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Abandon du Franc CFA: «Personnellement, je ne crois pas en l’Eco»

Abandon du Franc CFA: «Personnellement, je ne crois pas en l’Eco»

La sortie du franc CFA soulève de nombreuses questions et suscite des débats passionnés en Afrique. Entre aspiration à la souveraineté monétaire et craintes de déstabilisation économique, le Sénégal est à un moment charnière. Quels en seraient les avantages et les inconvénients, et comment cette transition pourrait-elle impacter les secteurs clés de l'économie sénégalaise ?

Décryptage avec l’économiste international Magaye Gaye.

Propos recueillis par D. William

Finances News Hebdo : Quels sont, selon vous, les principaux avantages et inconvénients économiques pour le Sénégal de sortir du franc CFA ?

Magaye Gaye : La sortie du franc CFA représente l’expression de la souveraineté nationale. Aujourd'hui, tous les grands pays, à l'exception d’ensembles monétaires comme par exemple l'Union européenne et la zone Franc (UEMOA), disposent de leur propre monnaie. Les statistiques montrent que seulement 7% du système monétaire international sont constitués de pays qui partagent une monnaie communautaire, ce qui confirme que cette situation est une exception. Le premier avantage de sortir du franc CFA est donc la souveraineté. La monnaie nationale permettrait une expression autonome de la politique économique, qui est un ensemble de mesures visant une croissance harmonieuse, une maîtrise de l'inflation, et une gestion efficace des déficits commerciaux et budgétaires, accompagnées de politiques d'emploi cohérentes.

En adoptant une monnaie nationale, le Sénégal pourrait bénéficier d'une flexibilité accrue. Actuellement, le franc CFA est arrimé à un Euro fort par une parité fixe, ce qui gêne les exportations. En ayant une monnaie propre, le Sénégal pourrait ajuster son taux de change en fonction de ses objectifs économiques, comme le fait la Chine. Cela permettrait de stimuler les exportations et de limiter les importations si nécessaire, tout en ayant une incidence positive sur l'endettement en devises étrangères, souvent libellé en dollars. Cependant, cette indépendance monétaire comporte des risques. Le Sénégal pourrait être exposé à des fluctuations de change, ce qui serait déstabilisant. La transition vers une monnaie nationale nécessite donc des réformes structurelles profondes pour préparer l'économie et augmenter ses capacités budgétaires. Surtout qu’aujourd'hui le franc CFA handicape les exportations des pays de la zone «Franc», lesquels ne sont pas très compétitifs. Le Sénégal pourra ainsi, en fonction de ses objectifs d'industrialisation, utiliser sa monnaie comme un levier de croissance.

En ce qui concerne les inconvénients, nous sommes actuellement dans un contexte inflationniste extrêmement préoccupant, et le Sénégal, comme beaucoup d'autres pays, fait face à un risque lié à la hausse du Dollar. Les autorités de la Réserve fédérale ont, en effet, décidé d'augmenter les taux directeurs pour maîtriser l'inflation. Cela a pour effet de renforcer le Dollar américain et, par conséquent, d'affaiblir les monnaies nationales, posant des problèmes en termes de service de la dette. Voilà un premier inconvénient majeur.

Un autre inconvénient est que le Sénégal n'est pas encore prêt. La monnaie est normalement le corollaire de la politique économique, or la politique économique du Sénégal est encore extrêmement dépendante de l'extérieur. L'économie sénégalaise est extravertie et présente une balance commerciale structurellement déficitaire depuis les indépendances. Elle dépend largement de l'agriculture, et 70% des agriculteurs ne travaillent que trois mois sur douze. Les fleurons industriels sont en difficulté, l'économie est gangrénée par la corruption et est faiblement financée également, à hauteur de 30 à 31%, alors que des pays comme le Maroc sont à plus de 60%. Dans ce contexte, il est crucial de bien préparer l'économie en menant des réformes structurelles profondes, en augmentant nos capacités budgétaires et en instaurant un  «État capitaine» pour impulser ces changements avant de pouvoir envisager la création d'une monnaie nationale.

 

F.N.H. : Concrètement, quels seraient les impacts à court et à long terme sur les secteurs clés de l'économie sénégalaise, tels que l'agriculture et l'industrie, en cas d'abandon du franc CFA ? 

