«La Voix de Hind Rajab», choc cinématographique signé Kaouther Ben Hania, bouscule les codes à la Mostra de Venise et remporte le Lion d’argent du Grand Prix du Jury.
IBTISSAM.Z
Le 3 septembre 2025, au Palazzo del Cinema de Venise, le 7ème art change de visage. Ce soir-là, la Mostra s’ouvre enfin à la reconnaissance des victimes de guerre à Gaza. C’est un basculement historique, porté par la première du film «La Voix de Hind Rajab», bouleversant plaidoyer signé Kaouther Ben Hania.
Hollywood répond massivement à l’appel, avec les acteurs Joaquin Phoenix, Rooney Mara, Brad Pitt, ainsi que le réalisateur Jonathan Glazer, tous engagés en tant que producteurs exécutifs.
Ainsi, lors de sa projection, le film déclenche une standing ovation de 24 minutes, une émotion collective rare, jamais vue dans l’histoire de la Mostra. La 82ème édition bascule dans une autre dimension, celle du cinéma-vérité et d’un engagement politique pleinement assumé, où l’art s’impose par sa force de persuasion.
Les enregistrements de l’appel de Hind Rajab aux secours occupent une place centrale dans l’œuvre. Ils résonnent comme un cri, celui d’une enfant de six ans, piégée sous les bombes, dont la voix a traversé les lignes de front, et bientôt les écrans du monde entier. À 6 ans, Hind Rajab devient malgré elle le symbole d’un peuple sous oppression.
Le 29 janvier 2024, à Gaza, Hind se retrouve coincée dans une voiture avec six membres de sa famille, prise sous le feu des chars israéliens. Elle reste en communication pendant plus de trois heures avec la Croix-Rouge palestinienne, répétant en sanglots : «Venez me chercher, je suis toute seule…». Quelques jours plus tard, le véhicule est retrouvé, criblé de 335 impacts de balles, avec à l’intérieur les corps de Hind et de sa famille.
Ce drame s’inscrit dans une réalité tragique. Selon l’Unicef, plus de 17.000 enfants ont été tués à Gaza depuis octobre 2023, et lorsque la mort ne frappe pas directement, la famine s’installe pour prolonger l’horreur.
Il fallait du courage et la sensibilité d’une femme pour faire entendre cette voix. À travers le destin tragique de Hind Rajab, Kaouther Ben Hania réussit à dire l’indicible par la fiction, où l’intime, le politique, l’humain et le cri du cœur s’entremêlent. Une force émotionnelle inouïe.
«Quand j’ai entendu pour la première fois la voix de Hind Rajab, il y avait quelque chose de plus que sa voix. C’était la voix même de Gaza qui appelait à l’aide, et personne ne pouvait entrer. Je ne peux pas accepter un monde où un enfant appelle à l’aide et où personne ne vient à son secours», confie avec émotion Kaouther Ben Hania, en conférence de presse.
Et d’ajouter : «Il y avait comme une urgence, une énergie électrique dans ce projet… J’ai dû mettre tout le reste de côté pour réaliser ce film en moins d’un an. Le cinéma, l’art, et toute forme d’expression sont essentiels pour donner une voix et un visage à celles et ceux que l’on réduit à des dommages collatéraux. C’est notre devoir d’en parler».
La réalisatrice tunisienne lance également un appel poignant à la communauté internationale : «J’en appelle aux dirigeants du monde : sauvez-les. Leur survie n’est pas une affaire de charité ni de compassion, c’est une question de justice, d’humanité, le strict minimum que le monde leur doit», insiste-t-elle.
Avec cette œuvre puissante, Ben Hania a bouleversé le jury qui lui a décerné le Lion d’argent du Grand Prix du Jury.
Ce tournant artistique et politique trouve écho dans l’analyse de Mohamed Bouden, professeur universitaire et expert en relations internationales. «La diplomatie culturelle joue aujourd’hui un rôle majeur dans la promotion du dialogue entre les peuples, et cela se manifeste particulièrement à travers les festivals et les expositions. Nous assistons à une mutation du rôle de l’art dans l’espace public mondial. Ce n’est plus simplement un outil esthétique ou émotionnel, c’est un levier stratégique de mobilisation. À travers les œuvres qui touchent à des drames humains profonds, l’art devient une arme douce, un instrument de pression et de réveil des consciences. Là où les discours politiques échouent ou se taisent, le langage artistique ouvre une brèche», explique-t-il.
Bouden souligne combien les expressions culturelles contemporaines prennent une dimension géopolitique nouvelle, capable de remettre les causes oubliées au centre du débat international. «L’art n’est plus seulement un moyen de divertissement, il s’est transformé en un outil décisif d’influence politique. À l’ère du numérique et de la saturation médiatique, plus un récit est crédible et capable de capter l’attention du public, plus son impact est fort, reléguant ainsi la propagande à un rôle de second plan», martèle-t-il.
Plus qu’un film, «La Voix de Hind Rajab» devient un porte-parole, un récit coup de poing capable d’émouvoir les consciences et de sensibiliser le monde entier à une tragédie trop souvent réduite au silence. Le samedi 6 septembre, lors de la cérémonie de clôture, l’œuvre de Kaouther Ben Hania a quelque peu éclipsé la consécration (Lion d’or) de Jim Jarmusch et de son film américain indépendant Father Mother Sister Brother. ◆