Stress hydrique: «Plusieurs périmètres souffrent aujourd’hui d’un déficit structurel»

Stress hydrique: «Plusieurs périmètres souffrent aujourd’hui d’un déficit structurel»

La situation critique que vit le Maroc justifie largement la mise en place de la Stratégie nationale de l'eau. Les dernières précipitations sont de bon augure, mais ne résorbent pas le déficit hydrique devenu structurel.

Entretien avec Asmae Khamlichi, ingénieur d’Etat en génie rural et CEO du cabinet conseil Aqualtis.

 

Par Ibtissam Z.

Finances News Hebdo : Tout d’abord, dresseznous la situation hydrique au Maroc ?

Asmae Khamlichi : Nous vivons au Maroc une situation de stress hydrique structurel causée par la succession de plusieurs années de sècheresse. Au-delà d’être un simple constat climatologique, cette situation implique de lourdes répercussions à la fois économiques, sociales et environnementales. Certes, la sécheresse au Maroc ne date pas d’hier, les premiers épisodes enregistrés remontent aux années 50. Mais ce qui change aujourd’hui, c’est la fréquence d’apparition de ces épisodes, dans un contexte marqué par une évolution exponentielle de la demande en eau. Et ce, suite à la croissance démographique et au développement économique. Les ressources en eaux disponibles peuvent être réparties en deux catégories : les ressources de surface mobilisables à partir de cours d’eau, de lacs naturels ou de barrages et les ressources souterraines que sont les nappes phréatiques alimentées à partir des écoulements de surface. Ces nappes sont à différencier des nappes fossiles, qui sont également des ressources souterraines mais non renouvelables ou dont le renouvellement se fait sur une très longue durée. Les ressources en eau renouvelables sont appréciées à travers le volume des apports annuels nets moyens. Ces apports varient en fonction de la série d’observation considérée : si nous prenons la série datant de 1945 à 2023, l’apport moyen annuel serait d’environ 11,5 milliards de m3 (MMm3 ). Par contre, ce même apport ne serait que de 7,2 MMm3 si la série se limite aux 10 dernières années et sa valeur chuterait encore à 5,2 MMm3 pour la série plus réduite des 5 dernières années. Il est également très intéressant de souligner le critère variable de ces apports, qui se caractérisent par une grande disparité territoriale, avec plus de 70% des apports concentrés sur moins de 15% du territoire.

Pour mobiliser les ressources superficielles, le Maroc dispose de 153 grands barrages dont la capacité globale de stockage atteint les 20 MMm3 et de 141 barrages collinaires répartis sur tout le Royaume, dont la capacité globale de stockage avoisine les 100 millions de m3 (Mm3 ). Cependant, le taux de remplissage des barrages n’est que de 31,79%. Les bassins les plus touchés sont ceux de la Moulouya, de BouregregChaouia, d’Oum Errabii, de Souss-Massa, de Draa- Oued Noun et de Ghir-Ziz-Ghris, avec un taux de remplissage moyen ne dépassent pas les 25%. S’agissant des ressources souterraines, le Maroc dispose de 132 nappes, dont 32 profondes. Les nappes phréatiques connaissent un rabattement important d’année en année, en témoigne une baisse de 5 m en une année dans la nappe de Tadla par exemple. L’état des ressources hydriques pâtit également d’une demande conséquente estimée à 16 MMm3 , dont 14 MMm3 pour les besoins d’irrigation, 1.7 MMm3 destinée à l’alimentation en eau potable, et quelque 300 Mm3 pour les besoins industriels.

Il y a lieu de signaler dans ce cadre que les besoins en eau potable sont satisfaits à hauteur de 98,5%, dont 1 MMm3 à partir des ressources de surface et le reste à partir des eaux souterraines. Quant au secteur agricole, il reste de loin le plus touché par la pénurie d’eau avec une dotation annuelle ne dépassant pas le 1 MMm3 l’année passée à partir des eaux de surface. Notons que pour les besoins industriels, des efforts considérables sont déployés pour satisfaire les besoins des opérateurs à partir des eaux non conventionnelles (dessalement et réutilisation des eaux usées épurées). A titre d’exemple, le groupe OCP assure ses besoins en eau en circuit fermé et assure même l’approvisionnement en eau potable des villes de Safi et d’El Jadida à partir des eaux dessalées des stations de Safi et de Jorf Lasfar. L’autre exemple est celui du groupe Managem qui est en train d’exécuter la plus longue adduction en eau traitée réutilisée au Maroc pour l’alimentation de ses activités minières dans la région de Souss-Massa à partir de la Step d’Agadir.

