◆ Le Maroc a enregistré, ces dernières semaines, un nombre record de contaminations au coronavirus.
◆ Les hôpitaux affichent de plus en plus des taux d’occupation élevés.
◆ Cette crise a montré que le Maroc doit absolument avoir une indépendance scientifique, notamment dans la recherche médicale.
◆ Azeddine Ibrahimi, directeur du laboratoire de biotechnologie de la Faculté de médecine et de pharmacie de Rabat, nous décrypte la situation.
Propos recueillis par B. Zamani
Finances News Hebdo : Comment évaluez-vous la situation épidémiologique au Maroc ?
Azeddine Ibrahimi : Si nous regardons la première étape qui est le confinement, qu’il s’agisse de cas positifs, de cas sévères ou de décès, le nombre était quelque peu limité au regard de l’approche non médicale (le confinement). Cependant, nous avons remarqué qu’après le déconfinement, les chiffres ont augmenté pour une raison très simple, qui est la mobilité. Cette situation est la même partout, et ce n’est pas une exception marocaine.
En cause, des évènements particuliers, comme Aïd Al-Adha, où il y avait effectivement de la mobilité. Les réunions dans les souks et en famille avec un nombre élevé de contacts ont aussi entraîné une augmentation des personnes infectées.
Au regard de l’augmentation des cas, c’est logique que les personnes à risque (personnes âgées et celles atteintes de maladies chroniques) développent des cas sévères, avec un risque potentiel de décès si elles ne sont pas traitées rapidement.
Quand on analyse les chiffres, le taux d’incidence de l’épidémie de la Covid-19 est le même, mais le nombre de personnes infectées a augmenté, et c’est ce qui engendre finalement cette situation épidémiologique critique. Pour une raison simple : je pense que nous n’avons pas la capacité au niveau des soins intensifs et de la réanimation pour affronter des vagues de personnes atteintes de cas sévères.
F.N.H. : Qu’en est-il de la recherche scientifique au Maroc ? Le Royaume est-il prêt à réagir de manière indépendante en cas de nouvelle épidémie ?
A. I. : Il est absolument indispensable d’avoir une indépendance scientifique, notamment dans la recherche médicale. Par exemple, si nous avions une épidémie locale, il serait très difficile de voir des gens venir de l’étranger pour nous aider.
L’exemple très concret est celui d’Ebola. Il s’agit d’une infection locale en Afrique subsaharienne, et nous n’avons développé aucune thérapie ni vaccin. Le Maroc ne peut donc rester inactif sans développer une recherche biomédicale, ses propres outils de diagnostic, de prise en charge sanitaire, des thérapies et des vaccins.
La recherche scientifique permet de mieux comprendre le virus et son mécanisme d’infection, pour proposer des thérapies et aussi un vaccin. Et pour le faire, il faut vraiment une connaissance de la recherche fondamentale. Pour cette première étape, il existe de nombreux laboratoires au Maroc qui sont capables de le faire, et je crois que c’est l’occasion de pouvoir proposer des thérapies et des vaccins avant de passer par la suite aux essais cliniques.
Nous arriverons un jour au Maroc à produire ces médicaments biotechnologiques, et je pense que la bonne approche est déjà en place, grâce à la coopération avec la firme Sinopharm qui se concentre sur le transfert technologique. Cela permettra au Maroc, pas immédiatement, mais du moins à l’avenir, d’exiger ou de développer une recherche qui pourrait faciliter la tâche face à une épidémie locale.
F.N.H. : Le Royaume dispose-t-il de suffisamment de laboratoires pour lancer des projets pilotes de vaccins contre les virus ?
A. I. : Ce n’est pas l’infrastructure qui fait la science, mais plutôt les ressources humaines. J’ai toujours insisté sur le fait qu’au Maroc, il faut 3 conditions essentielles :
• Une bonne formation pour permettre aux gens de faire de la bonne biotechnologie. A cet effet, nous nous sommes investis dans des formations de biotechnologie médicale.
• Les structures de gestion au niveau des laboratoires publics ne permettent pas le développement de ce type de recherche, qui est très compétitif et demande une certaine flexibilité, en plus des ressources matérielles.
