Le lundi dernier a été l’occasion pour le nouveau chef du gouvernement, Aziz Akhannouch, de présenter les axes majeurs de son programme gouvernemental devant les élus des deux chambres. Un programme relativement hybride, qui s’inscrit pleinement dans l’esprit du Nouveau modèle de développement (NMD), tout en incluant un certain nombre de promesses électorales mises en avant par le RNI durant la campagne législative.
Pour la première fois dans l’histoire du Maroc moderne, une synchronisation quasi-parfaite des différents leviers du pouvoir, un alignement planétaire diront certains, rendra possible, si tout se passe comme prévu, la mise en place rapide, efficace et coordonnée d’une vraie dynamique de développement.
Du bas vers le haut, la situation actuelle se caractérise par une hégémonie politique des trois partis arrivés premiers au niveau de quasiment toutes les strates décisionnelles. Au niveau des chambres professionnelles, des communes, des régions, de la Chambre des représentants et des conseillers et, tout naturellement, de l’exécutif. Une armada politique au service d’un NMD, chapeauté par un concept fondamental érigé quasiment en doctrine d’Etat par le Roi Mohammed VI, à savoir le «souverainisme».
Certains passages du dernier discours royal à l’occasion de l’ouverture de l’année législative sont sans équivoque quant à la dimension désormais structurante de la «Souveraineté» : «De fait, la crise pandémique a révélé le retour en force du thème de la Souveraineté. Qu’elle soit sanitaire, énergétique, industrielle, alimentaire ou autre, sa préservation est devenue l’enjeu d’une véritable compétition qui suscite des réactions fébriles chez certains.
Aussi, afin de consolider la sécurité stratégique du pays, Nous appelons à la création d’un dispositif national intégré ayant pour objet la réserve stratégique de produits de première nécessité, notamment alimentaires, sanitaires et énergétiques et à la mise à jour continue des besoins nationaux en la matière».
Mais par-delà les qualités et les carences du NMD, il est impératif de se poser la question épineuse de son financement, vu les montants colossaux que l’Etat sera amener à investir.
Si l’on se réfère au rapport général mis en ligne par la commission, sur les 170 pages détaillants la méthodologie et les différents axes, seulement 3 petites pages accompagnées modestement d’un schéma, portent sur les modalités de financement de cet énorme chantier. 3 pages orphelines, qui pourraient être littéralement résumées en 3 phrases présentant des canaux de financement, dont la platitude et l’orthodoxie sont en total déphasage avec la dimension audacieuse des résultats escomptés.
Ainsi, la phase d’amorçage, soit 2022-2025, qui, selon le rapport, doit être impulsée par l’Etat, coûtera annuellement l’équivalent de 4% du PIB marocain. Les moyens de financement proposés sont :
- L’optimisation des dépenses.
- Les mobilisations du potentiel fiscal.
- L’endettement public.
Si pour les deux premiers mécanismes, on ne peut qu’être unanime quant à l’impérieuse nécessité de les mettre en place, là où le bât blesse c’est au niveau de la place centrale accordée à l’endettement public, présenté par le rapport comme «incontournable» durant la première phase.
Nonobstant le fait que la question de la dette publique a été, contrairement à d’autres pays, totalement absente des débats politiques durant la campagne législative, il est utile de rappeler que, selon les chiffres officiels, la dette publique globale devrait se situer autour de 92,7% en 2021, soit pas très loin du seuil psychologique des 100%, et 34,33% pour l’encours de la dette extérieure.
Si le ratio qui permet de calculer la dette publique intérieure en pourcentage du PIB semble cohérent, du fait que les deux sont libellés en dirham, et qu’une croissance économique peut se traduire, via de plus importantes recettes fiscales, en une meilleure capacité de remboursement, il y va tout autrement pour la dette extérieure. Le calcul en pourcentage de cette dernière est tout simplement une aberration méthodologique.
