Par Azeddine Akesbi, professeur au COPE
Sur une vingtaine d’années, la réforme éducative et son suivi ont renvoyé des messages persistants et paradoxaux : à chaque étape et départ importants de la réforme éducative, les pouvoirs publics lancent une initiative et fixent des objectifs ambitieux. Ensuite, après une période de mise en œuvre de cette politique, les résultats atteints s’avèrent au minimum décevants. Après, on relance une nouvelle conception de la politique éducative pour ensuite faire un constat similaire globalement d’échec. Ce scénario est devenu classique, récurent au moins depuis les années 2000.
Les contreperformances de la réforme éducative relèvent aussi bien de la dimension qualitative que quantitative. Le bilan a été fait à maintes occasions. Le public averti ou non est au courant des déperditions scolaires persistantes, de la faible qualité des apprentissages dans pratiquement toutes les matières et niveaux. Ils ont été constatés de manière répétitive par les tests nationaux et internationaux. De même, l’espérance de vie scolaire demeure anormalement faible même par rapport à des standards de pays comparables.
Au final, la population et le pays souffrent d’un déficit du développement du capital humain…. Depuis l’année 2000 et l’adoption de la Charte nationale de l’éducation et la formation (CNEF), le Maroc a pris connaissance d’un bilan globalement négatif de sa réforme éducative. Ce bilan documenté a été livré en 2009, notamment, par les soins du Conseil supérieur de l’enseignement (CSE, 2008, 2009), qui a évalué les résultats de la décennie de la réforme éducative (2000-2010). Le «nouveau souffle !» et le dépassement devaient être apportés par le Programme d’urgence (2009-2012); programme doté de moyens financiers et un encadrement plus consistants (sous la forme de projets avec des équipes de suivi). En 2014, des évaluations indépendantes et le rapport analytique du Conseil supérieur de l’enseignement (CSEFR, 2014)
1. sont parvenus à des constats et conclusions unanimes de non réalisation des objectifs du programme d’urgence. En plus des problèmes devenus habituels, comme les fortes déperditions scolaires et universitaires et les faibles niveaux des acquis, va s’ajouter la gouvernance problématique. Dans le même sens, la Cour supérieure des comptes (CSC) a produit un rapport accablant sur la mise en œuvre du programme d’urgence. En résumé, la CSC souligne que les résultats du programme d’urgence sont largement en deçà des objectifs ciblés : «…Il n’a pas eu, non plus, les impacts souhaités sur le système éducatif.» (CSC, 2018)
2. Ce rapport a également listé une série impressionnante de dysfonctionnements observés dans la gestion et la mise en œuvre du programme d’urgence. L’apparition avec force du caractère problématique de la gouvernance éducative a été certainement à l’origine de l’étude effectuée par le CSEFRS sur cette thématique (elle est encore dans les tiroirs). Cependant, malgré sa validation par les instances du Conseil, cette étude n’a pas été rendue publique.
A signaler que le CSEFRS, qui est censé jouer un rôle d’orientation et de conseil stratégiques, ne prend plus de décisions du fait du non renouvellement de ses membres après la fin du dernier mandat. Avec la Vision stratégique 2030 et la loi-cadre, le système éducatif risque de se trouver une fois de plus dans la répétition du même scénario (ce que nous n’espérons pas). Avec, en outre, une aggravation liée au contexte de la pandémie et un secteur malmené par l’enseignement et la formation à distance (décrochages, problèmes d’iniquités, qualité et suivi…).
Au-delà de tous les facteurs étudiés pour expliquer les échecs ou les résultats modestes atteints, une question se pose de manière récurrente; elle mérite toute notre attention : Comment expliquer que malgré les efforts dans la conception des politiques éducatives et les moyens plus ou moins importants mobilisés, les objectifs de la réforme sont restés hors de portée ?
Quelle responsabilité de la gouvernance centrale dans l’échec de la réforme éducative ?
