Dans cet entretien, Abdelmajid Belaïche, expert en industrie pharmaceutique, analyste des marchés pharmaceutiques et membre de la société marocaine de l’économie des produits de santé, met en garde contre les risques sanitaires liés à l'achat de compléments alimentaires en ligne, souvent non régulés et potentiellement dangereux. Il insiste sur l'importance du rôle des pharmaciens dans la sensibilisation du public et la garantie de produits sûrs.
Propos recueillis par M. Boukhari
Finances News Hebdo : La vente de médicaments sur Internet échappe souvent à la régulation des autorités sanitaires. Quel rôle les pharmaciens peuvent-ils jouer pour aider à sensibiliser le public sur les dangers de ces achats en ligne ?
Abdelmajid Belaïche : Effectivement, la vente des médicaments ou des compléments alimentaires et produits de beauté sur Internet échappe aux tentatives de régulation par les autorités sanitaires. Les détenteurs de ces produits sont le plus souvent inconnus et les contrôles de la qualité et de la sécurité desdits produits sont quasi-impossibles, puisqu'ils passent directement entre les mains des utilisateurs sans transiter par un point de vente connu. Pour les patients, les risques sont représentés par la contrefaçon, les médicaments périmés ou non conformes, et les dangers du mésusage ou d'une automédication sauvage et préjudiciable.
Les pharmaciens jouent certes un rôle crucial dans la sensibilisation du public aux dangers de l'achat de médicaments et autres produits de santé sur Internet. Malheureusement, leurs efforts sont largement contrecarrés et largement contrebalancés par la puissance et l'impact des réseaux sociaux, et par l'impunité qui règne dans ce domaine malgré les efforts des autorités sanitaires. Pour rappel, le circuit officiel et légal de commercialisation des médicaments est le suivant : ceux-ci passent toujours d'un laboratoire fabricant ou importateur vers un grossiste répartiteur pharmaceutique qui, à son tour, livre aux pharmacies d'officine. Ce circuit indirect est le plus important et représente 85 à 90 % des volumes des médicaments. À côté de ce circuit, existe un autre qui est direct et qui permet au laboratoire fabricant ou importateur de livrer directement à une pharmacie ou une clinique. Toute violation de ces circuits fait perdre au médicament sa traçabilité et peut constituer une forme de contrefaçon.
Par contre, les circuits de commercialisation des compléments alimentaires et des produits cosmétiques sont moins stricts, et l'origine n'est pas toujours un laboratoire pharmaceutique, mais un fabricant ou un importateur qui est libre de commercialiser son produit.
F.N.H. : Quels types de compléments alimentaires sont le plus souvent vendus illégalement sur Internet ?
A.B. : Les compléments alimentaires les plus souvent vendus illégalement sur Internet incluent des vitamines, des minéraux et dans la plupart des cas ce sont des associations vitamino-minérales, utilisées comme supplémentations minérales pour pallier des carences nutritionnelles, mais aussi des boissons énergisantes et des produits pour perdre du poids ou en prendre. Depuis quelques années, des produits utilisés comme des dopants sexuels sont en train de monter en puissance. Enfin, il y a des suppléments pour la musculation, utilisés par les pratiquants et les amateurs de fitness et de culturisme. Ces deux dernières catégories de produits peuvent contenir des ingrédients dangereux et des substances interdites.
D'ailleurs, l'Agence marocaine antidopage fait de grands efforts de sensibilisation des sportifs marocains professionnels ou amateurs sur la dangerosité de ces produits qui peuvent contenir des substances toxiques tels que les pesticides. Nous ne devons pas non plus oublier certains produits cosmétiques pour la peau et les cheveux. Il y a aussi le problème des allégations thérapeutiques ou la prétention de guérir ou de prévenir des maladies, ce qui est interdit par la loi. Seuls les médicaments peuvent avoir des allégations thérapeutiques basées sur des preuves et des évidences scientifiques.
Ils peuvent contenir des quantités incorrectes d'ingrédients actifs, ce qui peut entraîner des cas de surdosages ou, au contraire, de sous-dosages. Ils peuvent aussi contenir des ingrédients dangereux ou des contaminants et entraîner des effets indésirables dangereux, voire des intoxications. Les néphrologues sont souvent confrontés à des insuffisances rénales et les hépatologues à des insuffisances hépatiques, entraînées par un usage de produits non autorisés, non contrôlés et dangereux.
F.N.H. : Les compléments alimentaires sont parfois considérés comme une alternative naturelle aux médicaments. Est-ce une bonne idée de les utiliser comme substituts sans consulter un professionnel de santé ?
A.B. : Les compléments alimentaires ne peuvent pas remplacer les médicaments, mais peuvent constituer seulement des adjuvants, qui peuvent offrir des bienfaits pour la santé, à condition de consulter un professionnel de santé, médecin ou pharmacien, pour écarter l'éventualité d'une interaction médicamenteuse rendant le médicament inefficace ou dangereux.
Il faut rappeler le fait que les compléments alimentaires ne sont pas soumis aux mêmes contrôles rigoureux et normes de qualité et de sécurité que les médicaments. Parfois, l'origine naturelle d'un complément alimentaire est avancée comme argument pour justifier l'absence de toxicité. Or, les sciences toxicologiques ont montré que certaines substances naturelles peuvent être encore plus toxiques que celles issues de synthèse chimique. Les toxines les plus puissantes du monde sont d'origine naturelle (exemples : toxine botulique, sécrétée par la bactérie Clostridium botulinum, strychnine contenue dans la noix vomique du fruit du Strychnos nux-vomica ou ricine contenue dans les graines des plantes de ricin).
F.N.H. : La confusion entre certains compléments alimentaires et certains médicaments est telle que même certains professionnels de santé ont parfois des difficultés à s’y retrouver. Comment est-il possible de distinguer entre ces deux types de produits ?
A.B. : Il est vrai qu’une grande confusion règne entre certains compléments alimentaires et certains médicaments. Les emballages sont souvent très ressemblants, ainsi que les formes d'administration (gélules, comprimés, suspensions, etc.). Les noms commerciaux de certains compléments alimentaires sont aussi très proches de ceux de certains médicaments, et ils peuvent contenir certains principes actifs de médicaments, mais à des doses plus faibles.
Pour le profane, il est toutefois possible de distinguer entre les deux. Tout d'abord, l'emballage du médicament mentionne toujours le numéro de l'Autorisation de Mise sur le Marché (A.M.M.) délivrée par le ministère de la Santé et de la Protection sociale, ainsi que le nom du pharmacien responsable du laboratoire fabricant ou importateur. Sur cet emballage figure également un Prix Public de Vente (P.P.V.), dans le cas du médicament, et un Prix Public Conseillé (P.P.C.), dans le cas d'un complément alimentaire. Pour rappel, le P.P.V. d'un médicament est fixé et réglementé par la tutelle, alors que le P.P.C. est un prix que le fabricant ou importateur fixe lui-même, et il est libre de l'augmenter ou de le baisser en fonction de la demande du marché.
Enfin, il faut préciser qu'en général, le prix d’un complément alimentaire (CA) est bien plus élevé que celui d’un médicament qui contient les mêmes ingrédients. Aussi, le complément alimentaire n’est jamais remboursé par une assurance maladie.