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Cet Orient magnifié

Cet Orient magnifié
Comme le souhaitait Lyautey, le Maroc imaginé par les peintres orientalistes devait-il servir le dessein de la colonisation ? De Delacroix, Regnault à Mantel, une constellation d’artistes, happés par le Maroc, se sont évertués à en restituer les splendeurs. Mais leur regard envouté est toujours biaisé…
 
Le 25 janvier 1832, Eugène Delacroix débarque, avec armes et bagages, sur le sol tangérois. Dès l’abord, il est grisé par le pittoresque, émoustillé par le dépaysement, subjugué par la lumière. «Le sublime, s’exclame-t-il dans ses Carnets, vous assassine de sa réalité». 
 
Qu’en termes lyriques, cette fascination-là est dite ! Le somptueux exil du peintre de La liberté guidant le peuple en terre mauresque le délivrera de l’incoercible influence de Gros et de Rubens, et imprimera indélébilement dans ses toiles une atmosphère solaire irradiant, selon le mot de Charles Baudelaire, une beauté surnaturelle.
 
La relation du voyage de Delacroix eut un effet retentissant : elle leva le voile sur les affriolantes séductions d’un pays resté jusque-là terra incognita. Des artistes avant-gardistes ne tardèrent pas à franchir hardiment le Détroit pour s’abîmer dans les étranges délices d’un Proche-Orient si tentateur.
Keens Van Dongen, Albert Marquet, Charles Camoin, Henri Regnault, James Wilson y plantèrent leurs chevalets avec le secret espoir de voir leurs attentes confuses comblées. Leur port d’attache : Tanger.
 
Obscurs désirs
 
Dans cette ville aux contours de carte postale, Henri Matisse pénètre le 30 janvier 1912, lesté d’une capricieuse épouse, d’un obstiné blues et de tétanisantes angoisses. Le peintre, à l’époque, bute sur une équation : le lien entre l’art et le décoratif. Lors de son premier séjour, il se laisse inonder, depuis la fenêtre de son hôtel (il pleuvait à flots sur Tanger), par le végétal qu’il capture à foison dans ses toiles. 
 
«C’est à Tanger, souligne le critique d’art Paul Schneider, que Matisse a vécu, avec une intensité sans précédent, l’éblouissement du végétal et son intime parenté avec l’humain». Par le miracle de cette «révélation», Matisse parvient à rendre imperceptible la contradiction entre figure humaine et décoration. Dès lors, l’insurmontable embûche sur laquelle achoppe sa vision esthétique est aplanie.
 
Ni Delacroix, ni les nombreux artistes qui, dans son sillage, ont répondu à l’appel de Tanger, ne sont, à strictement parler, des orientalistes. S’ils ont fait escale en «Orient», c’était dans l’esthétique dessein d’abreuver leur art en rade à des sources susceptibles de le régénérer.
 
Toutefois, leurs œuvres sont perceptiblement serties de compositions orientales. Reste à savoir si leur représentation est aussi réaliste, aussi fidèle, aussi soucieuse de vérité qu’ils le prétendent. Si les palettes exotiques cueillent souvent des éléments réels (la porte de Meknès que montre Delacroix existe vraiment, le sultan aussi), l’«Orient » qu’elles brodent est cousu de fil blanc.
 
Lorsque Henri Regnault peint à Tanger, en 1870, l’exécution sans jugement sous les califes de Grenade, il restitue des scènes totalement fallacieuses, mais radicalement conformes au stéréotype occidental de l’Oriental sanguinaire. 
 
Quant aux nonchalantes odalisques de Delacroix ou de Matisse (La Mauresque, Odalisque au fauteuil turc), figées dans des positions lascives, elles sont des créatures irréelles personnifiant les obscurs désirs de leurs créateurs. On peut en dire autant de ces femmes entassées dans un bain ou cantonnées dans un gynécée qui engluent les toiles orientalistes.
 
Tout le projet de la peinture orientaliste est de faire croire à une représentation «réaliste», à la vérité de la mise en scène de l’Oriental farouche ou de la musulmane soumise. D’où cet «Orient» de bric et de broc où le décor n’apparaît étranger aux yeux de l’Occidental que pour mieux cacher ses propres désirs incarnés. 
 
Quels sont ces désirs ? Voir les femmes réduites à l’état d’odalisques, passant leur temps recluses dans un harem, ou à se faire belle pour séduire. 
«La femme orientale est une machine et rien de plus, elle ne fait aucune différence entre un homme et un autre homme. Fumer, aller au bain, se peindre les paupières et boire du café, tel est le cercle d’occupations où tourne son existence», écrivait Gustave Flaubert à Louise Colet. C’est cette image, immensément réductrice, incroyablement irréaliste, qui hante la peinture orientaliste. Fantasme, quand tu nous tiens !
 
Un retour de flamme 
 
Avant la Grande Guerre, seuls les intrépides s’engageaient au-delà du melting-pot rassurant de Tanger. Le Maroc était secoué par les tremblements de l’histoire. S’y aventurer eût été risqué. Après avoir «pacifié» le pays, le général Lyautey fit appel à des artistes métropolitains qui, ravis de l’aubaine, affluèrent par vagues. 
 
L’orientalisme marocain était né. Il arbora d’emblée un visage avenant. Ainsi en avait décidé le Résident général, lequel s’employait à attirer les peintres, non pas pour flatter ses penchants esthétiques, mais afin qu’ils tissent une image du Maroc susceptible d’appâter les candidats colons encore réticents.
 
Là encore, les nombreux artistes qui répondirent à l’appel ne dépeignaient pas le Maroc sous ses vraies couleurs. Loin s’en fallait. Ils enfantaient une contrée imaginaire peuplée de pittoresques marchandises de vannerie, de mendiants, d’aveugles (Bernard Boutet de Monvel), d’êtres pacifiques, de femmes contentes de leur sort domestique (Fernande Cormier). Un pays qui fleure bon la bonne vie, grâce à sa nature généreuse et à la splendeur de ses habitants (Jacques Majorelle). Un pays où jamais le soleil ne se couche, où jamais le ciel ne se couvre.
 
A la décharge de ces peintres délibérément truqueurs, on invoquera volontiers la puissance expressive de leurs œuvres, l’irrésistible sensualité que celles-ci exhalent, puis la virtuosité dont certains d’entre eux font montre dans l’interprétation de la lumière et le maniement de la couleur.
La décolonisation sonna le glas de l’orientalisme. Les plus illustres servants de ce genre pictural, aujourd’hui hissés au panthéon des peintres majeurs, se retrouvèrent brutalement relégués au statut de petits maîtres. 
 
C’est la demande des musées américains après 1970, puis la nouvelle clientèle des Emirats ou même parfois du Maghreb, qui relança le marché. D’où la flambée des prix vers 1980. Elle se poursuit inexorablement. Inutile de soupirer après un Majorelle, si vous ne gagnez pas des fortunes.
 
 
Par R.K.H

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