et environnemental, l’affacturage automatique ou via la monétisation d’actifs publics avec le leaseback très usité chez nous.
En 2023, le gouvernement a budgétisé 25 milliards de dirhams pour les financements dits innovants, et de 30 milliards de dirhams. Ces outils ont principalement permis d’alléger la pression sur le budget de l’Etat qui a dû traverser une polycrise (Covid-19, guerre en Ukraine, stress hydrique, inflation, séisme d’Al Haouz, guerre à Gaza). Les financements innovants ont porté sur la cession de 175 bâtiments administratifs et équipements publics, permettant de mobiliser un financement additionnel de 25,4 milliards de dirhams en 2023 pour le trésor public marocain. La montée en puissance de la part de l’investissement privé (1/3) par rapport à un investissement public prédominant au Maroc (2/3 et plus), voulu par le nouveau modèle de développement, est destinée à améliorer le climat des affaires en libérant le potentiel du secteur privé chez nous, pour stimuler la croissance économique et la création d’emplois. L’avantage principal des financements innovants, c’est qu’ils permettent de fournir de la liquidité immédiate à l’État, à un moment où les tensions budgétaires sont importantes sur le trésor public, qui travaille actuellement sur de nombreux chantiers structurants à forte intensité capitalistique (dépenses d’investissement se situant à 371,9 milliards de dirhams en 2023, avec une augmentation de 4,8% par rapport à 2022).
Dans un pays où le déficit budgétaire est attendu à 4,4% du PIB en 2024 et à 4,1% en 2025, le recours à ces mécanismes n’est pas un luxe. Le Maroc est un chantier à ciel ouvert pour les sept prochaines années au moins, et l’État a besoin de financer le développement pluridimensionnel de notre économie tout en créant beaucoup plus d’emplois que présentement. Et ce, grâce à des partenariats publics privés, aux recettes d’IDE (181 milliards de dirhams), en plus de son recours aux marchés financiers et aux prêts concessionnels de certaines grandes instances internationales (FMI, Banque mondiale, BEI, BAD, AFD, US AID…), ainsi qu’en bénéficiant des transferts des MRE en très grande croissance (115,15 milliards de dirhams en 2023). Pour ce qui est des investissements privés mobilisés au Maroc en 2022 et 2023, ils sont estimés à quelque 200 milliards de dirhams. L’accélération du rythme de ces investissements privés et leur dynamisation est une nécessité absolue pour soulager les caisses de l’État, tout en maintenant notre dette publique à des niveaux acceptables pour pouvoir continuer à nous financer à l’international à des conditions soutenables à long terme.
F.N.H. : Quel est l'impact des mécanismes de financements innovants sur la soutenabilité à long terme des finances publiques ?
Kh. D. : Les financements innovants, bien qu'efficaces à court terme pour renforcer les recettes de l'État, suscitent des interrogations sur leur impact à long terme. Après Bank Al-Maghrib et Fitch Ratings (Agence de notation), la Banque mondiale s'est également penchée sur leurs enjeux dans un contexte de recours croissant à ces mécanismes. Selon la Banque mondiale, ces transactions représentent des recettes non récurrentes et, lorsqu’on évalue les soldes budgétaires structurels, l’amélioration apparente du déficit budgétaire post-pandémie devient plus nuancée. L’institution recommande de continuer à suivre de près l’utilisation de cet outil et son impact, tout en assurant une transparence totale à son sujet. L’impact de ces mécanismes, s’ils sont utilisés à bon escient et accompagnés par des mécanismes comme Cap Access du Fonds Mohammed VI pour l’investissement, peuvent permettre de rationaliser les dépenses de nos établissements et entreprises publics (EEP) et de réaliser de nombreux investissements à impact social et environnemental, dans les BTP, l’industrie, la R&D dans l’innovation, et le secteur des énergies renouvelables (EnR).
F.N.H. : Le wali de Bank Al-Maghrib a plaidé récemment pour un encadrement strict des opérations ? Quelles sont les préoccupations liées à l'utilisation de ces mécanismes ?
Kh. D. : On peut regrouper les différents mécanismes de financements innovants en fonction de leurs principes ou de leurs objectifs, tels que leur modularité (capacité d’augmenter massivement les flux de capitaux), leur complémentarité (participation du secteur privé), leur additionnalité (ces fonds viennent s’ajouter aux ressources existantes), leur efficacité (ces mécanismes apportent davantage de discipline dans leur mise en œuvre), leur efficience (moins de ressources sont nécessaires pour obtenir les mêmes produits ou/ et résultats), leur viabilité (le programme devient autonome après avoir bénéficié d’un financement initial), ou leur prévisibilité (l’organisation des versements permet d’améliorer la planification du programme). Selon Abdellatif Jouahri, gouverneur de la Banque centrale, ces méthodes de financement suscitent des préoccupations croissantes quant à leur supervision et à leur impact réel à long terme. Dans un souci d’équité et de prudence financière, il faut bien évidemment encadrer ces financements au même titre que l’on encadre les recettes de privatisations et leurs affectations. Il a également mis en garde contre les risques potentiels liés aux montants de plus en plus élevés de ces financements innovants, ainsi que sur le possible effet d’éviction de ceuxci, du fait que ces mécanismes de financements innovants sollicitent des organismes institutionnels d’épargne, réduisant ainsi leur participation aux émissions de bons du Trésor. En résumé, le wali a identifié 3 raisons qui justifient l’encadrement strict de ces dispositifs : l’ampleur croissante des montants impliqués, leur impact sur les finances publiques passant des recettes aux charges courantes, et les possibles préjudices causés à d’autres opérations traditionnelles de financement, notamment les émissions de bons du Trésor.