Le Dirham n’étant pas, contrairement au Dollar, à l’Euro ou au Yen, une monnaie convertible, et vu le déficit structurel de notre balance commerciale, en quoi une croissance du PIB peut-elle exprimer une meilleure capacité de remboursement d’une dette libellée en Euro ou en Dollar ? Ce mode de calcul de la dette extérieure, je le qualifie d’euphémisme statistique. Autrement dit, il s’agit d’une dette structurellement remboursable, tant qu’un rééquilibrage de la balance commerciale n’est pas sérieusement entamé.
Existe-t-il d’autres moyens moins délétères pour les générations à venir de financer le NMD ? La réponse est oui. Car au moment où les chantres du libéralisme, à l’instar des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de l’Union européenne, ont décidé de rompre avec l’orthodoxie monétaire depuis la crise de 2008 jusqu’à aujourd’hui, le Maroc décide de s’accrocher bec et ongles à une indépendance stricte de la Banque centrale, en décalage total par rapport aux impératifs et aux besoins réels de l’économie marocaine.
Il n’est bien entendu pas question ici de faire l’éloge des politiques monétaires expansionnistes menées par la FED, la BCE ou encore la BOE, qui relèvent selon moi d’un aventurisme et d’une fuite en avant. De même, il ne s’agit aucunement d’inciter Bank Al-Maghrib à soutenir une politique monétaire inflationniste. Mais loin de tout raisonnement binaire, une troisième voix est toujours possible. Cela passe par le fait de repenser en profondeur la nature même de la monnaie. Notons juste pour l’anecdote que «Bank Al-Maghrib» n’est citée à aucun moment dans le rapport du NMD.
Dans le cadre d’une proposition de réforme de notre politique monétaire que j’ai publiée le 20 avril 2020, j’avais résumé en ces termes les dimensions souvent occultées de la monnaie et qu’on n’a pas le droit d’ignorer quand il s’agit de penser un modèle de développement :
«Avant d’être un instrument économique, la monnaie est avant tout une institution politique et un support de souveraineté. Elle institue un rapport d’appartenance de tous les membres d’une communauté à un ordre politique, socioéconomique et symbolique. Nous proposons le concept de «triplicité monétaire» ou de «tri-fonctionnalité de la monnaie» pour désigner les différents plans d’existence de la monnaie».
Il résulte que la dimension contractuelle et politique de la monnaie, doit intégrer la politique monétaire dans le NMD non comme une contrainte avec laquelle il faudra composer dans le cadre de l’orthodoxie monétaire actuelle, mais comme un pilier majeur qu’il s’agit d’utiliser cependant avec précaution. L’idée n’est pas de faire tourner la planche à billet à tout-va, ni faire des yo-yo avec le taux directeur.
Il s’agit avant tout de revoir les statuts de BAM, de telle manière à ce que notre Banque centrale puisse, avec l’aval du Roi et du Parlement, racheter de manière exceptionnelle une partie de la dette intérieure du Trésor, afin de libérer ce dernier de la charge de la dette, voire de restructurer ou d’effacer partiellement l’encours de la dette. Deuxièmement, il s’agira également d’autoriser un financement direct de certains axes du NMD par BAM, là encore avec l’aval du Roi et du Parlement, et avec le strict contrôle de la Cour des comptes et du HCP, qui jouira désormais d’un rôle éminemment important dans la coordination des différents projets. Quitte à s’endetter, autant que cette dette soit souveraine et avec la charge des intérêts en moins.
Une «souverainisation» de la dette intérieure qui s’inscrit pleinement dans la centralité accordée à la souveraineté par SM le Roi.
Il revient désormais autant au gouvernement qu’au Parlement de faire preuve d’audace, en levant le tabou et l’omerta autour de la politique monétaire au Maroc, et ce en proposant une réforme intelligente, prudente et subtile du statut, et par conséquent de la mission de Bank Al-Maghrib, dans le cadre du NMD.
Par Rachid Achachi, Chroniqueur, DG d'Arkhé Consulting