 

F.N.H. : Plusieurs mesures d'urgence ont été mises en place dans le cadre de la Stratégie nationale de l'eau. Ces démarches suffiront-elles pour résorber le déficit hydrique devenu désormais structurel ?

A. Kh. : Effectivement, pour faire face au stress hydrique, le Maroc a mis en place ces dernières années une batterie de mesures déclinées dans le Programme national d’approvisionnement en eau potable et d’irrigation 2020-2027 (PNAEPI). Ce programme ambitionne de sécuriser l’approvisionnement en eau potable, la rationalisation de la demande, notamment agricole, ainsi que la lutte contre les effets des changements climatiques. Doté initialement d’une enveloppe globale de 115 MMDH, son budget est passé à 143 MMDH en 2023. Le PNAEPI s’articule autour de cinq axes : Axe 1 : Le développement de l’offre en eau à travers :

• La création de 18 nouveaux grands barrages et la surélévation d’autres barrages existants, ce qui portera le volume total de stockage à 27 MMm3 à l'horizon 2027. Parallèlement aux grands barrages, un ensemble de petits barrages et de lacs collinaires seront exécutés pour satisfaire les besoins d’irrigation, d’adduction en eau potable (AEP) ou d’abreuvement du cheptel.

• La connexion entre les bassins hydrauliques du Royaume contribuerait également à atténuer les effets néfastes de la sécheresse et à améliorer l’offre en l’eau dans les bassins souffrant d’un déficit structurel.

Il y a lieu de signaler que plusieurs projets sont achevés ou en cours d’exécution actuellement : Citons par exemple la connexion entre les bassins de Sebou et de Bouregreg qui permet aujourd’hui d’alimenter les villes de Rabat, Témara, Skhirate, Mohammedia et toute la zone Casa-Nord en eau potable.

• Le renforcement de l’offre en eau passera aussi par la mobilisation de ressources non conventionnelles, notamment le dessalement de l’eau de mer. Le Maroc dispose actuellement d’une vingtaine de stations de dessalement permettant de fournir un volume annuel de 192 Mm³ principalement destiné à l’AEP. Aussi, le PNAEPI prévoit l’extension de plusieurs stations et la mise en place de 16 nouvelles stations de dessalement, ce qui ramènera le volume global disponible à 1,4 MMm3 , dont 750 Mm3 destinés à l’AEP, 490 Mm3 à l’irrigation et 187 Mm3 aux besoins industriels.

Axe 2 : La gestion de la demande et la valorisation de l’eau, et ce à travers la mise en place d’un système de suivi efficace et efficient visant à réduire les pertes d’eau dans les adductions et les réseaux de distribution d’eau potable et d’irrigation.

Axe 3 : Le renforcement de l’approvisionnement en eau potable en milieu rural : l’approvisionnement en eau potable dans le monde rural est grandement menacé par la succession des années de sécheresse. En effet, les localités et les centres ruraux sont approvisionnés, dans la plupart des cas, à partir des ressources souterraines dont les débits ont connu une nette diminution, voire même un tarissement en raison de leur surexploitation. A cet effet, le PNAEPI vise la sécurisation de ces localités moyennant leur approvisionnement à partir des eaux de surface. Dans ce cadre, plusieurs projets de raccordement aux barrages sont en cours d’étude ou d’exécution. D’autres mesures telles que les barges flottantes sur les retenues des barrages qui connaissent une baisse de niveau ou l’utilisation de monoblocs de traitement des eaux saumâtres sont également mises en place.

Axe 4 : La réutilisation des eaux usées épurées : il s’agit d’une ressource non conventionnelle principalement utilisée pour répondre aux besoins des villes et des centres urbains en matière d’arrosage des espaces verts, ou pour ceux de l’industrie. Le Maroc dispose aujourd’hui d’un potentiel de 800 Mm3 d’eau traitée réutilisable, mais n’en réutilise actuellement que 40 Mm3 . Il y a lieu de signaler que le PNAEPI prévoit la réutilisation d’un volume global de 100 Mm3 à l’horizon 2027. Il y est prévu que la réutilisation soit étendue à l’agriculture, notamment l’arboriculture.

