Les Éditions Orion viennent de publier le dernier essai de philosophie de Abdelhak Najib. Après : «La rédemption par le péché», «La dignité du présent», «Inhumains», «Le forgeron des eaux» et «La vérité est une zone grise», le philosophe marocain approfondit sa réflexion et sa pensée autour de questions cruciales telles que la fin d’une époque, l’effondrement d’une forme de cette civilisation thermo-industrielle, la place de l’homme sur l’échiquier des valeurs, les crises morales, l’humanisme, la mort des libertés et la fin de tout espoir dans un monde en déshérence. Un essai sans concessions.
Par Docteur Imane Kendili (écrivaine et psychiatre)
Le propos de Abdelhak Najib est limpide. Il ne souffre d’aucune ombre. D’emblée, il nous donne le ton : «L’homme participe de l’élan. Il est destiné aux hauteurs. Il est né pour se perdre dans l’étendue inconnue de son périple. L’homme est un voyageur. C’est un pèlerin qui doit marcher, qui doit encore marcher, sans jamais s’arrêter, sans jamais atteindre aucun sanctuaire». L’homme est un aventurier, précise le philosophe. Il est appelé à monter les vagues, il est destiné à épouser les courbes du vent, il est sommé de grimper les cols les plus infranchissables en basculant vers toutes les plaines ouvertes, sans jamais s’y installer. L’homme rejette toute forme de facilité et force le destin. «L’homme veut se battre. Il veut se surpasser. Il se dépasse. Il va vers le danger et il le met au défi. Car, il sait que c’est là une mise à l’épreuve qui le rendra encore plus fort, encore plus résistant. L’homme sait que c’est au prix de sa vie qu’il doit acquérir le savoir et honorer la connaissance. L’homme apprend. Toujours. L’homme cherche. Sans arrêt. Il ne veut rien trouver. Au contraire, il veut s’égarer pour inventer ses multiples chemins qui le promènent partout, mais qui ne mènent nulle part», ajoute Abdelhak Najib qui énumère ici toutes les variétés de cheminement que l’homme peut entreprendre pour ne pas sombrer dans son propre oubli. Il y a là une grande forme d’exigence envers soi pour ne pas verser dans ce que la masse des humains croit être la vie aujourd’hui. Il y a là une profonde résistance née d’une grande résilience qui fait que l’homme, celui qui refuse d’être un simple numéro de série, marche vers lui-même, crée son propre destin et donne corps à une destinée autre que celle de tous ceux qui ont vendu leur âme à tous les diables et à tous les saints.
Un monde fini
«L’homme sait que pour avoir cette trajectoire qu’il a choisie comme sienne, il lui faut tourner le dos à un monde factice et agonisant. Il sait qu’il doit refuser le commerce de tous les marchands d’espoir au rabais. Il sait qu’il doit rejeter les appels de ces commerçants qui vendent de tout et qui brassent surtout du vent le faisant tournoyer pour assommer les chalands. Cet homme reconnaît tous les bonimenteurs et les démasque. Il flaire la supercherie à mille lieux et la combat avec vigueur. Cet homme s’applique à éviter toutes les tentations d’une société consumériste où tout a un prix mais rien n’a aucune valeur», affirme Abdelhak Najib qui en appelle à une autre version de cette humanité larvaire et grégaire qui tombe en lambeaux, qui se délite dans les fondements s’effritent sous le poids du futile, du médiocre, du factice. Cet homme extirpe les mauvaises graines de son territoire pour le nettoyer des scories de tous les apothicaires assoiffés de duper les gens en leur proposant de la camelote en guise de nourriture de l’esprit. Cet homme exige de tous le même cheminement que le sien avant de frayer avec lui. «Un homme qui n’a pas franchi le col comme tu viens de le faire ne saura jamais ce que grimper veut dire ni ce que basculer dans l’inconnu peut bien signifier. Un homme qui ne s’est pas perdu dans tous les déserts, avec jubilation et euphorie, ne peut pas saisir ce qu’est de se retrouver dans chaque pas que l’on invente. Un homme qui ne refuse pas tous les banquets pour se contenter du peu qui lui procure cette joie diffuse d’être frugal et toujours léger, est un humain destiné à l’abattoir des jours, parce que repu, parce que ballonné, parce que rassasié de tout et surtout de vide. Cet homme qui se mesure aux plus vaillants refuse tous les lauriers, car là n’est pas sa victoire», insiste le philosophe qui nous donne à lire un condensé de sa vision de la vie et de l’humanité, un concentré de sa pensée sur la transmutation des valeurs courantes qui ont fini d’achever l’homme en le réduisant à un simple numéro de série qui consomme et qui attend la fin.
