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Dans l’attente d’une réelle fiscalité verte [Entretien]

Dans l’attente d’une réelle fiscalité verte [Entretien]

Samir Agoumi, expert-comptable, président d’honneur de la Fédération des experts-comptables méditerranéens.


 

«Exonération de la taxe sur la valeur ajoutée sur les pompes à eau fonctionnant à l’énergie solaire ou à toute autre énergie renouvelable utilisée dans le secteur agricole»: voici une mesure phare de la Loi de Finances 2019 en vue d’encourager les agriculteurs à recourir aux énergies vertes.

Malgré cette incitation fiscale, certains experts jugent la transition énergétique orpheline de mesures fiscales accompagnatrices, et facilitant l’insertion de ce type d’énergie dans le tissu économique marocain.

Analyse détaillée de Samir Agoumi.

 

Propos recueillis par B. Chaou

 

Finances News Hebdo : Quels sont les équipements concernés par l’exonération de TVA sur les pompes à eau ?

Samir Agoumi : L’article 91 du CGI relatif à l’exonération de TVA sans droit à déduction stipule que «sont exonérées de la taxe sur la valeur ajoutée les ventes portant sur les pompes à eau qui fonctionnent à l’énergie solaire ou à toute autre énergie renouvelable utilisée dans le secteur agricole».

Cette exonération a été introduite par la Loi de Finances 2019. Néanmoins, la note circulaire n’a pas donné davantage de détail quant à cette exonération, dont le champ d’application est bien précisé par le texte de loi qui stipule : l’équipement doit obligatoirement être une pompe à eau.

Par conséquent, les équipements autres que les pompes à eau ne bénéficient pas de cette exonération, même s’ils fonctionnent à l’énergie renouvelable. Ces pompes doivent fonctionner à l’énergie solaire ou à toutes autres énergies renouvelables. Cela veut dire que, notamment, les pompes à énergie hydraulique et les pompes à énergie éolienne sont également incluses dans le champ d’application de l’exonération. La destination exclusivement agricole de ce type de pompes est une condition sine qua none pour l’application de cette exonération.

 

F.N.H. : A travers cette mesure, peut-on commencer à parler de l'instauration au Maroc d'une fiscalité dite écologique ?

S. A. : Avant de pouvoir répondre à cette question, nous devons rappeler les grandes lignes stratégiques des énergies renouvelables suivies par le Maroc sous l’impulsion de Sa Majesté le Roi Mohammed VI. Ainsi, le secteur des énergies renouvelables au Maroc connait des perspectives de développement très favorables grâce notamment à un potentiel éolien estimé à 25.000 MW, dont près de 6.000 MW sont réalisables d’ici 2030. Un potentiel solaire illustré par 3.000 heures d’ensoleillement par an et 5 kwh/m2/jour d’irradiation.

De même le Maroc a un potentiel hydraulique significatif pour les microcentrales hydrauliques à travers plus de 200 sites exploitables, et a un potentiel biomasse important, des infrastructures énergétiques de transit très développées, un cadre législatif et institutionnel attractif permettant d’accélérer la réalisation des projets de développement des énergies renouvelables.

 Sur le plan de la stratégie sectorielle, le programme marocain d’investissement dans les énergies à l’horizon 2020 est estimé à 18,95 milliards de dollars, soit près de 156 milliards de DH et qui générera quelque 50.000 emplois. Il prévoit que la part de la puissance électrique installée en énergie renouvelable s'établira à 42% du parc à l’horizon 2020.

Deux plans ont été mis en place. Il y a tout d’abord le plan solaire, avec comme puissance de 2.000 MW à l’horizon 2020, production de 4.500 GWH, pour un investissement de 9 milliards de dollars et économie en combustibles de 1 million de tonnes équivalent pétrole (TEP), soit près de 500 millions de dollars. Le plan éolien ensuite, avec comme puissance électrique et hydraulique de 2.000 MW à l'horizon 2020, une production énergétique annuelle prévue de 6.600 GWH, pour un montant d’investissement de 3,5 milliards de dollars et une économie annuelle de 1,5 million de TEP, soit 750 millions de dollars /an.

Sur le plan réglementaire, la loi-cadre N°99-12 en date du 6 mars 2014 et portant Charte nationale de l’environnement et du développement durable prévoit, dans son article 28, que «des dispositions législatives et réglementaires fixent les mesures d’incitations financières et fiscales destinées à encourager le financement des projets portant sur la protection de l’environnement et le développement durable ainsi que le financement des programmes de recherche-développement mentionnés à l’article 18 de ladite loi.