Axe 5 : La communication et la sensibilisation : il s’agit de campagnes de sensibilisation et de communication ayant pour finalité d’informer les utilisateurs de l’eau de l’importance de rationaliser leurs comportements et d’inciter les citoyens à modifier leurs pratiques au quotidien afin de diminuer le gaspillage des ressources en eau.

F.N.H. : Le secteur agricole est le plus touché par la pénurie d’eau. Quels sont les choix stratégiques qui s’offrent à ce secteur ?

A. Kh. : Effectivement, le secteur agricole reste le plus

affecté par la succession des années de sécheresse. Certes, les investissements et les programmes déployés ont permis d’optimiser la demande en eau d’irrigation. Toutefois, plusieurs périmètres souffrent aujourd’hui d’un déficit structurel. Il est important de rappeler ici, qu’au-delà de sa contribution dans le PIB national, le secteur agricole revêt une grande importance pour le maintien de la paix sociale au Maroc, que ce soit en assurant la sécurité alimentaire du pays, ou bien en garantissant à la population rurale un revenu décent : plus de 70% de la masse active rurale travaille dans le secteur primaire. Je saisirai l’occasion également pour souligner l’importance des périmètres de la grande hydraulique au Maroc. Ces périmètres aménagés s’étalent sur une superficie d'environ 700.000 ha à travers tout le Royaume. Ils constituent un actif d’une grande valeur, ayant bénéficié d’investissements conséquents étalés sur des décennies et, par conséquent, accumulé un savoir-faire précieux. Le maintien de l’irrigation dans ces périmètres est donc primordial. Pour ce faire, différentes stratégies sont déployées, notamment : • la connexion entre les bassins hydrauliques; • la réorientation des affectations des eaux de surface suite à l’utilisation croissante des eaux dessalées, ce qui permettrait de réserver une grande partie des ressources en eau de certains barrages aux besoins d’irrigation; • la réduction des déperditions physiques par la poursuite des programmes de mise en place de systèmes d’irrigation économes en eau et de gestion efficace et efficiente des réseaux de distribution. Ces actions vont permettre de conférer au secteur agricole une certaine résilience aux effets délétères des changements climatiques, notamment des épisodes de sécheresse prolongée.

F.N.H. : Face à la situation hydrique alarmante que vit le Royaume, les dernières précipitations suscitent logiquement de l’espoir. Quel impact auront-elles sur la campagne agricole ?

A. Kh. : Les dernières précipitations ont permis de passer d’un volume national stocké de 4,00 MMm3 en janvier dernier à 4.67 MMm³ fin mars, soit un volume supplémentaire d’environ 670 Mm3 . Ces précipitations printanières, même tardives, auront un impact positif sur plusieurs cultures dont le cycle de production coïncide avec cette période de l’année, telles que les légumineuses, diverses cultures maraîchères et les plantations fruitières (Agrumes, oliviers, etc.). Un autre effet très attendu de ces dernières précipitations serait le verdissement des parcours de pâturage, ce qui aurait un impact très positif sur l’activité d’élevage qui, comme vous le savez, constitue la source de revenu principale de plusieurs ménages ruraux. Ces précipitations permettront également de constituer une réserve d’eau très utile, notamment pendant les mois d’été, sans oublier leur apport à la recharge des nappes phréatiques qui ont connu un rabattement important suite aux six dernières années de sécheresse. Il est également important de souligner l’impact positif des précipitations neigeuses qui alimenteront après leur fonte, les sources naturelles et les cours d’eau qui sont les principales ressources en eau pour l’irrigation des périmètres de petite et moyenne hydraulique (PMH).

F.N.H. : Vous êtes CEO de Bet Aqualtis conseil. Parlez-nous de votre activité et des services qu’elle offre ?

A. Kh. : Aqualtis conseil est un cabinet de conseil à la fois stratégique et technique qui accompagne les institutions publiques et les établissements privés, tout au long du cycle de vie de leurs projets. Cela recouvre aussi bien la phase d’idéation et de conception que celle de suivi d’exécution des travaux, et enfin celle de restitution des expériences. Nous nous concentrons plus particulièrement sur les différents segments du secteur de l’eau, à savoir : conception de solutions personnalisées et adaptées à chaque situation; schémas directeurs; ouvrages hydrauliques; adductions et réseaux de distribution, etc. Par ailleurs, notre expertise couvre également des missions d’accompagnement des réformes structurelles, notamment des évaluations et des études ciblées selon les besoins exprimés par nos clients. 

 

 

 

 

 

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