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Rachid Achachi : «Faire émerger un potentiel industriel puissant, compétitif et souverain»

Rachid Achachi : «Faire émerger un potentiel industriel puissant, compétitif et souverain»

Rachid Achachi est enseignant en Sciences de gestion, consultant et chroniqueur sur Luxe Radio. Il est Docteur en sciences économiques de l’Université Ibn Tofail de Kénitra, titulaire d’un Master en macroéconomie monétaire et financière à l’Université Mohammed V de Rabat et chercheur en sciences sociales.

◆ Dans cet entretien, il analyse les changements de paradigmes dans notre économie, engendrés par la crise sanitaire. Pour lui, le détachement vis-à-vis d’un certains nombre de dogmes néo-libéraux est annonciateur, peut-être, d’un début de re-politisation et de re-souverainisation de la dimension économique au Maroc. 

◆ Il milite également pour une révision des statuts de Bank Al-Maghrib, afin,dit-il, d’élargir ses objectifs, en ajoutant au maintien de la stabilité des prix, celui du financement du développement économique du pays.

 

Propos recueillis par F.Z.O

 

Finances News Hebdo : Le Maroc s’apprête à s’endetter massivement pour financer son plan de relance. Est-ce une bonne chose que nos gouvernants renoncent au dogme de la rigueur budgétaire ?

Rachid Achachi : Il me parait évident qu’au Maroc, les tenants de la rigueur budgétaire et de l’orthodoxie monétaire sont de fait, et souvent sans le savoir, les grands défenseurs de la «stabilité du sous-développement». Leur rapport presque métaphysique à l’économie, les amène à penser que les équilibres macro-économiques sont une fin en soit. Il me semble qu’il y a là une double lecture à faire de ce type de positionnement. 

D’un coté, il est évident qu’une partie de notre élite et intelligentsia économique est aliénée idéologiquement par une forme d’effet de prestige vis-à-vis de l’idéologie et du discours libéral. 

De l’autre, il n’est pas exclu que des fondements culturels puissent expliquer cette peur de changer de paradigme et cette défense ultra-conservatrice d’une idéologie qui semble en crise un peu partout sur la planète (Brexit, victoire de Trump, montée des populismes,…). 

Ainsi, la question fondamentale demeure la suivante : qui est au service de qui ? Les indicateurs et agrégats macro-économiques sont-ils au service de la Nation, ou est-ce la Nation qui est au service des équilibres et des agrégats ?

Car nous pouvons sans témérité aucune, afficher une rigueur dans la prise de risque, ce qui est le propre de la politique. Il en résulte que le détachement vis-à-vis d’un certains nombre de dogmes néo-libéraux est annonciateur, peut-être au Maroc, d’un début de re-politisation et de re-souverainisation de la dimensionéconomique, qui devra tôt ou tard être ramenée au statut d’intendance, au service de l’intérêt général et des intérêts supérieurs de la Nation.

 

F.N.H : Quelles conséquences à long terme faut-il craindre ?

R.A : John Maynard Keynes aurait répondu à cette question non sans une touche d’humour par : «à long terme,nous serons tous morts !». Or, nous ne pouvons moralement nous permettre d’hypothéquer l’avenir des futures générations par des politiques irresponsables en suivant un effet de mode, ou juste pour être dans l’esprit du temps, au regard des différentes politiques d’assouplissement quantitativesmenées ici et là (BCE, FED, BOJ, BOE,..). 

Car la dette, ce n’est jamais que de l’impôt futur. C’est une manière de rendre actuelle, une richesse qui sera hypothétiquement créée dans le futur. Il en résulte qu’avant d’emprunter à nos enfants et petits enfants, il est impératif de penser à la manière la plus efficace et la moins coûteuse de le faire.

Ainsi, dans la configuration actuelle, un recours à un endettement massif pour financer un plan de relance se traduira nécessairement par une augmentation du service de la dette, sans pour autant aboutir à des changements qualitatifs en profondeur de notre tissu économique et de notre compétitivité. Pire, ça risque même d’aggraver notre déficit commercialet de dégrader la qualité des investissements.

Car une politique de relance a des pré-requis. Parmi ces derniers, figure un degré minimum de protectionnisme afin d’éviter que les dépenses publiques n’aillent financer les PIB d’autres pays par le canal des importations. Deuxièmement, et afin d’éviter un biais inflationniste, ces dépenses doivent être canalisées exclusivement vers des investissements productifs, s’inscrivant dans le cadre d’une grande stratégie de développement multisectorielle et coordonnée.

 

FNH : La Banque centrale doit-elleacheter de la dette (bon du Trésor et dettes des entreprises) pour soulager le bilan des banques ?

R. A : Bank Al-Maghrib sera amenée,d’une manière ou d’une autre, à jouer un rôle central dans la gestion de l’après-crise, notamment dans le cadre d’une politique de relance de grande envergure. Elle dispose pour cela de différents canaux, et peut en acquérir de nouveaux par une révision de ses statuts.

Premièrement, le taux directeur. C’est le canal le moins efficace dans l’immédiat. L’une des raisons réside dans le fait que dans un contexte de crise et de manque de visibilité, le volume des crédits est plus déterminé par le climat économique et par les perspectives futures que par le taux. Autrement dit, un entrepreneur n’emprunte pas parce que le taux est bas, mais parce qu’il y a un marché porteur et en croissance en face, qui amène l’entreprise à vouloir moderniser et accroitre ses capacités productives par des investissements. 

Une autre raison réside dans le fait que si l’on s’inscrit dans une dynamique de baisse graduelle des taux directeurs, il nous sera difficile de les remonter quant il le faudra, sans porter un coup d’arrêt à la dynamique économique globale.

