Les pénuries les plus graves sont celles qui touchent des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur.
Le marché pharmaceutique marocain a été particulièrement résilient, même pendant les moments les plus difficiles de la pandémie.
Entretien avec Abdelmajid Belaïche, expert en industrie pharmaceutique, analyste des marchés pharmaceutiques et membre de la société marocaine de l’économie des produits de santé.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Tout d’abord, une mise au point s’impose pour définir les appellations «pénurie, rupture et tension». Quel est votre éclairage ?
Abdelmajid Belaïche : Il est en effet important de préciser ce qu’est une pénurie, une rupture de stocks, une rupture d’approvisionnement ou une simple tension sur un ou plusieurs produits de santé. La pénurie des médicaments est un terme générique qui englobe diverses situations d’indisponibilité des médicaments et d’autres produits de santé, telles que les tensions d'approvisionnement, les ruptures d'approvisionnement ou les ruptures de stock. Les pénuries sont devenues de plus en plus fréquentes, de plus en plus graves et touchent malheureusement aussi des médicaments essentiels et stratégiques, notamment les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM). Aujourd’hui, peu de pays échappent au phénomène des pénuries. Les causes des pénuries sont multifactorielles. La rupture d'approvisionnement se définit comme l'incapacité pour une pharmacie d'officine ou une pharmacie hospitalière de dispenser un médicament à un patient dans un délai de 72 heures, après avoir effectué une demande d'approvisionnement auprès de deux entreprises exerçant une activité de distribution de médicaments (grossiste-répartiteur). Ce délai de 72 heures peut être réduit à l'initiative du pharmacien en fonction de la compatibilité avec la poursuite optimale du traitement du patient, alors que la rupture de stock se définit comme l'impossibilité pour le fabricant ou l'exploitant de fabriquer ou d'exploiter un médicament.
La rupture d'approvisionnement peut être imputable notamment à une rupture de stock, mais peut éventuellement avoir d'autres causes (répartition géographique inadéquate des stocks du produit en cause). Une tension sur un ou plusieurs produits est une augmentation forte et brusque de la demande face à un approvisionnement normal et habituel, et qui va créer un déséquilibre entre l’offre et la demande, avec l’impossibilité de satisfaire toutes les demandes des patients. C’est ce qui s’est passé en 2020, au Maroc, pour la vitamine C et le zinc utilisés dans le protocole thérapeutique de la Covid-19. Souvent, il y a une confusion chez les patients entre la simple tension et la véritable rupture. Les pénuries ont des origines mono ou multifactorielles. Les multiples facteurs peuvent être de nature économique (pression sur le prix des produits les plus anciens, caractère restrictif des appels d'offre publics...), industrielle (approvisionnements en matières premières, problèmes de qualité...), réglementaires (renforcement des exigences des autorités publiques liées à la fabrication), logistiques (délocalisation des lieux de fabrication des matières premières et/ou des produits finis). Les pénuries de plus en plus fréquentes sont devenues un problème récurrent pour les patients, les professionnels de la santé et pour les autorités publiques dans beaucoup de pays, notamment en Europe depuis près d’une décennie.
La pandémie de la Covid-19 n’a fait qu’amplifier sur une grande échelle ces pénuries, d’une part, en provoquant la fermeture de certains centres de production pharmaceutiques en Chine et en désorganisant les circuits logistiques d’approvisionnement entre l’Asie et le reste du monde et, d’autre part, en augmentant les besoins sur certains médicaments, dispositifs et équipement médicaux. Les effets d’une pénurie ne sont pas les mêmes, c’est selon la catégorie des produits en cause. Une pénurie qui touche un produit dont il n’existe pas de similaires, est toujours plus grave que celle qui touche un produit dont il existe de nombreuses alternatives, disponibles sous les mêmes formes d’administration et avec pratiquement des niveaux de prix très proches. Les pénuries les plus graves sont celles qui touchent des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur et, d’une manière plus générale, les médicaments essentiels et stratégiques, surtout quand ces médicaments sont en situation de monopole et donc non généricables, ou ceux dont les ingrédients sont insuffisamment disponibles, au niveau mondial, pour faire face à des demandes croissantes.
F.N.H. : Quelles sont les conséquences conjoncturelles et structurelles du Covid-19 auxquelles le Maroc a pu faire face ?
