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Réformes énergétiques : «Nous devons passer à une stratégie chiffrée, avec des projets précis»

Réformes énergétiques : «Nous devons passer à une stratégie chiffrée, avec des projets précis»

Dans un contexte où le Maroc s’engage résolument vers la neutralité carbone à l’horizon 2050, les défis de la transition énergétique demeurent nombreux. Le rapport de la Cour des comptes 2023-2024 souligne la nécessité de réajuster la stratégie actuelle pour répondre aux objectifs nationaux. Entretien avec Said Guemra, expert et consultant en énergie.

 

Propos recueillis par Désy M.

Finances News Hebdo : Le rapport du conseil de la Cour des comptes revient sur la nécessité de révision des composantes de la gouvernance de la stratégie de la transition énergétique du Maroc. Quels sont, selon vous, les ajustements nécessaires qui vont permettre à la transition énergétique de mieux avancer vers l’atteinte de ses objectifs ?

Said Guemra : Nous avons eu plusieurs évaluations très consistantes de la part du CESE, du Conseil de la concurrence, de l’ANRE, et plus récemment celles de la Cour des comptes, qui versent toutes dans le même sens quant à la nécessité de réajustement de la stratégie énergétique. Il y a également le fait que cette stratégie est centrée sur l’électricité, qui reste à 45% de notre mix énergétique, les 55% restants représentant les énergies consommées par le transport, l’industrie, et le bâtiment… Tout ce mix énergétique ne représente que 70% à 80% de l’ensemble de nos émissions de gaz à effet serre, qui fait l’objet de la transition énergétique, le Maroc étant signataire des accords de Paris; ce qui veut dire une neutralité carbone à 2050. Le constat est que tous les efforts actuels dans le domaine de la transition énergétique étaient relatifs à la mise en place d’une petite moyenne de 200 MW de projets renouvelables par an sur une durée de 15 ans.

L’objectif de 52% du mix électrique en 2030 n’est qu’un objectif partiel, le véritable objectif est relatif à 2050, et on doit se placer sur cette trajectoire 2050, et rien d’autre. Ce qui veut dire une installation minimale de 900 à 1.000 MW/an, et nous sommes bien loin de cette trajectoire. Ce qui est demandé aujourd’hui, c’est une stratégie qui vise 2050, avec des objectifs partiels tous les cinq ans. Les différents rapports reviennent sur la liberté de conception du futur mix électrique accordée par Sa Majesté le Roi en 2009, sur la liberté des choix technologiques, y compris le nucléaire, à condition d’être économiquement viables. La stratégie de la transition énergétique devait verser sur toutes les composantes du camembert électrique national à 2050, et pas uniquement sur une partie, qui est l’éolien et le photovoltaïque. C’est tout un travail de modélisation qui devait être fait pour avoir une vision énergie du Maroc à 2050. A quoi elle ressemble-t-elle ? Partant d’une production de 42 TWh en 2023, le Maroc sera en moyenne vers les 107 TWh d’électricité par an, qui doit être renouvelable et bas carbone. La demande électrique nationale en 2050 doit être l’un des objectifs principaux de notre transition énergétique. Pour le secteur du transport, le Maroc a importé en 2023 une quantité de 8,12 milliards de litres gasoil et essence, avec une progression de 3,75% par an. Elle sera en 2050, avec la progression du parc automobile, de l’ordre de 22 milliards de litres, si rien n’est fait d’ici là. Le plus gros de nos émetteurs CO2 à 2050 seront donc les 107 TWh d’électricité, et les 22 milliards de gasoil et essence, et on doit se mettre sur la trajectoire qui va nous permettre de décarboner ces deux énergies.

La France dispose de six modèles de transition à 2050, l’Espagne travaille sur quatre. Ce sont les résultats de ces modèles qui permettent d’élaborer les stratégies et les réglementations, et surtout les coûts qui vont être occasionnés. Ces deux pays n’ont pas encore pris de décisions, et les modèles s’affinent de jour en jour, mais ils savent ce qui est inévitable, et qui ne risque pas de changer de manière significative. Pour le cas Maroc, on sait qu’on ne peut pas éviter 3 à 4 GW de nucléaire; la préparation de la production électrique nucléaire devait commencer il y a des années. La modélisation qui suit porte sur un projet de mix électrique du Maroc en 2050, avec une option de renouvelables à 50%, nucléaire à 25%, biomasse à 9,5%, autoproduction 5%, hydrogène 10%, hydraulique 0,5%. En deuxième lieu, si le Maroc opte pour l’hydrogène pour le transport, le besoin annuel en hydrogène serait de 6,6 millions de tonnes hydrogène par an à 2050, qui doit être comparé à l’option du tout électrique, voire un mix des deux solutions. Si les choix technologiques sont validés, tous les éléments de la stratégie qui vont permettre au Maroc de rencontrer ses objectifs à 2050 seront clarifiés, et on sait où on va. Il devient plus aisé de décomposer chaque constituant du futur mix électrique en projets sur les 12 régions du Maroc, facilitant ainsi la planification des puissances électriques, tout en offrant une très bonne visibilité aux investisseurs. Le coût prévisionnel de la transition électrique uniquement serait de l’ordre de 35 milliards de dollars (MM$), soit une moyenne annuelle de 1,4 MM$/an sur 25 ans. Pour aboutir en fin de compte à une offre renouvelable du Maroc ouverte aux investisseurs marocains et étrangers, à l’image de l’excellente offre hydrogène du Maroc.