• De nouveaux projets de loi qui permettent de donner une flexibilité dans la gestion des entreprises.
Nous avons toujours fait part de ces conditions, et je pense que le temps est venu de les examiner et permettre à la recherche biomédicale de s’épanouir au Maroc.
F.N.H. : Quelle analyse faites-vous de l’annonce par la Russie du lancement de la production du vaccin anti-coronavirus ?
A. I. : Nous ne savons que peu de choses sur ce vaccin. Pour rappel, il y a une démarche scientifique très importante qui encadre le développement des médicaments et des vaccins. Nos informations sur le vaccin ne sont que des déclarations sans preuves scientifiques, et c’est pour cette raison que pas mal de gens sont un peu sceptiques sur le développement du vaccin russe. Je pense aussi que les Russes ont les compétences pour le faire, mais il n’y a pas d’étude scientifique publiée, ni d’études préliminaires pour parler de l’existence de ce vaccin.
Autre chose : il y a plusieurs incohérences dans leurs déclarations, car à un moment donné, on parle des essais cliniques de phase 3, et d’autres fois, on parle de production dans un délai d’un mois et un autre en novembre. Il y a beaucoup de contradictions et de critiques, c’est pourquoi cette annonce n’a pas été prise au sérieux.
F.N.H. : En tant que scientifique, quels enseignements avez-vous tiré de cette crise ?
A. I. : En tant que scientifique et en tant qu’être humain aussi, nous sommes tellement vulnérables devant des phénomènes que nous pensions maîtriser à 100%. Je pense qu’à chaque fois qu’une crise d’une telle ampleur se produit, il y a une opportunité à saisir, et donc beaucoup de concepts que nous n’avions jamais pensé discuter ou développer auparavant et que nous avons pu mettre en œuvre dans un laps de temps très court. Personne ne connaissait le confinement, nous l’avons donc découvert.
L’autre concept est le travail à distance que nous n’avons jamais essayé d’appliquer. L’enseignement à distance est également un nouveau concept. Le quatrième concept est la prise en charge sanitaire personnelle, que nous n’avons pas non plus fait au Maroc.
Chaque fois que quelqu’un tombe malade, c’est le médecin ou le pharmacien qui le prend en charge. C’est la première fois que nous introduisons ce concept de médecine personnalisée. Il y a beaucoup d’opportunités et je pense que nous n’avons pas eu le temps de les développer.
Nous allons le faire malgré une grande résistance et beaucoup de lenteur, ce qui est très logique. Et si nous y parvenons, nous gagnerons beaucoup de temps à introduire ce genre de concepts dans la société marocaine.
En effet, notre société a respecté la distanciation sociale; c’est quelque chose d’extraordinaire parce que c’est nouveau pour le citoyen marocain, et il est compréhensible qu’à chaque fois qu’on lui demande de respecter les gestes barrières, il n’hésite pas à le faire.
F.N.H. : Quelles mesures préventives devra prendre le Maroc à l’avenir pour se prémunir contre des crises sanitaires d’une telle ampleur ?
A. I. : Plusieurs actions peuvent être faites. Au niveau décisionnel, nous devons avoir une stratégie de veille sanitaire qui nous permet de prévenir ce genre d’épidémies. La deuxième chose est qu’en plus de ces stratégies, il faut avoir des plans d’action, basés sur l’approche non médicale (le confinement) et l’approche médicale, en proposant des médicaments ou en développant un vaccin, et avoir tous les outils pour pouvoir faire le diagnostic.
Pour cela, il faut absolument impliquer tous les acteurs économiques, industriels, financiers qui doivent se préparer à ce que nous pourrions appeler des crises sanitaires. Un autre point intéressant est l’aspect personnel, c’est-à-dire l’implication personnelle et la responsabilité individuelle.
Je pense que tout le monde a compris que nous allons passer par une période où il faudra prendre ses précautions quand il y a une épidémie. Quand nous avons un rhume, il ne faut pas aller travailler sans bavette ou sans respecter la distanciation sociale.