Le chantier de la réforme du système national de santé est renforcé par l’adoption du projet de loi-cadre n° 06-22.
Ce grand chantier a pour finalité d’améliorer l'offre de soins pour les Marocains, notamment en matière de médicaments et en ressources humaines qualifiées.
Entretien avec Abdelmadjid Belaïche, expert en industrie pharmaceutique, analyste des marchés pharmaceutiques et membre de la société marocaine de l’économie des produits de santé.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : La souveraineté sanitaire est aujourd’hui érigée au rang de priorité nationale. Pour y parvenir, le Maroc entend se pencher sur plusieurs volets, tels que la fabrication locale du médicament, la prise en charge optimale du patient et une industrie pharmaceutique solide. Qu’en dites-vous ?
Abdelmadjid Belaïche : La souveraineté sanitaire était avant la pandémie de la Covid-19 un concept assez abstrait et vague. Mais depuis cette pandémie qui a mis à rude épreuve l’approvisionnement de nombreux pays en produits de santé, la prise de conscience de l’importance de la souveraineté sanitaire s’est imposée partout dans le monde. Au Maroc, Sa Majesté Mohammed VI, que Dieu l’assiste, a adressé un message fort sur la nécessité de renforcer notre souveraineté sanitaire nationale, notamment en renforçant la fabrication locale des médicaments et autres produits de santé. Le but étant de réduire autant que possible notre dépendance vis-à-vis de pays tiers en ces produits. L’acquisition des vaccins de la Covid-19 en 2021 nous a coûté 6 milliards de dirhams à l’importation. Ceci a permis de sauver notre population du pire. La mortalité par la Covid-19 n’a pas dépassé les 16.296 cas cumulés entre le début de la pandémie et le 9 mars 2023.
Cependant, avec l’aggravation du déficit de la balance commerciale pharmaceutique de 6 milliards de dirhams supplémentaires, s’est imposée la nécessité de renforcer notre souveraineté vaccinale, en mettant le pied dans le domaine hautement technologique des biotechnologies pharmaceutiques. En effet, avec la fabrication des vaccins, le Maroc ambitionne de se positionner comme un hub biotechnologique incontournable en Afrique et dans le monde. Mais, au-delà des vaccins, c’est la fabrication de l’ensemble des médicaments et autres produits de santé, qui doit être développée à travers des mesures d’accompagnement, d’encouragement, d’incitations et de facilitations, par les ministères concernés (ceux de la Santé et de l’Industrie). Il faut rappeler que la résilience dont a fait preuve l’industrie pharmaceutique nationale pendant toute la période de pandémie, a permis l’approvisionnement régulier et suffisant de nos patients en produits de santé. Mais ce constat ne doit pas nous faire oublier les pénuries, dont la liste s’allonge dangereusement. Ces pénuries touchent principalement des produits importés et souvent en situation de monopole, et ceux dont les prix sont souvent très bas. Si rien n’est fait au niveau de la politique des prix, d’autres médicaments risquent de disparaitre.
F.N.H. : Le Maroc est plus que jamais conscient de la nécessité de moderniser son dispositif de santé. La réforme du système national de santé en est la parfaite illustration. Celle-ci repose sur des piliers fondamentaux, dont notamment la bonne gouvernance et la valorisation du capital humain. Les travaux de ce programme ambitieux vont-ils bon train à votre avis ?