A. B. : A l’instar des autres pays, y compris les plus développés, le Maroc a subi certains effets liés à la pandémie du SARS-CoV-2, mais à une échelle beaucoup moins importante que celles subies par d’autres pays, notamment en Europe. Celle-ci qui a connu des pénuries de grande ampleur, et ce en raison de leur forte dépendance des pays tiers, et notamment de la Chine et de l’Inde. Il faut rappeler que 40% des médicaments commercialisés dans l’Union européenne proviennent de pays tiers et 60 à 80% des ingrédients pharmaceutiques actifs sont fabriqués dans ces deux pays asiatiques qui, par ailleurs, produisent 60% du paracétamol, 90% de la pénicilline et 50% de l’ibuprofène utilisé dans le monde. Il faut aussi rappeler que les pénuries n’ont pas vu le jour avec la Covid-19, mais qu’en revanche, celle-ci a amplifié les pénuries, ruptures de stocks ou tensions sur certains médicaments. En effet, ces problèmes d’approvisionnement ont commencé à s’installer de manière structurelle plusieurs années avant la pandémie.
Peu de gens avaient alors compris le danger représenté par une dépendance de plus en plus forte vis-à-vis de pays tiers en matière de produits de santé aussi stratégiques que les dispositifs et équipements médicaux ainsi que les médicaments, et notamment pour les médicaments essentiels. Ainsi, les pénuries au sein de l’Union européenne ont été multipliées par 20, rien qu’entre 2000 et 2018. Dans le cas des médicaments du système nerveux, tels que l’épilepsie ou la maladie de Parkinson ainsi que des cancers et les infections, les quantités disponibles étaient insuffisantes pour répondre aux besoins. Dans ce cadre, la Covid-19 a entrainé une forte demande sur certains médicaments, phénomène qui a été aggravé par la fragilisation de la chaîne d’approvisionnement de l’Europe à partir de l’Asie, et notamment de l’Inde et de la Chine qui fournissent près de 40% des médicaments à l’état fini commercialisés et consommés en Europe, et 80% des matières premières pharmaceutiques utilisées dans le monde.
F.N.H. : Y a-t-il un risque important pour que le Maroc subisse des pénuries des produits de santé ?
A. B. : Aucun pays, aussi puissant soit-il, n’est à l’abri des pénuries des produits de santé. Toutefois, les pays occidentaux qui avaient choisi les délocalisations de leurs industries pharmaceutiques vers les pays asiatiques, pour plus de rentabilité et à cause de réglementations liées à l’environnement plus souples dans ces pays, sont aujourd’hui et à l’avenir, les plus exposés à ces risques. Quant au Maroc, il avait choisi dès les années 60 une trajectoire totalement opposée, consistant à aller vers plus de fabrication locale des produits de santé, et notamment de médicaments. C’est ce qui explique la résilience de notre pays en matière d’approvisionnement de manière régulière et durable. Des opérateurs industriels, d’abord multinationaux, avaient contribué à la mise en place d’une industrie locale, puis des opérateurs nationaux avaient investi le marché, avec notamment la fabrication des médicaments génériques qui avaient largement contribué à améliorer l’accès aux médicaments. La pandémie du SARS-CoV-2 et la guerre russo-ukrainienne ont été riches en enseignements au sujet des souverainetés, en général, et de la souveraineté sanitaire, en particulier. Mais je ne suis pas sûr que tout le monde ait compris la leçon.
F.N.H. : Quels enseignements a tiré le Royaume de la crise sanitaire, notamment en matière de souveraineté nationale ?
A. B. : Bien que la notion de la souveraineté sanitaire ait été évoquée comme une nécessité pour notre pays, ce n’est qu’avec la survenue de la pandémie de la Covid-19 qu’elle s’est imposée. Sa Majesté le Roi Mohammed VI, que Dieu l’assiste, a insisté sur la nécessité de construire une véritable souveraineté sanitaire avec ses différentes composantes, et notamment la composante pharmaceutique et même vaccinale. On peut dire qu’actuellement, nous sommes sur la bonne voie.
F.N.H. : Avec l’augmentation des prix de la matière première, il est aujourd’hui important d’indexer les coûts des médicaments avec les matières premières et les coûts logistiques pour éviter les scénarios catastrophes des pénuries. Le lancement des génériques peut-il être une solution. Qu’en est-il ?
A. B. : Effectivement, on ne peut maintenir une politique de baisse de prix alors qu’au niveau international, les prix des matières premières et les coûts logistiques pour les faire venir connaissent une flambée. Le décret de fixation des prix des médicaments, publié à fin 2013 et appliqué depuis 2014, a été pensé uniquement dans une logique de baisse de prix et n’a pas pris en compte une éventuelle augmentation des prix des matières premières ou des produits finis. Ce décret doit être revu d’urgence, sinon on ira vers le scénario catastrophe turc où des baisses drastiques de prix ont conduit à la disparition de nombreux médicaments du marché turc.
F.N.H. : Peut-on dire que le Maroc souffre également de pénurie pour certains médicaments, notamment le «Levothyrox» qui traite les maladies chroniques telles que que le goitre. D’où vient cette insuffisance selon vous ?