 

F. N. H. : Le rapport de la Cour des comptes revient sur les retards relatifs aux installations renouvelables. Que pensez-vous de la situation actuelle de la montée en puissance des renouvelables, et quels sont les moyens d’y parvenir ?

S. G. : L’évaluation de la montée en puissance des renouvelables ne peut pas se faire de manière ponctuelle en 2025. Le retard a été pris depuis 2009, avec une moyenne de réalisation de 200 MW/an, alors que pour viser les objectifs de 2050, il fallait partir depuis le plan de transition énergétique instauré par Sa Majesté le Roi à une cadence de 500 à 600 MW/ an. En 2024, nous arrivons avec 200 MW/an, ce qui veut dire qu’il faut impérativement augmenter la cadence des installations pour rattraper le retard du passé. Côté bonne nouvelle, la ministre de la Transition énergétique va procéder à une correction très courageuse pouvant atteindre plus de 1.000 MW par an, qui vise une puissance cumulée de 7.500 MW, et qui doit continuer d’après les simulations jusqu’en 2050. Nous n’avons pas d’autres choix. A ce rythme, nous devons atteindre 50% de notre électricité renouvelable en 2050. Il faut impérativement mettre tous les moyens pour corriger notre trajectoire de la transition électrique. C’est comme des traites impayées d’un crédit bancaire durant des années. Une fois restructurée, la traite sera nettement plus importante que par le passé.

C’est exactement ce qui s’est passé avec les renouvelables. Vient ensuite l’autre moitié de notre mix électrique, formée de renouvelables / bas carbone, pour faire face à l’intermittence des renouvelables, et qu’il faut commencer à développer. Il s’agit très particulièrement de la production électrique nucléaire, hydrogène, biomasse, cités dans le rapport du Conseil de la concurrence, et une partie de l’autoproduction. Pour l’hydraulique, nous ne pouvons malheureusement pas trop y compter : avec la sécheresse, nous avons perdu 1.300 MW d’électricité renouvelable de base. Je milite pour que le Maroc soit indemnisé à partir du Fonds d’indemnisation des dégâts climatiques qui vient d’être instauré à la COP28; nos pertes remontent au début des années 80. Je reste très jaloux de l’approche des Chiliens en matière de renouvelables et hydrogène. Ils ont identifié leurs besoins à long terme, avec définition de projets précis, et ils arrivent à promouvoir ces projets partout dans le monde. Nous devons faire pareil, nous qui avons un meilleur potentiel renouvelable. Nous verrons sûrement d’excellents partenariats public-privé (PPP) entre Masen et des grands développeurs renouvelables, aux côtés des grands développeurs hydrogène. Au final, nous souhaitons une offre renouvelable cadrée du Maroc, aux côtés de son offre hydrogène.

 

F. N. H. : Le rapport de la Cour des comptes rappelle que l’objectif assigné à l’efficacité énergétique était de 20% en 2030, tout en étant prioritaire par rapport aux énergies renouvelables, avec l’absence d’un dispositif d’incitation capable de faire adhérer les secteurs énergivores. Pourquoi ce retard en matière d’efficacité énergétique, et quels sont les moyens d’y remédier ?

S. G. : Il y a deux grands développements que nous devons impérativement réaliser d’ici à 2030. Le premier concerne la formation d’Energy manager 4.0 qui peuvent être recrutés par des entreprises et réaliser plusieurs multiples de leurs salaires comme gains énergétiques. Le second concerne la création de nouvelles sociétés de services énergétiques 4.0, qui doivent s’occuper non seulement de l’efficacité et sobriété énergétique, mais également des renouvelables, dans le respect de notre plan de transition énergétique : efficacité énergétique prioritaire et renouvelables par la suite. Pour l’instant, nous ne disposons que de 20 à 25 sociétés d’audit énergétique; nous devons arriver à un volume optimal à déterminer. Il faut bien noter que ces petites entreprises n’ont pas les capacités financières pour faire du tiers investisseur, et supporter les risques afférents. Mais notre secteur bancaire a bien élaboré plusieurs lignes de financement de l’économie verte. Ce qui est attendu de ces nouvelles sociétés de gestion de l’énergie, c’est l’accompagnement des entreprises et bâtiments publics sur une longue durée, qui va du diagnostic jusqu’au montage du dossier de prêt, tout en faisant appel aux techniques de surveillance les plus pointues. Selon l’AIE, 69% de l’énergie consommée dans le monde sont perdus, ce qui est confirmé par le GIEC dans son rapport de 2022. 40 à 70% des gaz à effet de serre peuvent être réduits grâce à la sobriété énergétique. Ce n’est pas un hasard si l’efficacité énergétique a été désignée prioritaire par Sa Majesté le Roi. Les investissements dans les renouvelables peuvent être largement baissés si une entreprise, ou même un Etat, arrive à baisser ses consommations grâce à la sobriété et à l’efficacité énergétique. Je reste confiant quant à la bonne volonté de tous les opérateurs du secteur de la transition énergétique pour redresser une situation qui trouve ses racines dans le passé.

 

 

 

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