Propos recueillis par B. Chaou
Finances News Hebdo : Quelles sont vos nouvelles perspectives de l’économie marocaine suite à l’ouverture des frontières aux MRE et aux touristes cet été ?
Selin Özyurt : Nous avons légèrement révisé à la hausse notre prévision de croissance pour le Maroc à 4,6% en 2021 et à 3,8% en 2022. Cette année, la croissance sera soutenue par l’assouplissement des mesures sanitaires, la reprise de la demande mondiale et de bonnes perspectives de production agricole (grâce aux conditions climatiques favorables après deux années successives de sécheresse). Le secteur du tourisme permet d’accumuler des réserves de change et représente la première source de revenus à l’export pour le Maroc (environ 7% du PIB).
Depuis le début de la pandémie, le tourisme a été l’un des secteurs les plus affectés par les restrictions sanitaires imposées. Les secteurs du tourisme et du transport ont souffert durant l’année 2020, enregistrant des pertes historiques de l’ordre de -55% et de -30%, respectivement. Ces secteurs devraient ainsi connaître une reprise économique sous l’effet de l’ouverture progressive et de l’assouplissement des mesures restrictives. Le retour des Marocains résidant à l’étranger et la montée en force du tourisme intérieur vont jouer un rôle déterminant pour soutenir l’activité pendant la saison estivale. Cependant, compte tenu de la dégradation de la situation sanitaire au niveau mondial avec la circulation du variant Delta, le tourisme international risque encore de décevoir cet été.
F.N.H. : Comment les mesures prises par les différents gouvernements face au variant Delta affectent-elles l’économie européenne ? Et quel effet cela aurait sur l’économie du Maroc ?
S. Ö. : En Europe, dans l'ensemble, nous n'attendons qu'un léger impact négatif de la propagation du variant delta d'ici fin 2021. Au total, nous attendons un effet négatif modéré (de l’ordre de -0.5 point du PIB) du variant Delta sur la croissance européenne d’ici la fin de l’année, si les restrictions sanitaires restent légères et localisées. Désormais, l'expérience du Royaume-Uni nous a montré que le variant Delta n’a pas profondément affecté les déplacements des personnes, ni leurs comportements de consommation. En effet, malgré l'augmentation des contaminations, la surmortalité est restée faible au Royaume-Uni, proche de son niveau de juin 2020. Grâce aux taux élevés de vaccination (environ 50% de la population ayant reçu deux doses de vaccins), le lien entre les nouvelles contaminations liées au variant Delta et l’admission de patients en soins intensifs ainsi que les nouveaux décès liés à la Covid-19 semblent être rompus en Europe. Dans ce contexte, la pression sur les gouvernements pour durcir les restrictions est moindre, ce qui permet de prioriser le soutien de la reprise économique.
En Europe, principal partenaire économique du Maroc, tous les indicateurs économiques sont actuellement au vert : la confiance atteint des sommets historiques, les carnets de commandes sont pleins et, surtout, les producteurs industriels ont un fort besoin d’importer des intrants en provenance des pays proches. Cette forte demande européenne bénéficiera certainement aux exportateurs marocains, surtout dans les secteurs de l’automobile et de l’équipement électronique. Cette embellie des perspectives à l’export devrait ainsi permettre de compenser partiellement les pertes du secteur du tourisme, liées au durcissement récent des mesures sanitaires pour les voyageurs internationaux. Aussi, il faudrait saluer le succès des autorités marocaines qui ont surmonté les défis logistiques et organisationnels pour assurer un taux de vaccination plus élevé (35% de la population ayant reçu deux doses) que les pays comparables. Certes, le Maroc est mieux équipé pour faire face à cette nouvelle vague de la Covid-19, compte tenu de sa bonne gestion des vagues précédentes et des investissements récents dans le secteur de la santé. Néanmoins, la situation sanitaire reste fragile et le taux de vaccination actuel est bien trop faible pour atteindre l’immunité collective. Ainsi, un durcissement éventuel des mesures sanitaires suite à la recrudescence du variant Delta constitue un risque baissier pour la reprise.
F.N.H. : Quels sont les secteurs d’activité qui continuent de subir les effets de la crise sanitaire ?
S. Ö. : Au Maroc, les développements sectoriels face à la crise sanitaire suivent la même tendance que dans le reste du monde. Le secteur du tourisme au sens large, qui regroupe les activités du transport aérien et maritime, des établissements hôteliers, des magasins et restaurants, ainsi que de l’artisanat, continue d’être durablement touché par la crise. Le secteur de l’événementiel et de la culture est également affecté par la prolongation des mesures sanitaires. Au sein du secteur industriel au Maroc, les secteurs du textile ou de l’aéronautique ont du mal à décoller tandis que ceux des phosphates et de l’automobile affichent des résultats encourageants sous l’effet d’une demande mondiale qui repart de plus belle.
F.N.H. : Pensez-vous que l’immunité collective est un prérequis pour permettre une reprise de l’économie mondiale ? Quand cette immunité collective serat-elle atteinte dans les différentes régions du monde ?
S. Ö. : La plupart des pays développés en Europe et en Amérique du Nord pourraient atteindre l’immunité collective d’ici la fin de l’année, ce qui nécessiterait la vaccination de 80% de leur population. En revanche, les pays développés de l’Asie de l’Est, tels que le Japon, la Corée ou le Taiwan, ont cumulé d’importants retards de vaccination, en raison de leur choix stratégique de lutte contre le virus qui privilégie des mesures d’endiguement plutôt que des campagnes massives de vaccination. Dans ces pays-là, l’immunité collective pourrait être certainement atteinte en 2022.
Cependant, les retards de vaccination sont bien plus importants dans les pays à faibles revenus, en raison du manque de moyens financiers mais aussi à cause de systèmes de santé et de capacités administratives fragiles. Malgré les efforts récents de la communauté internationale, en Afrique par exemple, moins de 10% de la population ont pu recevoir une première dose de vaccin. Dans ce contexte, il faudrait certainement attendre jusqu’en 2023 pour atteindre l’immunité collective au niveau global. Ceci constitue un risque important pour la reprise économique, y compris dans les pays avancés. Tant que l’immunité collective ne sera pas atteinte au niveau global, nos économies continueront d’être exposées à l’apparition des nouveaux variants du virus de plus en plus virulents (contre lesquels nous n’aurions peut-être pas de vaccins efficaces).