A. B. : Le marché pharmaceutique marocain est suffisamment approvisionné en médicaments de pathologies chroniques. Malheureusement, quelques rares produits anticancéreux, et surtout le fameux Levothyrox, le seul médicament pour les hypoparathyroïdies, manque cruellement, alors qu’aucune alternative thérapeutique n’est disponible. Ce produit en situation de monopole est malheureusement importé et il semblerait que le problème de l’approvisionnement en ingrédients soit international. Le drame est que les patients ne peuvent s’en passer et sans ce produit, leur maladie risque de s’aggraver, car il s’agit d’une hormone qui régule beaucoup de choses dans l’organisme. C’est exactement le genre de produit qui ne doit pas subir de pénuries.
F.N.H. : La pénurie des médicaments, des dispositifs et des équipements médicaux est pratiquement un phénomène mondial. Après la pénurie du paracétamol, la France connait aujourd’hui celle de l’amoxicilline. Peut-on imaginer un tel phénomène au Maroc ?
A. B. : Mon constat est que le marché pharmaceutique marocain a été particulièrement résilient, même durant les moments les plus difficiles de la pandémie. L’approvisionnement des pharmacies et des hôpitaux a continué de manière normale, à l’exception de quelques tensions, et quelques rares pénuries sur certains produits utilisés dans le protocole thérapeutique de la Covid-19. Le secteur des dispositifs et des équipements médicaux a aussi joué son rôle en fournissant les produits nécessaires, qu’il s’agisse de consommables tels que les bavettes ou les gels hydroalcooliques ou des équipements plus lourds tels que les respirateurs ou les lits de réanimation. Cette résilience s’explique par une fabrication locale qui touche près de 80% en volume des médicaments commercialisés au Maroc et une partie non négligeable de dispositifs médicaux (DM) et équipements qui commencent à être fabriqués au Maroc. Mais il est important de préciser que les pénuries constatées ont touché essentiellement les produits importés et en situation de quasi-monopole. Les industries pharmaceutiques ont continué à fonctionner pendant toute la période de pandémie avec la mise en place de mesures de protection, et malgré les difficultés logistiques d’approvisionnement en matières premières et l’augmentation des coûts de ces matières premières. Il faut rappeler que la trajectoire pharmaceutique du Maroc était tout autre que celle des pays européens, et notamment de la France que vous venez de citer.
Les puissances pharmaceutiques européennes avaient choisi de délocaliser leurs productions vers les pays asiatiques et notamment vers l’Inde et la Chine et ce, dès les années 70. Les pays européens n’étaient pas très vigilants vis-à-vis de leur forte dépendance à l’égard des pays tiers et n’ont pris conscience de la nécessité de leur souveraineté sanitaire que pendant la pandémie de la Covid-19. Aujourd’hui, de nombreuses voix s’élèvent dans ces pays pour demander une relocalisation de leurs industries pharmaceutiques dans leur pays d’origine. Cela ne sera ni facile ni rapide. Ces pays ont perdu un savoir-faire industriel dans la production pharmaceutique, et on estime que dans ces cas, il faudrait près de 5 ans pour qu’ils puissent se réapproprier le savoirfaire perdu, sans compter les coûts de production qui seront plus importants et qui vont se traduire soit par des augmentations importantes des prix, soit par des baisses substantielles des rentabilités industrielles. Par contre, au Maroc, la volonté politique forte de feu Hassan II d’installer une industrie pharmaceutique de production locale explique la naissance, puis le développement de l’industrie pharmaceutique, avec l’implication aussi bien d’opérateurs industriels nationaux qu’internationaux avec des transferts continus de technologies pharmaceutiques. Quant à imaginer une pénurie des produits aussi couramment utilisés que le paracétamol ou l’amoxicilline, c’est pratiquement impossible.
Ces deux produits ne sont pas importés du bout du monde, mais fabriqués localement depuis plusieurs décennies et je vais vous donner quelques chiffres. En 2021, ce sont chaque année près de 49,4 millions de boîtes de paracétamol seul ou en association qui sont fabriquées au Maroc et écoulées à travers les pharmacies, dont 12,8 millions de boites de paracétamol seul. Quant à l’amoxicilline seule ou en association, ce sont 12,5 millions de boites, dont 7,4 millions d’amoxicilline seule qui sont produites et écoulées dans les pharmacies, sans compter les appels d’offres hospitaliers pour ces types de produits. De plus, aucun de ces produits n’est en monopole : pour le paracétamol seul ou en association, le marché compte 44 marques sous 134 formes et présentations. Dans le cas de l’amoxicilline seule ou associée, ce sont 33 marques et 242 formes et présentations. Ce ne sont là que deux exemples parmi des milliers. C’est le développement des médicaments génériques qui a permis cette grande disponibilité et une forte concurrence. De plus, le Maroc est de plus en plus vigilant à sa souveraineté sanitaire et à la sécurisation de ses approvisionnements en médicaments et autres produits de santé.