Une piste pouvant permettre la compréhension de cette situation commence à s’imposer de plus en plus. Elle pourrait expliquer l’écart constant qui existe entre la conception de la politique conçue et les résultats décevants de sa mise en œuvre. Et de nous dire pourquoi la politique éducative ne parvient pas à être mise en place sur le terrain de manière satisfaisante ? Comme évoqué précédemment, plusieurs facteurs/causes sont connus comme : le manque de moyens et de bonnes conditions de travail, l’encombrement, l’insuffisance de la formation des gestionnaires locaux et des formateurs, etc. Tout ceci est connu depuis un certain temps.
Cependant, ce qui est moins étudié et discuté, c’est le rôle et la responsabilité de la gestion centrale de l’éducation. Il est urgent et vital d’explorer la gestion ministérielle (et ses structures centralisées) et sa responsabilité dans les faibles performances de la mise en œuvre de la réforme éducative. L’identification de la nature et les limites de cette gouvernance sont indispensables pour une meilleure compréhension du blocage de la réforme éducative. Cet exercice s’impose pour plus de clarté et pour introduire un minimum de reddition, tout en espérant sortir du cycle de l’échec !
Afin de contribuer à ce débat, je vais aborder un exemple concret, celui de la planification et de l’orientation et de l’institution qui est en charge de la formation dans ce domaine : le Centre d’orientation et de planification de l’éducation (COPE). Quelques mots du COPE Le COPE est une institution nationale qui existe depuis environ 60 années; elle est unique au Maroc et à l’échelle du monde arabe. Il assure une formation des cadres dans le domaine de la planification et de l’orientation scolaire et professionnelle. Il forme les conseillers en orientation ou en planification de l’éducation en deux années ainsi que les inspecteurs dans les mêmes spécialités. Depuis quelques années, le concours de recrutement au cycle des inspecteurs n’a pas été organisé sans qu’aucune explication ne soit fournie.
Le COPE a développé une coopération restreinte avec l’Institut international de planification de l’éducation (IIPE) et a bénéficié d’un intérêt de l’Unesco, qui a exprimé un souhait de consolider la formation et faire du COPE un centre régional agréé de formation des planificateurs de l’éducation. Cet intérêt se justifie par la rareté de ce type de formation à l’échelle internationale et de la région arabe. Le CSEFRS et les dispositions de la loi-cadre soulignent l’importance des besoins aussi bien en cadre de l’orientation qu’en ressources humaines en planification. Il faut ajouter aussi le besoin important et stratégique en formation de gestionnaires de l’éducation, filière pour laquelle le COPE dispose potentiellement de certains atouts. Malgré les besoins importants en cadres dans ces domaines, en 2015 et 2016, le concours de recrutement des stagiaires n’a pas été organisé et le COPE est resté vide. Ceci est également le cas cette année avec un concours qui est organisé en milieu d’année pour des stagiaires qui devaient commencer leur formation en septembre 2020 !
Quelle que soit l’appréciation qui est faite de la formation de cette institution, il y a lieu de souligner que le corps enseignant a considéré que des améliorations sont possibles et nécessaires et a exprimé ses prédispositions pour emprunter un processus de réforme et de rénovation. Certains problèmes relèvent du domaine de la formation, alors que d’autres sont liés à l’inadéquate utilisation et valorisation des ressources humaines, à la pratique professionnelle et à la gestion des cadres de la planification et de l’orientation par l’unique employeur : le ministère de l’Education.
Le COPE, une institution sous tutelle paralysante
Le principal texte réglementaire organisant la formation au COPE, date de 1987. Il définit la structure des programmes, le volume horaire, les niveaux, les conditions et les modalités d’accès au COPE. Il n’accorde pas d’autonomie budgétaire et offre très peu de marge de manœuvre sur le plan de la gestion propre. Le COPE dépend fortement des structures centrales de l’éducation nationale, qui définissent le nombre de postes budgétaires, ceux qui accèdent au COPE. Cette estimation du nombre de personnes à recruter n’est soumise à aucune analyse des besoins. La tutelle du ministère est souvent contraignante et peu réactive au point de faire annuler ou de laisser sans suite des initiatives de coopération (IIPE, Unesco…).