M. G. : L’abandon du franc CFA ne peut être que bénéfique pour les économies. D'abord, c'est une monnaie qui a beaucoup d'inconvénients. Je parlais plus haut de parité fixe arrimée à l'Euro qui gêne l'économie en termes d'exportation et mine sa compétitivité. La deuxième chose est que ça freine l'intégration entre les trois zones, à savoir la Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale (CEMAC), l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et les Comores. Troisièmement, la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) a une politique monétaire très conservatrice, avec des ratios prudentiels qui handicapent le financement. De plus, les taux de sortie au niveau de l’UEMOA tournent autour de 9-11%, alors que dans la zone Euro, ils ne dépassent guère les 5-6%. Cela veut dire que quelque part il y a des dysfonctionnements en termes de politique monétaire. Pour répondre à votre question, je pense que l'abandon du franc CFA pourrait être bénéfique pour les secteurs clés de l'économie sénégalaise. Dans l’agriculture, une monnaie nationale permettrait d’instaurer une discipline monétaire et budgétaire plus importante, favorisant ainsi la transformation agroindustrielle. Le Sénégal pourrait réorienter ses crédits et réserves de change en fonction de ses objectifs de politique économique, en mettant notamment l'accent sur la transformation et la conservation des produits agricoles. De son côté, le secteur industriel bénéficierait de la flexibilité monétaire, permettant d’ajuster le coût des intrants et des équipements importés en fonction des besoins économiques. Cette «manipulation» du taux de change pourrait rendre les produits sénégalais plus compétitifs sur le marché international.

 

F.N.H. : Comment le Sénégal pourrait-il éviter les risques d’instabilité monétaire et de fuite des capitaux qui peuvent découler d’un abandon du franc CFA, tout en garantissant la confiance des investisseurs ? Quels mécanismes de sauvegarde devraient être mis en place pour protéger l'économie sénégalaise des chocs externes ?

M. G. : Pour éviter l'instabilité monétaire et la fuite des capitaux, il est crucial que le Sénégal mette en place une gestion économique rigoureuse. Cela implique de mener des réformes structurelles pour diversifier l'économie, promouvoir la bonne gouvernance et maîtriser les coûts énergétiques. Il est aussi essentiel de renforcer les réformes budgétaires, fiscales et judiciaires pour améliorer l'environnement des affaires. Le Sénégal devrait également diversifier ses partenaires économiques pour réduire sa dépendance au Dollar et encourager une intégration régionale plus poussée, surtout quand on sait que le commerce intraafricain ne représente que 15% des transactions opérées par le continent contre 60% au sein de l’Europe. De plus, la future Banque centrale du Sénégal doit être totalement indépendante du pouvoir politique pour garantir une gestion monétaire saine. Cela pourrait inclure l'institution d'une unité de fabrication de billets au niveau national, tout en assurant une utilisation transparente et responsable des réserves de change. Cela, sans oublier de tenir compte du secteur informel qui échappe aux objectifs de quantification monétaire.

 

F.N.H. : Comment le Sénégal peut-il renforcer ses réserves de change et consolider ses finances publiques afin de garantir une transition monétaire réussie ?

M. G. : Il n'y a pas de solution miracle pour renforcer les réserves de change. Il est crucial que le Sénégal augmente ses exportations en transformant les produits à faible valeur ajoutée et en les vendant en devises fortes comme le Dollar ou l'Euro. Cela dépendra de la mise en place d'une politique économique efficace par le gouvernement. Pour consolider les finances publiques, il est nécessaire de respecter les critères de convergence, comme maintenir les déficits budgétaires en dessous de 3% du PIB et l'endettement à 70% du PIB. Par exemple, le gouvernement sortant du Sénégal donnait l’impression de faire ce qu’on appelle dans notre jargon en wolof, le «soul bouki, souli bouki», c’est-à-dire s’inscrire dans un cycle d’endettement récurrent en empruntant pour payer les échéances à maturité. D’ailleurs, aujourd’hui, le taux d’endettement du Sénégal tourne autour de 80%, ce qui est largement au-delà des 70% définis par l’UEMOA. Donc, il faudrait mener des réformes structurelles afin de contenir le déficit budgétaire. Cela passe par deux éléments essentiels à mon humble avis  : d'abord, il faudra consolider les ressources existantes; ensuite, élargir l'assiette fiscale en allant vers le secteur informel, réduire les exonérations fiscales non justifiées et renégocier les contrats conclus par le Sénégal pour maximiser les revenus. A travers un plan d’ajustement structurel interne, une cure d'austérité pourrait également être nécessaire pour éliminer les dépenses inefficaces et se concentrer sur des projets rentables. Enfin, je suis en train de plaider, en tant qu’économiste, pour que les institutions de Bretton Woods puissent accorder au Sénégal la possibilité de restructurer la dette publique pour alléger les charges financières (abandon des pénalités et des intérêts de retard, consolidation des intérêts normaux en capital dans les entreprises publiques pour permettre à ces institutions d’avoir un œil sur la gouvernance de ces sociétés) et assurer une gestion plus rigoureuse des finances publiques. Raison pour laquelle je propose depuis quelque temps l’instauration d’une clause de responsabilité et de vigilance afin d’amener les bailleurs de fonds internationaux à être beaucoup plus regardants sur l’octroi de financements à connotation politique ou non rentables.