Ces dispositions précisent notamment les subventions, les exonérations partielles ou totales des droits de douanes, de taxes ou d’impôts, les prêts à long terme, les crédits à intérêt réduit et toutes autres mesures d’incitation que l’Etat peut accorder aux secteurs d’activités répondant aux objectifs de cette loi-cadre, en soumettant, toutefois, les incitations accordées par l’Etat au suivi, au contrôle et à la reddition des comptes».

Dans son article 30, il est dit qu’il «est institué un système de fiscalité environnementale composé de taxes écologiques et de redevances imposées aux activités caractérisées par un niveau élevé de pollution et de consommation des ressources naturelles. Ces taxes et redevances peuvent être appliquées à tout comportement caractérisé, individuel ou collectif, portant préjudice à l’environnement et enfreignant les principes et règles du développement durable. Des dispositions législatives préciseront les règles d’organisation et de fonctionnement ainsi que le mode de répartition du produit dudit système entre l’État et les collectivités territoriales concernées».

Sur le plan fiscal, les premières composantes du système de fiscalité écologique actuel se caractérisent plus par une prédominance coercitive qu’incitative pour les énergies renouvelables. En effet, si des taxes et réductions fiscales existent et encouragent la protection de l'environnement, (exonération de la TVA pour les métaux de récupération, des trains et matériel ferroviaires destinés au transport de voyageurs et de marchandises; taux de TVA réduit de 7% pour la location des compteurs d'eau et d'électricité, taux de TVA réduit de 10% pour les chauffe-eaux solaires, le gaz de pétrole et autres hydrocarbures gazeux, taux de TVA réduit de 14% pour l'énergie électrique, exonération de la vignette pour les véhicules électriques et hybrides), il reste que la majorité des mesures concernent des taxes et redevances pour les comportements portant préjudice à l’environnement et enfreignant les règles du développement durable.

Nous pouvons aussi citer les taxes et redevances sur les produits de carrière, celles sur les produits de phosphates et sur l’utilisation de produits publics. De même, divers autres taxes, dont la taxe sur les licences de taxis et de cars, sur le ciment, la plasturgie, le fer à Béton et les motocyclettes à certaines cylindrées.

 

F.N.H. : Que peut-on attendre des prochaines Assises de la fiscalité sur le sujet de la fiscalité écologique ?  

S. A. : La DGI a émis le 6 février 2018 une note de cadrage relative aux Assises de la fiscalité prévues le 3 et 4 mai 2019 à Skhirat. Dans cette note de cadrage, la DGI affirme que «l’observation attentive du fonctionnement et de la performance du système fiscal actuel laisse apparaître la persistance de plusieurs inefficiences et iniquités qui l’empêchent d’atteindre ses objectifs incitatifs et redistributifs, d’impulsion du régime de croissance de l’économie marocaine et de relèvement de son inclusivité sociale, de son alignement sur les impératifs de durabilité environnementale».

Pourtant, sur les 15 thèmes proposés à ce jour, aucun de ceux-ci n’aborde, explicitement, la question d’une fiscalité écologique. Il faut espérer toutefois que le programme final desdites Assises traitera de ce volet là.

Par ailleurs, la COP22, organisée du 7 au 18 novembre 2016 à Marrakech, a permis d’aborder le thème de la fiscalité verte. Il en ressort qu’«en l'absence de principes clairement retenus pour la fiscalité verte, on peut parler d'un habillage ou d'un soubassement environnemental de la fiscalité, mais pas d'une fiscalité verte à proprement parler. Celle-ci requiert le respect de plusieurs critères, à savoir : incitation et encouragement des comportements verts, simplicité, clarté et cohésion du système de la fiscalité verte, association de la fiscalité verte et de la justice sociale, ou encore l'affectation des recettes vertes à  la protection de l'environnement et à la promotion du développement durable».

Ainsi, et si certaines conventions d’investissement (à partir de 100 MDH) peuvent prévoir des mesures d’encouragement spécifiques, une réorganisation générale du cadre législatif s’imposerait, ceci en engageant une réflexion générale et en incluant l’ensemble des intervenants. La spécialisation d’une entité administrative dans la gestion, la centralisation et l'évaluation de la fiscalité verte peut, par exemple, être envisagée.