Des projets structurants n’ont pas été retenus et l’administration propre du COPE a été mise dans l’impossibilité de débloquer la situation. Par exemple, le potentiel de coopération avec les académies, avec la formation professionnelle ou les universités existe, mais le statut actuel du COPE n’offre pas les bases de partenariat. Au niveau pratique, les responsables administratifs et les enseignants au COPE se sont heurtés de manière récurrente à de nombreux problèmes comme:
1. Des difficultés d’adapter les cours et les volumes horaires en fonction des besoins réels des stagiaires;
2. De fixer d’avance les dates du concours pour éviter des difficultés à l’organisation de la formation : cette année, le concours a été fixé centralement, en février 2021, pour des stagiaires supposés être en cours au mois septembre 2020 ! Ainsi, les futurs admis devront commencer leur formation en milieu d’année scolaire sans pour autant qu’une révision du texte juridique organisant la formation au COPE n’ait été entamée comme prévu !
3. L’impossibilité de revoir les coefficients de certaines matières, leur pondération en vue d’assurer une formation pertinente et de qualité;
4. Allocation centrale des ressources humaines (ou leur recrutement) sans rapport avec une analyse des besoins, aboutissant paradoxalement à des doubles-emplois, des besoins non satisfaits et une sous-utilisation des moyens3. La tutelle centrale imposée au COPE a des implications dommageables sur le plan de la gestion et le fonctionnement de la formation. Alors que la formation a besoin de profils précis – ce qui manque, ce sont des formateurs qui peuvent consolider des matières qui constituent le cœur du métier de la planification et de l’orientation scolaire.
Or, régulièrement, le ministère a procédé à des «affections administratives» d’un personnel en surplus ou dont le COPE n’a aucun besoin évident. Comme s’il s’agissait pour le ministère d’une «réserve de recyclage». On a assisté aussi à des recrutements ouverts à des postes largement couverts par les enseignants disponibles au COPE (psychologie, sociologie, matières littéraires …). Par ailleurs, le déficit en ressources humaines concerne aussi le personnel administratif. Le directeur, le directeur adjoint, le secrétaire général au COPE ne bénéficient ni de secrétaires ni d’une assistance administrative. Pratiquement, tous les départs à la retraite ne sont pas remplacés et ils sont nombreux … Il est bien beau de parler des engagements de la loi-cadre !
Surprenant : un concours de recrutement en milieu d’année
Pour toute démarche au sein du ministère, le COPE doit passer par une unité administrative supposée assurer une coordination. En réalité, cette structure fonctionne comme un simple «Bureau d’ordre» qui, au lieu de faciliter la communication directe avec les décideurs, joue dans les faits un rôle de ralentisseur (pour ne pas dire plus). Au COPE et d’autres acteurs, certains s’interrogent sur la valeur ajoutée d’une telle structure tampon. En ce qui concerne le concours de cette année, en laissant de côté une interrogation légitime sur la pertinence des épreuves conçues de manière centrale, cette opération a été menée par une Direction centrale du ministère en faisant fi des textes qui organisent le concours du COPE et les responsabilités légales du COPE.
En faisant fi du non-respect de la procédure normale et réglementaire, il subsiste une question majeure qui demeure sans réponse : Quel ciblage de profils les épreuves retenues (et leurs items) ont visé ? Vu la grande diversité des populations nouvellement incluses dans le concours, et vu la nature des épreuves et items retenus, des statisticiens pourraient valablement suggérer qu’un tirage aléatoire aurait pu obtenir une meilleure sélection. Se rajoutent des oraux organisés à distance à des centaines de candidats, avec des jurys hétérogènes non nécessairement initiés aux requis de la planification et de l’orientation scolaires.
En outre, si ceux qui sont retenus au concours rejoignent la formation au COPE, ils vont être libérés des classes en milieu d’année et leurs élèves respectifs ne bénéficieraient pas de leur enseignement. Ils auraient une formation qui est actuellement dimensionnée pour une promotion de 30 stagiaires en orientation (gonflée pour 380 et sans moyens additionnels). Il faut dire aussi que ces 380 prévus admis vont laisser leurs classes à juste trois mois de la fin de l’année scolaire. En fait, l’enseignement sera principalement à distance et pour à peine la moitié de la durée normale de formation. Un minimum d’organisation aurait permis l’organisation (justement la planification qui manque) du concours à un moment plus adéquat.