F.N.H. : Quels mécanismes de suivi et d'évaluation devraient être mis en place pour mesurer l'efficacité des financements innovants au Maroc ?
Kh. D. : Les mécanismes de financements innovants sont essentiellement de 4 types : des produits financiers destinés à mobiliser et à lever des fonds sur les marchés financiers (Les instruments liés à ces produits financiers sont les obligations et les bons, les prêts, la microfinance et les prêt aux PME, fonds d’investissement à impact, Private equity), des mécanismes d’atténuation des risques perçus (mitigation en anglais, comme c’est le cas pour Cap Access avec le concours de FM6I, de Tamwilcom et de certains partenaires bancaires du GPBM), du financement axé sur les résultats (paiements subordonnés à l’obtention de résultats déterminés), et l’implémentation de nouvelles solutions technologiques (chaînes de blocs, technologies numériques et financement participatif). Il faut donc rester vigilant pour s’assurer que ces financements innovants entrent toujours dans un processus amélioratif par rapport à leurs principes et leurs objectifs définis plus haut. Dans ce cadre, l'Observatoire national de l'investissement en cours de gestation devrait permettre de coordonner les efforts de tous les organismes et institutions qui produisent des statistiques liées à l'investissement, au climat des affaires et à l'emploi, et de les traduire en indicateurs à valeur ajoutée pour suivre l'investissement et ses évolutions. L’Agence nationale de gestion stratégique des participations de l’État (ANGSPE) a également pour mission de veiller aux intérêts patrimoniaux de l’État actionnaire, de gérer ses participations et d’assurer le suivi et l’appréciation des performances des établissements et entreprises publics (EEP). Quant au Fonds Mohammed VI pour l’investissement, il doit veiller stratégiquement sur le plan de relance économique du Maroc, en soutenant les grands projets d’infrastructures dans le cadre des PPP, et en renforçant le capital d’entreprises ayant des besoins en fonds propres encore inassouvis pour assurer un développement coordonné et maîtrisé sur le long terme.
F.N.H. : Dans quels secteurs spécifiques de l'économie marocaine les mécanismes de financements innovants ont-ils eu le plus grand impact, et comment ces secteurs ont-ils bénéficié de ces financements ?
Kh. D. : Ce sont pour l’instant les domaines des BTP et l’industrie qui ont le plus bénéficié de ce type de financements innovants. Les différents types de financements innovants peuvent être classés selon leurs caractéristiques techniques et leurs objectifs : combinaison de capitaux privés et publics, mobilisation de fonds d’investissement, paiements subordonnés aux résultats et solutions technologiques. Ils peuvent être concessionnels ou non concessionnels, ou associer les deux composantes. Les financements concessionnels comprennent les dons et tous les autres apports assortis de conditions plus avantageuses que celles du marché (contrairement aux financements dits non concessionnels qui sont proposés aux conditions du marché : Cap Access est par exemple un financement mis en place par le Fonds d’investissement Mohammed VI (FM6I), Tamwilcom et certaines banques de la place, qui est destiné à booster l’investissement au Maroc au travers de 17 fonds sectoriels et thématiques : Industrie, tourisme, agriculture, transport et logistique et 10 fonds généralistes). Concrètement, ces actifs, qui peuvent être des bâtiments administratifs, des établissements d’enseignement publics, ou encore des CHU, sont cédés à des investisseurs institutionnels (caisses de retraite, compagnies d’assurances, etc.) en contrepartie d’un revenu locatif contractuel. 58 projets de R&D et d’innovation industrielle ont également bénéficié du programme de soutien à l’innovation (FSI) en 2023 et 2024, pour un montant avoisinant 323 millions de dirhams. L’une de ces opérations a ainsi consisté, en novembre 2019, en la cession en leaseback par l’État, à la Caisse marocaine des retraites (CMR), de 5 CHU pour un montant de 5 milliards de dirhams. D’autres opérations ont depuis eu lieu, impliquant des établissements de santé et autres bâtiments administratifs. La concessionnalité s’obtient par exemple, dans le cadre de ce genre de dispositif, par des taux inférieurs à ceux du marché, ou par un différé d’amortissement ou par une durée plus longue de crédit, ou par les trois à la fois. Quant à l’endettement du Trésor, il devrait augmenter à 70,1% du PIB en 2024, au lieu de 69,5% en 2023, avant de revenir à 68,5% en 2025, à hauteur de 1.122,6 milliards de dirhams. Ce genre de taux d’endettement sont tout à fait soutenables à long terme, s’ils ne sont pas aggravés.