Par Mustapha SEHIMI, Professeur de droit (UM5, Rabat), politologue
A n'en pas douter, l'investissement est aujourd'hui la «mère des batailles». Ce qui pose, entre autres, cette double question : quelles politiques d'encouragement dans ce domaine ? Et quelle amélioration du climat des affaires ? Devant la Chambre des représentants, le 17 octobre, en réponse à des parlementaires, Mohcine Jazouli, ministre délégué, a fait le point à cet égard : simplification de 22 mesures, réduction de 45% des documents demandés dans les dossiers d'investissement. Cela suffit-il pour autant ? Il reste par exemple le projet d'interconnexion entre l'interface CRI Invest (une plateforme de services en ligne) et Rokhas en charge des autorisations. Ce serait «en cours »... En tout cas, pour les dix premiers mois de 2022, la Commission nationale des investissements présidée par le Chef du gouvernement s'est réunie pas moins de six fois. Elle a examiné 65 conventions d'investissement et en a retenu 58 - une enveloppe financière de 39 milliards de DH (MMDH) et la création prévue de quelque 17.000 emplois.
Qu'en est-il des outils spécifiques pour les MRE, comme l'a recommandé instamment le Souverain dans son discours du Trône du 30 juillet dernier ? Les transferts de cette communauté, de 93 MMDH en 2021, vont dépasser les 100 MMDH en 2022, selon les prévisions actuelles (Bank Al-Maghrib, Office des changes). Mais 90% de ces transferts ne sont pas orientés vers l'investissement; pour les 10% orientés dans ce secteur, seuls 2% d'entre eux visent les investissements productifs. Que faire pour corriger cette situation ? Il est prévu une cellule spécialisée dans l'accueil et l'orientation des Marocains du monde, «MDM Desk»; de même, le Fonds de la promotion des investissements MRE, «MDM Invest» est appelé à être redynamisé. Mais quand ?
Confrontation aux réalités
L’heure est à la confrontation aux réalités. Le chef de l'exécutif tient désormais un autre discours. Après l'optimisme voire l'autosatisfaction de son discours à l'Université d'été des jeunes de son parti, le 8 septembre dernier, à Agadir, une autre séquence. Voici quelques jours en effet lors de la séance sur les questions de politique générale, il a fait ce constat en soulignant au passage que son cabinet met en œuvre tous ses engagements de manière concrète : «Les difficultés sont énormes et nous ne savons pas ce qui nous attend». Après une première année de «bachotage» gouvernemental, pourrait-on dire, marquée surtout du sceau d'annonces, ce cabinet est désormais au pied du mur : il ne peut plus invoquer le passif de dix ans d’immobilisme des deux cabinets islamistes du PJD; il n'est plus fondé à invoquer cet argument; il est tenu à lancer et à dynamiser les réformes promises qui d’ailleurs sont incontournables. Le veut-il ? Il le déclare et l'on peut lui faire crédit; mais le peut-il tant il est vrai qu'il y a des prérequis à réunir pour espérer avoir des résultats à terme.
L'idée d'un Pacte national pour l'investissement est l'une des voies paraissant être une priorité. L'annonce en a été faite par SM le Roi à l'ouverture de la session d'automne du Parlement, le 14 octobre courant. Un double objectif d'ici 2026 : 550 MMDH d'investissement et création de 500.00 emplois. Une forte ambition; elle est nécessaire pour galvaniser les énergies et promouvoir toutes les potentialités. Mais avec quels leviers et quelles politiques publiques d'accompagnement et de promotion ? Pour l'heure, au terme du premier semestre 2022, force est de faire ce constat : les défaillances d'entreprises ont progressé de 10% environ, soit plus de 5.600 unités. Un fait conjoncturel compensé cependant par le bon rythme de croissance des créations d'entreprises, selon une étude d'Inforisk. Le problème regarde surtout les TPME bien fragilisées, notamment par suite de l'allongement des retards de paiement qui frappe celles opérant surtout dans le secteur du commerce, des BTP et de l'immobilier. Dans cette même ligne, les statistiques monétaires de Bank Al-Maghrib publiées à la fin juillet enregistrent une hausse des impayés de 6,4% à hauteur de 88,85 MMDH, soit une augmentation de 5,3 MMDH.
Pour 2023, le gouvernement compte accentuer son effort d'investissement. Il est question ainsi de crédits de paiement de 106 MMDH contre 87 MMDH en 2022 (+ 21%). Il faut y ajouter les crédits d'engagement pour 2023 et les années suivantes d'un montant de 72 MMDH et 12 autres MMDH de crédits engagés mais non ordonnancés au 31 décembre 2022. Au total, pour ce qui est des administrations, globalement pour 2023, il est prévu une enveloppe globale de 300 MMDH pour les investissements publics contre 245 MMDH en 2022, soit une forte hausse de 55 MMDH répartis comme suit : 140 MMDH pour les investissements des établissements et entreprises publics, 19 MMDH pour les collectivités locales, et 140 MMDH pour les investissements locales et 45 MMDH au titre du Fonds Mohammed VI; il faut y ajouter les investissements des comptes spéciaux du Trésor et des Segma.
Par-delà le PLF, des missions
Des interrogations subsistent à cet égard. La première d'entre elles a trait à l’efficience de l’investissement. Depuis des années, en tendance au moins décennale, le Maroc a un des taux d'investissement les plus élevés dans le monde : la formation brute du capital fixe représente ainsi en moyenne 30% environ. Mais elle reste médiocre pour ce qui est de son efficience selon un benchmark de pays de référence. L'indicateur le plus significatif est ICOR (Incrémental Capital Output Ratio), lequel se situe à 6 ou 7 points. Il s’ensuit qu’un point de croissance nécessite une augmentation de cet ordre-là, de 6-7 points d’investissement. Un chiffre élevé en comparaison avec des pays comme la Turquie et ou l'Espagne autour de 5 points sans parler d'autres dans la fourchette de 3-4 points. Autre interrogation : les capacités de réalisation des investissements. Celle-ci reste globalement dans un trend de 70 à 80% au plus, ce qui veut dire que les chiffres des Lois de Finances en fin d'exercice sont en deçà des prévisions de départ. L'idée d'un nouveau «business plan» de la Loi de Finances et de l'investissement est sans doute à revoir. Des économistes plaident dans ce sens sans être encore entendus. Le CMC a lui aussi appelé à une nouvelle méthodologie. Il a ainsi recommandé de distinguer entre l'investissement public et l'investissement privé pour mieux appréhender la contribution de chacun d'entre eux dans la formation brute de capital fixe (FBCF). De plus, cela permettrait un meilleur contrôle du parlement qui ne délibère, aujourd'hui, que pour ce qui est du budget de l'Etat…
Reste encore cette dernière interrogation : une nécessaire refonte de la nature et de la structure même de la Loi de Finances. Les budgets sont cloisonnés, distinguant seulement les départements ministériels. Ne conviendrait-il pas, au-delà de ce premier niveau, de définir aussi des missions enjambant les ministères et inscrits dans une perspective de court et de moyen terme ? Il s'agit dans le même temps de mettre en place une nouvelle méthodologie priorisant sur plusieurs années de grandes réformes structurelles et les chantiers qui y sont retenus. Cela poussera fortement à une réflexion sur une politique économique, avec de la visibilité et de la lisibilité tellement nécessaires pour le climat d'affaires et l'attractivité de l'économie nationale. Une programmation triennale ? Pourquoi pas ! Des prévisions. Des hypothèses. Et des axes. Une autre gouvernance sans doute : innovante mais tellement efficiente...