A. B. : La refonte de notre système de santé s’est imposée, car il n’était plus en mesure de relever les grands défis représentés par la mise en place de la couverture sanitaire universelle (CSU) avec la satisfaction d’énormes besoins de la population en soins. L’ampleur et la complexité du projet royal de la CSU et de la protection sociale, imposent la mise en place d’une nouvelle gouvernance. De nombreux textes de lois concernant cette refonte ont été déjà publiés, et il y a actuellement un travail pour la mise en place de la haute autorité de santé, d’une agence marocaine des médicaments et des produits de santé (AMMPS) et d’une agence du sang et de ses dérivés. De même, une régionalisation poussée est envisagée avec la création des agences régionales de développement de la santé (ARDS) et des groupements sanitaires régionaux (GSR). Ces structures seront indispensables pour mettre en œuvre les futures politiques de santé. Mais rien de tout ceci ne pourra se faire sans une digitalisation intégrée et poussée, qui mettra en connexion l’ensemble des acteurs de santé. Aussi, la mise à niveau des infrastructures hospitalières est en bonne voie. Cependant, le plus grand défi sera représenté par le manque criant des ressources humaines médicales, paramédicales et pharmaceutiques. Certes, un grand effort a été fait en termes de revalorisations salariales pour retenir autant que possible ces précieuses ressources et limiter leur migration du secteur public vers le secteur privé ou, pire, vers l’Europe. Il restera alors à travailler sur le volet des formations à travers la création de nouvelles facultés de médecine et de pharmacie. Cette refonte de notre système de santé doit se faire sans précipitation, patiemment, doucement mais sûrement pour éviter tout échec préjudiciable à l’ensemble de la population.
F.N.H. : Le projet de loi-cadre n° 06-22, adopté le 25 octobre 2022, vient justement formaliser la refonte du système de santé. Quel serait son apport concrètement ?
A. B. : La loi-cadre 06-22 relative au système national de santé est le chef d’orchestre qui va organiser le futur système de santé, de manière pluridimensionnelle, autour des 4 piliers de la refonte, de façon à optimiser l’offre de soins face aux importants besoins de la population. Il s’agira alors d’éviter les gaspillages et les dépenses coûteuses et inutiles. Ceci passe par l’obligation du parcours des soins coordonnés, par la mise en place de recommandations et protocoles thérapeutiques et par la priorisation de l’utilisation des génériques et des biosimilaires. La haute autorité de santé sera là pour prendre les meilleures décisions à ce sujet et pour faire les arbitrages nécessaires, afin de garantir la pérennité de notre système de santé. Malheureusement, il nous manque toujours au Maroc une agence de Health Technology Assessement (HTA) pour l’évaluation des technologies de santé et pour aider à faire les meilleurs choix en matière de technologies de santé, qu’il s’agisse de médicaments, de dispositifs et équipements médicaux ou de technologies chirurgicales et autres. Ces arbitrages doivent se faire à la fois sur la base des coûts et des performances attendues. Les agences HTA fonctionnent déjà dans de nombreux pays. En Afrique du Nord, la Tunisie dispose déjà d’une telle agence.
F.N.H. : A votre avis, quels sont les mécanismes à mettre en place pour accompagner la réforme du secteur de la santé ?
A. B. : D’abord, un financement suffisant accompagné d’une bonne gouvernance, avec notamment des objectifs précis et des outils de suivi et d’évaluation des réalisations par rapport à ces objectifs. Une digitalisation intégrée robuste et protégée de tout risque de piratage ou de fuites des données personnelles des patients sera indispensable pour la réussite de ce projet. Concernant le volet ressources humaines, des actions immédiates, telles que les mises en place des partenariats public-privé pour profiter des énormes ressources médicales privées. Notre système de santé doit s’appuyer de manière équilibrée sur les 2 secteurs, public et privé. Par ailleurs, la confiance dans les structures hospitalières publiques doit être restaurée non seulement à travers la mise à niveau des infrastructures hospitalières, mais aussi en transformant les CHU et les hôpitaux en de véritables pôles d’excellence médicale et en y améliorant la qualité de l’accueil. Il n’est pas normal que le secteur de santé privé capte 90% des frais remboursés par l’AMO, ne laissant que des miettes aux hôpitaux, CHU etc. Si rien n’est fait, ce déséquilibre entre le secteur de santé privé et public risque de s’aggraver. L’offre en cliniques et en hôpitaux privés a connu un développement extraordinaire aussi qualitatif que quantitatif, et le secteur public doit suivre.
F.N.H. : La promotion des médicaments génériques est primordiale pour la préservation des équilibres financiers de l'Etat, particulièrement avec la généralisation de la couverture médicale. Pourtant, la part desdits médicaments est seulement de 40% dans le marché pharmaceutique marocain. Selon vous, comment peut-on rectifier le tir ?