Sur un autre registre, et dans le cadre de la stratégie nationale de régionalisation avancée initiée par Sa Majesté le Roi Mohammed VI, les régions seront amenées à développer des modèles qui leur sont spécifiques. Cela passe notamment par une fiscalité locale adaptée à chaque région. Les régions du Sud du Royaume, dans lesquelles des projets d’énergies renouvelables ont été initiés, peuvent, par exemple, opter pour la mise en place d’une stratégie axée sur la fiscalité écologique locale. Dans tous les cas, une attention particulière devrait être portée à une certaine innovation fiscale dans ce domaine.

 

F.N.H. : Cette mesure permettra-t-elle d'accélérer le passage à l’utilisation des énergies renouvelables dans le secteur de l'agriculture, balisant ainsi le terrain à la fin de la subvention du gaz butane prévu au Maroc ?

S. A. : L’exonération, introduite par la Loi de Finances 2019, de la TVA sur les ventes portant sur les pompes à eau qui fonctionnent à l’énergie solaire ou à toute autre énergie renouvelable utilisée dans le secteur agricole intervient dans un contexte général marqué par les différents efforts fournis par le gouvernement pour limiter l’utilisation du gaz butane subventionné, y compris dans l’agriculture marocaine. En effet, l’agriculture est doublement liée à l’énergie, puisqu’elle est énergivore, mais également productrice d’énergie.

C’est dans ce contexte que la problématique des énergies renouvelables est intéressante et prend toute sa place. Les énergies renouvelables peuvent constituer, à moyen et long terme, une vraie économie de coûts pour les exploitations agricoles et un bon complément de revenus pour celles-ci. Dans des régions rurales, par exemple, où on note un manque d’électrification, les énergies renouvelables peuvent constituer un bon moyen d’inclusion de la petite agriculture marocaine et du monde rural en général, en développant des systèmes agro-écologiques basés sur un développement durable.

Au Maroc, le gaz butane est fortement utilisé dans l’agriculture marocaine et notamment pour le pompage de l’eau. Et c’est là l’obstacle principal auquel est confronté le gouvernement pour mettre fin à la subvention prévue pour 2020. Le gouvernement est, en effet, confronté à la difficulté de trouver une alternative à l'utilisation du gaz butane.

En 2018, la subvention du gaz, du sucre et de la farine a coûté 17,65 milliards de dirhams à la caisse de compensation. Une opération a donc été initiée par le gouvernement, avec pour objectif de déterminer le volume réel de consommation de gaz des agriculteurs, et ce pour exploiter ces données dans le cadre du projet de généralisation de l'énergie solaire dans les campagnes. De lourds investissements seraient, dans ce sens, entrepris par le gouvernement afin de promouvoir l'usage de l'énergie solaire dans l'agriculture, comme énergie alternative au gaz butane.

Ainsi, lors d’une séance des questions orales à la Chambre des représentants en août 2017, le ministre de l’Énergie, des Mines et du Développement durable, Aziz Rebbah, a annoncé un premier programme s’étalant sur 5 ans mis en place en collaboration avec le ministère de l'Agriculture et de la Pêche maritime. Pour cela, une enveloppe de 2,3 milliards de dirhams sera allouée à ce programme de promotion de l'usage de l'énergie solaire en agriculture, qui permettrait à 100.000 hectares de terres agricoles d’en bénéficier à l’horizon 2021. Ce programme porte, justement, sur la subvention du pompage solaire utilisé en agriculture.

Dans le même sens, et en octobre 2018, le gouvernement, par la voie de Lahcen Daoudi, a annoncé son intention de mettre fin à l'utilisation du gaz butane subventionné dans l'irrigation des terres agricoles, et ce en optant pour le solaire.

Lahcen Daoudi a affirmé que le gouvernement étudie «les moyens de la mise en place d’un projet de reconversion de l’utilisation des bonbonnes de gaz par des plaques photovoltaïques et qu’une étude est actuellement en cours concernant le volet financier dans le but d'aider les agriculteurs à se doter de l'énergie solaire pour irriguer leurs cultures».

Tout ceci pour dire qu’à ce jour, cette stratégie n’est encore qu’à ses débuts, et pour mieux accompagner les agriculteurs dans cette transition énergétique, des systèmes utilisant et produisant les énergies renouvelables dans l’agriculture doivent être encouragés. Il existe, pour cela, une multitude de techniques qui régissent la production et la consommation d’énergies renouvelables.