 

F.N.H. : Faut-il privilégier une transition collective avec l'UEMOA et la CEDEAO ? Cette approche est-elle réaliste et viable économiquement ?

M. G. : Oui, une transition collective au travers de l'UEMOA est souhaitable, mais sous certaines conditions. La première est que la France réduise son influence sur les questions monétaires. Les pays de l'UEMOA doivent s'approprier pleinement leur Banque centrale, avec une monnaie dont le nom va changer et des réserves domiciliées au sein de banques qui nous offriront des taux de placement plus intéressants. Il faut donner beaucoup plus de pouvoir à la BCEAO et rompre définitivement le cordon ombilical avec la France. Cependant, une transition au niveau de la CEDEAO semble moins réaliste. Personnellement, je ne crois pas en l’Eco en raison des disparités budgétaires et économiques entre les différents pays, que l’on peut classer en trois sous-zones, notamment les pays anglophones, francophones et lusophones. Les pays anglophones ont un problème de discipline budgétaire, notamment en termes de respect des ratios de convergence. La zone CFA semble nager à contrecourant des intérêts supérieurs de la CEDEAO, raison pour laquelle l’Eco est encore bloquée, certains pensant que c’est la France qui tire les ficelles. Il faut savoir qu’une CEDEAO dirigée par le Nigeria, avec une seule monnaie, signifie une perte totale de la souveraineté française au niveau de l’Afrique de l’Ouest. Les défis liés à l'intégration régionale et à l'industrialisation doivent également être relevés avant d'envisager une monnaie unique régionale viable. Tout cela fait que l’Eco, annoncée en 2020, n’a pas encore vu le jour.

 

F.N.H. : La réforme de 2020 du franc CFA a supprimé certaines obligations vis-à-vis de la France. Pourquoi, selon vous, ces réformes n'ontelles pas suffi à dissiper les critiques, et que faudrait-il pour que la création d’une nouvelle monnaie réponde mieux aux besoins économiques des pays ouest-africains ?

M. G. : Les réformes de 2020 n'ont pas suffi à dissiper les critiques car elles ont été perçues comme superficielles. La France a ratifié cette réformette avant même les pays africains concernés, ce qui a suscité des doutes sur les intentions qui sous-tendaient cette décision. La France devait logiquement sortir de la gouvernance du franc CFA. Or, ce n’était pas concrètement le cas. Par ailleurs, la France a suggéré de maintenir la garantie de convertibilité. Mais peut-elle maintenir cette garantie sans avoir elle-même une contre-garantie ? N’étaientce pas, en contrepartie, les réserves de change qui allaient être utilisées de manière diffuse, malgré les accords, pour donner une contre-garantie par rapport à la garantie de convertibilité qu’apporterait la France ? Tous ces éléments ont créé de la suspicion chez les Africains et engendré une profonde crise de confiance avec la France. Pour que la création d'une nouvelle monnaie réponde mieux aux besoins économiques des pays ouest-africains, il est nécessaire de garantir une véritable indépendance monétaire. Cela implique de mettre en place une banque centrale indépendante, de renforcer la transparence et la bonne gouvernance et de s'assurer que les réserves de change sont gérées de manière autonome et responsable.

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