A. B. : Le rôle des médicaments génériques et des biosimilaires pour l’amélioration de l’accès aux soins et pour le maintien des équilibres financiers des caisses des organismes gestionnaires de l’assurance maladie et des optimisations des dépenses de santé a été largement démontré. Les médicaments génériques représentent aujourd’hui un peu plus de 45% dans le marché pharmaceutique privé et beaucoup plus dans le marché public. En revanche, la présence des médicaments biosimilaires au Maroc est restée malheureusement très timide. La véritable conquête du marché national par les médicaments génériques, qui a commencé au début des années 90, a permis l’accès à de nombreux médicaments, toutes classes confondues, et à l’émergence d’une industrie pharmaceutique nationale forte qui s’est construite essentiellement autour de ces médicaments génériques. Dans une étude que nous avons réalisée en début de l’année 2022, nous avons simulé un marché pharmaceutique privé marocain, de même taille et de même structure de consommation que le marché pharmaceutique privé, mais sans aucun médicament générique, sur la période 2015-2016.
Les calculs ont montré que ce marché hypothétique sans génériques aurait coûté à nos patients 22.699,6 millions de dirhams de plus que les 113.583,3 millions de dirhams qu’ils avaient effectivement dépensés sur la période 2015-2021, soit une dépense cumulée de 136.282,9 millions de dirhams. Rien que pour l’année 2021, les dépenses des patients auraient été de 22.305,7 millions de dirhams au lieu des 18.528,3 millions qu’ils avaient effectivement dépensées en 2021, soit une économie de 3.777,5 millions de dirhams pour nos patients et pour les caisses des organismes gestionnaires de l’assurance maladie. Quant à l’amélioration de l’accès aux médicaments, les données d’IQVIA (anciennement IMS Health) ont montré que la différence de volume du marché pharmaceutique privé entre 2015 et 2021 a été de 71,7 millions d’unités-boites. Dans ce volume additionnel, les génériques ont représenté pratiquement les 3 quarts ou plus, exactement 74,9% contre 25,1% pour les médicaments princeps. Ceci traduit un accès plus facile et plus large pour les médicaments génériques que pour les princeps. Sur un autre plan, les données d’IQVIA ont montré que les médicaments génériques ont été le véritable levier du marché pharmaceutique privé, puisque leur taux de croissance cumulé sur la période 2015-2021 a été de +45% contre seulement +9% pour les princeps et +22% pour l’ensemble du marché pharmaceutique privé. La mise en place de la couverture sanitaire universelle (CSU) rendra indispensable l’optimisation de l’offre en médicaments pour couvrir les besoins d’une population beaucoup plus élargie à travers la priorisation des médicaments génériques et biosimilaires.
F.N.H. : Le projet de loi n° 10.22 portant création de l’Agence marocaine du médicament et des produits de santé a été adopté en commission au Parlement il y a quelques jours. Quelle serait la plus-value d’une telle agence par rapport à la direction du médicament et de la pharmacie actuelle ?
A. B. : L’évolution des sciences et des technologies pharmaceutiques a été telle que la bonne vieille direction du médicament et de la pharmacie est devenue complètement dépassée et n’était plus en mesure de traiter des dossiers de plus en plus importants et complexes, qu’il s’agisse de médicaments, de dispositifs ou encore d’équipements médicaux. De plus, le fonctionnement et le management dans une agence des médicaments et des produits de santé, qui est autonome administrativement et financièrement, sont tout autres que ceux d’une direction du médicament et de la pharmacie. L’agence sera dotée d’un Conseil d’administration, en plus de son directeur et de multiples pôles dédiés aux différents aspects liés aux médicaments et aux produits de santé, tels que la pharmacovigilance, les études économiques et financières ... Ces cadres travailleront avec des objectifs prédéfinis et rendront compte quant à l’atteinte ou non de leurs objectifs, ce qui est totalement différent du fonctionnement bureaucratique lourd et peu efficace d’une direction. Avec ces moyens financiers, l’agence pourra être plus attractive pour des compétences de haut niveau.