Deuxièmement, le canal du crédit. Ce dernier est structurellement inefficient en tant qu’instrument de relance monétaire et d’optimisation de l’allocation des ressources financières, puisqu’il oriente les liquidités non pas vers les investissements les plus innovateurs et prometteurs, mais vers les moins risqués, en raison d’une aversion pour le risque qui caractérise notre secteur bancaire.

Troisièmement, le rachat par la Banque centrale d’une partie des bons du Trésor détenus par les banques. Cette opération ne pourra s’effectuer que sur le marché secondaire, vu qu’il est interdit à la Banque centrale d’acheter des bons du Trésor directement sur le marché primaire. C’est une forme de monétisation de la dette, qui a le mérite d’injecter des liquidités dans le circuit bancaire, tout en «souverainisant» davantage la dette du Trésor, en faisant de la Banque centrale un créancier de ce dernier. Or, avec un simple amendement des statuts de Bank Al-Maghrib, il sera possible d’autoriser la Banque centrale d’acheter directement des bons du Trésor à un taux indexé sur l’inflation, autrement dit à un taux réel égal à zéro. Ces prêts directs devront être drastiquement conditionnés par la nature productive des investissements qui en découleront (rattrapage technologique, soutien à l’exportation, subvention à des secteurs stratégiques, …). Cela devra être clairement spécifié dans les statuts, et la Cour des comptes aura un rôle éminent à jouer en vue de veiller à ce que ces liquidités n’aillent pas ailleurs (frais de fonctionnement, augmentation des salaires, …). 

Cette possibilité a au moins deux mérites. Le premier est de supprimer graduellement, au fur et à mesure que la Banque centrale rachète la dette du Trésor, la charge de la dette qui plombe partiellement le  budget de l’Etat, libérant ainsi une plus grande marge de manœuvre budgétaire. 

Le deuxième, est qu’elle offre un canal de financement à taux zéro, exclusivement dédié au soutien à un modèle de développement économique orienté vers l’économie réelle et productive. 

Pour ce faire, un autre amendement des statuts de Bank Al-Maghrib doit  être effectué afin d’élargir ses objectifs, en ajoutant au maintien de la stabilité des prix, celui du financement du développement économique du pays. Autrement dit, il s’agit de sortir la monnaie de sa prétendue neutralité, en vue d’en faire un instrument souverain de développement économique.

 

F.N.H: Sur le plan de la croissance, le Maroc entre en récession. Quel scénario de reprise envisagez-vous (en V, en U,…) ?

R.A: Tout dépend de la stratégie adoptée par le gouvernement. Le pire serait un scénario en «L». A savoir, une implosion de nos capacités productives et de notre demande solvable, suivie d’une stagnation économique. Ce scénario est a priori à exclure, au vue des différentes déclarations pro-relance du gouvernement. 

Mais pour sortir du carcan des lettres, il me parait évident que l’on ne pourra échapper à une phase de récession économique. La durée et l’ampleur de cette dernière dépendra de plusieurs facteurs. Certains sont exogènes et relatifs à la dynamique économique mondiale et aux différentes mesures qui seront prises ici et là de par le monde. D’autres sont endogènes, et sont donc tributaires de la réactivité de l’Etat marocain et de sa capacité à élaborer une stratégie de relance ambitieuse, dans le cadre d’un nouveau modèle de développement qui se devra d’être souverain et libéré de tous les paradigmes importés qui ne correspondent pas à la réalité marocaine et à nos impératifs.

Ce qui m’amène à affirmer haut et fort qu’avant d’être économique ou monétaire, la souveraineté doit être intellectuelle et culturelle. Il en résulte que la crise n’est pas une fatalité, dans la mesure où on sera capable de nous doter du courage politique nécessaire, en vue d’entamer une rupture paradigmatique à tous les niveaux.

 

F.N.H: Quelles doivent-être selon vous les priorités du plan de relance de l’économie ?

R.A: Premièrement, l’objectif d’une politique de relance ne devra pas être simplement de retrouver le niveau de morosité économique de l’avant-Covid-19, mais de servir de point de départ et de rampe de lancement à un nouveau modèle de développement.

Il en résulte que du point de vue du soutien à l’offre, l’objectif premier devra être non seulement de relancer la machine productive, mais de produire des transformations structurelles profondes à travers des soutiens et subventions ciblés et conditionnés, en vue de faire émerger un potentiel industriel puissant, compétitif et  souverain. 

Ainsi, la R&D, le rattrapage technologique et l’innovation devront être au centre de la réflexion en vue d’élaborer une stratégie. En contrepartie, l’Etat devra assurer aux secteurs désignés comme stratégiques, un «protectionnisme éducateur» pour reprendre le concept de Frédéric List.

Au niveau de la demande, une baisse importante de la TVA sur les biens produits localement devra impérativement accompagner un soutien direct aux ménages. Le but de la manœuvre est de stimuler la consommation des produits nationaux dans la mesure du possible, en vue d’éviter que cette demande solvable n’aille d’avantage nourrir nos importations. 

A cet effet, un patriotisme économique doit être fortement encouragé à travers des campagnes de sensibilisation, mais avant tout à travers un engagement tangible et concret des entreprises nationales en termes de qualité et de politique de prix.

D’autres mesures fiscales et redistributives peuvent être envisagées comme un impôt sur la fortune, une baisse de l’IR pour les tranches inférieures,… 

En résumé, les deux piliers d’une politique de relance s’inscrivant dans le cadre d’un nouveau modèle de développement devront être le rattrapage technologique et l’émergence d’une classe moyenne solide et dynamique.

 

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