Roman de sensations immédiates. Le récit, ici, conduit comme une épure. Un récit en forme de confession d’un personnage, Mathilde, qui est à l’évidence l’ombre portée de Leïla Slimani. Plus que des confidences, modalisées par l’univers romanesque, les paroles énoncées font l’effet d’une profession de foi.
Patient comme des pierres, le livre nous laisse le temps de vaincre notre incroyance en lui. D’autant que les pages fiévreuses, très sensibles au plus près des choses et des êtres, contiennent la promesse d’une œuvre majeure. Les personnages au désespoir élégant, aux incertitudes mortelles ne sont pas sans rapport avec l’auteur lui-même.
En 1944, Mathilde, une jeune Alsacienne, s’éprend d’Amine Belhaj, jeune soldat marocain, trop beau, engagé sur le front dans l’armée française. Après la Libération, ils s’installent au Maroc à Meknès, ville de garnison et de colons. Sitôt, hanté par une folle envie d’aventure incroyable, voulant tout vivre, Mathilde se sent vite étouffée par le climat rigoriste du Maroc. Alors que son corps demandant de la jouissance, elle se retrouve donc freinée dans son désir, dans son épanouissement, son émancipation… Seule et isolée à la ferme avec ses deux enfants, elle souffre de la méfiance qu’elle inspire en tant qu’étrangère et du manque de l’argent.
A vrai dire, ni Mathilde, ni Amine ne seront épargnés par le sentiment d’être étranger. D’autant que tous les personnages de ce roman vivent dans «le pays des autres» : les colons comme les indigènes, les soldats comme les paysans ou les exilés.
Et ce, malgré les croyances dans les valeurs et la légitimité de faire la guerre pour un pays qui n’est pas le sien, Amine demeurera un étranger. Ainsi, dès lors que la guerre s’arrêta, il regagne le Maroc à nouveau. De là, il se rend compte que ce sentiment d’appartenance fugace qu’il a eu pendant la guerre dans l’armée française s’est éteint.
Quant à Mathilde, elle est rejetée par les colons du fait qu’elle soit mariée à un indigène. Pour eux, en faisant ce «mauvais mariage», elle sort du clan de la communauté.
Mais dans cette histoire d’amour, qui s’immisce dans les interstices de la mémoire et des sentiments, Leïla Slimani suspend parfois son vol pour nous gratifier de pages terribles sur une époque à la fois tyrannisée par les jeunes et obsédée par le jeunisme. Les dix années que couvre le roman, sont aussi celles d’une montée inéluctable des tensions et des violences qui aboutiront en 1956 à l’indépendance de l’ancien protectorat.
Malgré les torts, les personnages tirent, ici, des imbroglios amoureux avec une aisance merveilleuse. Leïla Slimani sait pousser l’imagination dans ses retranchements. L’amour est, certes, si transparent qu’il pétille à tout bout de champ. A coups de bons mots, de petits rires secs.
(«Le pays des autres», de Leïla Slimani. Editions Gallimard, 2020, 368 pages)
Par R.K.H