Nous pensons, notamment, à la production et à la combustion de la biomasse pour les biocarburants, à la méthanisation, à l’éolien, au photovoltaïque, au PAC (géothermie et aérotherme), au récupérateur de chaleur ou encore au solaire et thermique.

Au Maroc, le pompage solaire est l'un des leviers de l’efficacité énergétique et du développement durable dans le secteur de l’agriculture. Il constitue, à ce jour, la technique d’énergie renouvelable la plus utilisée (fermes solaires Tata et UIR, centrale solaire Noor…). Les serres maraîchères équipées de panneaux solaires photovoltaïques constituent, également, un bon modèle de développement durable à développer. Du côté des partenariats, l’Institut de recherche en énergie solaire et énergies nouvelles (IRESEN) s’est allié aux Domaines agricoles, en octobre 2018, pour l’utilisation des énergies renouvelables dans le secteur agricole. Une convention de partenariat a ainsi été signée entre les deux parties. Celle-ci a pour but de développer des prototypes, des démonstrateurs et des pilotes utilisant les énergies renouvelables.

 

F.N.H. : D'après-vous, quel impact aura cette mesure sur le tissu du secteur agricole qui reste très dépendant de l'utilisation du gaz butane ?

S. A. : La mesure initiée par la Loi de Finances 2019 a, au moins, eu le mérite de faire prendre conscience aux différents agents de l’importance des considérations environnementales et des énergies renouvelables appliquées à l’agriculture. Et si ces mesures entreprises par le gouvernement pour accompagner les agriculteurs dans cette transition énergétique sont louables, celles-ci semblent insuffisantes et doivent être complétées par des incitations d’ordre fiscal, financier ou réglementaire.

A titre d’exemple, un pays comme la France a entrepris des réformes pour encourager les agriculteurs optant pour des systèmes utilisant ou produisant de l’énergie renouvelable et a prévu parfois des mesures spécifiques pour chaque système. L’Etat français a mis en place une politique d’incitation fiscale, financière et réglementaire et notamment pour l’éolien, le photovoltaïque, la biomasse ou encore le solaire thermique. Pour l’éolien, par exemple, l’Etat français a obligé EDF, dans le code de l’énergie, et ce jusqu’en 2015, à acheter la production produite par les installations utilisant l’énergie mécanique du vent, implantées à terre à un tarif fixé préalablement. A partir de 2016 et pour inciter les producteurs à vendre cette énergie sur le marché privé, l’Etat a mis en place un contrat de complément de rémunération où il s’engage à verser aux producteurs un complément au prix de vente afin d’atteindre un tarif cible.

Pour le photovoltaïque, l’Etat français garantit l’achat, à un prix supérieur aux énergies électriques conventionnelles, de toute la production d’électricité renouvelable par EDF ou une entreprise locale de distribution. Cette mesure, financée par le budget de l’Etat à travers le Compte d’affectation spéciale «Transition énergétique» alimenté par la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) et la taxe sur le charbon (TICC), a pour but de garantir la rentabilité des installations électriques renouvelables. Au Maroc, les taxes que nous avons citées précédemment (la taxe sur l’extraction des produits de carrière, la redevance sur l’exploitation des phosphates, la taxe spéciale sur le ciment, la taxe écologique sur la plasturgie, la taxe spéciale sur le fer à béton, la taxe spéciale sur le sable…) peuvent, par exemple, être allouées à des fins écologiques et environnementales, notamment dans l’agriculture.

Sur le plan fiscal, les équipements de production d’énergies renouvelables (éolien, photovoltaïque, solaire thermique) peuvent faire l’objet d’un amortissement dégressif. Le bien étant amorti plus rapidement que dans le cas d’un amortissement linéaire. Au Maroc, l’amortissement dégressif peut être appliqué à tout bien d’équipement lié à l’exploitation d’une société.

La transition énergétique dans le Royaume est bien lancée. Les acteurs économiques ont pris conscience de l’existence et de l’intérêt des énergies renouvelables appliquées à leurs domaines respectifs. L’agriculture et le monde rural devraient être les grands gagnants de cette évolution qui contribuera sans aucun doute à l’amélioration du revenu de l’agriculteur moyen et à la rationalisation de la dépense publique. ◆

 

 

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