La multiplication des effectifs de recrutés par 12 sans moyens conséquents !
Il n’y a pas si longtemps, nous avons connu un ministre de l’Education qui, pratiquement, considérait que les orienteurs ne «faisaient rien» et leur formation n’est pas une priorité. Nous avons, aussi, vécu des tentatives de déplacer» la formation du COPE vers des institutions à vocation pédagogique sans expérience avec le domaine de la planification ou de l’orientation, etc. Aujourd’hui, nous avons affaire à un département de l’Education qui considère qu’il existe un déficit en cadres de l’orientation, au point de multiplier les effectifs des recrutés par 10. Formidable ! Sur la valorisation de l’orientation ou la planification un consensus existe.
Après beaucoup d’incertitudes, le COPE a entamé une discussion avec le ministère (l’Unité de coordination). Une longue période de débat et de discussions a été couronnée par un séminaire sur la réforme du COPE le 3 et 4 mars 2020. Ce séminaire a connu la participation d’un grand nombre de professionnels, non seulement dans les domaines de la planification et l’orientation, mais aussi de certains centres de formation des cadres affiliés au ministère et des décideurs des niveaux provincial, régional, central. Les principes et les composantes de la réforme ont été consignés dans une synthèse mise à la disposition du ministère. Les modalités de la réforme ont été détaillées, mais résumés en quatre axes :
i. La consolidation des ressources humaines mises à la disposition de la formation au COPE - pas les doubles emplois ! –, dans les disciplines qui portent sur le cœur des métiers de l’orientation et de la planification de l’éducation.
ii. L’engagement de l’amélioration qualitative et le côté pratique de la formation au COPE (stages, situation de formation pratiques…).
iii. L’adoption d’un statut qui permet de promouvoir l’autonomie de gestion de l’établissement et ses ressources financières. L’efficacité de la gestion éducative ne peut être assurée par une gouvernance basée sur des circulaires, pas toujours pertinentes et bien informées.
iv. Autoriser et permettre au COPE de se situer à une économie d’échelle plus large et travailler pour l’ensemble des besoins du secteur éducatif et de la formation. Une première conséquence de ce qui a été adopté suppose un travail fin et approfondi sur les profils à recruter. Ceci a été ignoré et les premières mesures prises par le ministère au niveau central vont à l’encontre de la réforme et des orientations adoptées collectivement.
La multiplication des effectifs des recrutés sans moyens conséquents fait courir de grands risques de détérioration de la qualité de la formation des planificateurs et orienteurs. Ceci comporte également le risque de casser le potentiel d’une institution unique dans le monde arabe et que de nombreux pays auraient bénéficié de l’existence de son équivalent. Qui sera responsable des dégâts de ces dispositions et mesures précipitées ? Quels enseignements faut-il tirer de cette gestion centralisée ? Est-elle guidée par un agenda politique spécifique, individuel ou catégoriel ?
L’intérêt du pays est de renforcer, de consolider des formations qui jouent un rôle central dans le développement du système éducatif, de doter l’institution de formation des attributions qui assurent son développement. Le COPE aurait pu être chargé de former pour tout le secteur éducatif, ce qui peut constituer une option stratégique pour l’ensemble du secteur éducatif; mais cette perspective suppose l’adoption d’une gouvernance qui favorise l’autonomie et la responsabilité.
1- CSEFRS, 2014, La mise en œuvre de la charte nationale d'éducation et de formation 2000-2013. Acquis, déficits et défis.
2- Rapport relatif à l’évaluation du programme d’urgence -Ministère de l’éducation nationale3- Une situation qui ressemble à celle que la Cour supérieure des comptes a identifié – au sein de l’éducation nationale - comme le paradoxe du déficit et de l’excédent des enseignants.