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Faux printemps arabes

Faux printemps arabes

Par Docteur Imane Kendili
Psychiatre-Écrivaine


 
Les Éditions Orion viennent de publier la troisième édition du roman à grand succès de l’écrivain et philosophe, Abdelhak Najib : «Le printemps des feuilles qui tombent». Une radioscopie sans concessions des faux printemps arabes qui ont tourné au cauchemar. Prophétique.
 
Véritable chronique noire d’un hiver arabe surgelé, il s’agit dans ce roman prémonitoire d’une plongée sans concessions dans les réalités de ce que l’on a faussement nommé les printemps arabes dans une histoire qui porte un titre très significatif : «Le printemps des feuilles qui tombent».  Dès les premières pages, le ton est donné, comme c’est toujours le cas dans les romans de Abdelhak Najib. Humour noir, autodérision, description implacable des réalités d’une ville et donc d’un pays, ironie et description au vitriol d’un Casablanca qui prend des allures de monstre dévorant ses propres enfants. Si dans «Les territoires de Dieu» le décor est planté dans le quartier mythique de Hay Mohammadi, dans «Le printemps des feuilles qui tombent», c’est l’ancienne médina de Casablanca, une autre place forte de l’imaginaire marocain, qui sert d’espace narratif pour ce roman où l’auteur règle ses comptes avec sa ville natale et ses horribles visages d’aujourd’hui incarnant à la fois la déshérence, la violence et le chaos, loin de toute valeur humaine.

La mort dans l’âme

Le roman raconte le périple de deux jeunes amis, SiMohamed et Khalid. Le premier est un vendeur de poissons bardé de diplômes qui a perdu toutes ses illusions sur le macadam des jours. Un jeune homme qui ne croit plus en rien, sauf en sa capacité de plonger dans l’océan pour nager des heures durant comme s’il préparait un marathon sur les vagues. Le second est un révolutionnaire convaincu, qui croit avec grande conviction qu’il peut changer le monde, qu’il peut peser de tout son poids pour changer les choses et les êtres en donnant corps à une société à visage humain. SiMohamed passe la journée à nager derrière la grande mosquée Hassan II. Il veut passer un concours de traversée du détroit de Gibraltar pour gagner un billet d’entrée en Espagne, sans passer par la case de la Patera, sans recourir au «Hreg», c’est-à-dire, le passage clandestin sur une embarcation de fortune de l’autre côté du Détroit. Khalid, lui, veut juste changer le monde. Rien que cela. Chacun son rêve, chacun ses désillusions. Les événements s'enchaînent et finissent dans un réquisitoire contre la politique, contre les politiciens, contre les idéologies obscurantistes, contre la mafia, contre le crime organisé, contre les magouilles et autres calculs d’intérêts pour museler une jeunesse aux abois qui ne croit plus en rien sauf les prêches extrémistes dans les mosquées et le cannabis et autres drogues hallucinatoires.  

Un monde à la dérive

Abdelhak Najib nous gratifie dans ce roman incisif qui avance par coup de hachoir de quelques passages drôles et ironiques, des pages cyniques sur l’ivresse du pouvoir, sur les manipulations et l’hypocrisie ambiante dans une société en perdition, qui navigue à vue avec un seul credo : devenir riche coûte que coûte, laminer le voisin et gravir l’ascenseur social qui risque la panne à n’importe quel moment. Le propos est toujours mordant, incisif, avec des envolées lyriques sur l’amour, sur la passion et sur le désir dans cette belle idylle entre SiMohamed et la belle Selma, une riche jeune bourgeoise révoltée, qui paie un lourd tribut à sa volonté de changer de vie. Une histoire d’amour impossible entre un homme qui n’attend plus rien ni de la vie ni des gens, et une jeune femme qui refuse de se brader dans une société qui traite toujours et encore les femmes comme des marchandises et des offrandes, moyennant tarif, prix et autres dot sonnante et trébuchante. Ce qui frappe aussi dans ce texte très nerveux, écrit de manière cinématographique, c’est ce rythme effréné, cette vitesse des séquences, comme si les événements devaient s’enchaîner pour aboutir à ce final terrible qui se déroule dans un cimetière : comme une fin du monde.

Le style est clair, limpide, sans trop d’effets, mais juste une fluidité dans le propos qui rend ces 200 pages très aisées à lire et d’une traite. Il s’agit donc d’un roman très actuel sur les printemps arabes, sur leurs terribles illusions et leurs criminelles désillusions, sur la mort du rêve dans un monde arabe sans repères. Sur la mort de l’espoir dans une Arabie qui a perdu tout ancrage avec ses identités multiples et qui navigue à vue en attendant le chaos, comme cela a déjà eu lieu en Libye, au Yémen, en Syrie et ailleurs. Nous sommes face à un texte prémonitoire écrit en 2010 au moment où les sociétés arabes ont commencé à investir les rues demandant le changement, rêvant de liberté et de démocratie. Un texte qui décortique cet écheveau inextricable qui sous-tend toutes les politiques et tous les gouvernements arabes, à la fois sclérosés, handicapés et aveuglés par l’argent et le pouvoir, se perdant dans des folies passéistes, recyclant des pratiques héritées des anciennes dictatures étant en déphasage total avec les réalités de leurs pays et les attentes et revendications de leurs populations, qui ont assez enduré, qui ont assez sacrifié, qui ont assez tenu vivant presque dans des prisons à ciel ouvert. C’est de cela que nous parle Abdelhak Najib, dans un roman qui chante le désir de liberté, qui veut retrouver l’individu perdu dans la cohue, d’un monde à la dérive.

C’est là le second volet de la trilogie de Abdelhak Najib consacrée à Casablanca. Après «Les territoires de Dieu», le second volet ferme un chapitre noir avant de nous livrer le troisième volet dont le titre annoncé par l’auteur donne déjà une idée sur le contenu : «Meurtre parfait à Anfa».  Et la boucle sera bouclée dans un récit dont Casablanca devient le véritable personnage des écrits de Abdelhak Najib.

 

 

Abdelhak Najib. Le Printemps des feuilles qui tombent. Éditions Orion.
3ème édition. 200 pages. Octobre 2021.

 

 

 

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