Abdelhak Najib nous dit clairement et sans l’ombre d’une hésitation que la victoire de l’Homme sur les contingences de ce monde hurlant se gagne au prix de toute une vie, qui, au soir de sa trajectoire, sait qu’elle a tenté l’impossible sans jamais tomber dans la facilité. «Cet homme respire l’air froid des hautes altitudes, avec l’aigle pour compagnon de tous les sauts dans le vide. Cet homme incarne enfin son propre idéal car il vit et avance de telle sorte qu’il voudrait toujours revivre chaque instant de cette vie mise en branle, par lui, pour se découvrir à soi, dans ses nombreuses variations», ajoute le philosophe.
Croisade individuelle
Au fil des pages de cet essai à la fois dense et précis, Abdelhak Najib nous invite à poser cette question : à supposer que cet homme torturé de toutes parts, à prendre cet homme menacé par tout et tout le monde, cet homme en proie aux dents aiguisées des machines rutilantes qui veulent l’écraser, à supposer donc qu’il dépasse tout ce danger et toutes ces menaces, serait-il pour autant heureux ? Peut-il prétendre à une forme de sérénité élevée qui le transcende et l’isole dans un grand sentiment de joie diffuse ? Oui, répond le philosophe. À condition que cet homme devienne l’individu qu’il devait être, qu’il échappe à la menace de la technologie, qu’il se crée des territoires mouvants en ne s’installant nulle part, tournant toujours le dos aux appels de toutes les sirènes de cette fausse modernité moribonde. Et dans cette voie qui est la sienne, inventée au fur et à mesure qu’il découvre son chemin, cet homme arrivera-t-il à sauver son humanité primale ? Pourrait-il redonner un sens fort à son héritage le plus précieux, à sa grandeur humaine, dans un monde qui l’héberge pour qu’il en fasse le meilleur endroit à vivre et à apprendre l’art d’être heureux ? Cet homme pourrait-il rejeter tous les appels d’un monde façonné de toutes pièces pour trahir l’humain en nous ? Cet homme arriverait-il à se passer de ce que ce monde est devenu, au fil des temps, c’est-à-dire cette immense braderie d’artifices, ce fatras hideux de biens asservissants qui paralysent les humains et les mutilent ? Cet homme est-il capable de détruire cette haute muraille érigée par ladite modernité, entre l’homme et son idéal ? «Rien n’est moins sûr dans un monde hostile et défiguré qui ne connaît que le langage de la catastrophe, qui semble avoir été programmé pour en finir avec cette humanité malmenée, dans un dernier assaut virtuel qui achève le travail de sape entamé il y a de cela quelques siècles. Cet homme ne peut détruire toutes ces nouvelles idoles, faites de bric et de broc, avec leur enveloppe plastifiée, que s’il a trouvé en lui cette volonté de puissance qui l’élève au-dessus de toutes les contingences d’un monde fini. C’est au prix de tant de luttes et de combats que cet homme peut enfin passer d’une cime à l’autre, dansant sur tous les abîmes, faisant entendre cette ancienne chanson qui parle d’un homme qui a appris la vie et désappris la fausseté. Un homme qui sait voler avec l’aigle et manger avec le lion en tournant le dos à tous les singes se méfiant de l’immobilité des reptiles et de la docilité des chiens», assène Abdelhak Najib.
Au-delà de ce monde
Comment se profile alors l’après-monde quand celui-ci aura fini son agonie dans un dernier éclat de fausseté et de supercherie ? Quelle configuration affichera-t-il, après avoir épuisé tous ses artifices et toutes ses tromperies ? Quelle place y sera allouée à cet homme malmené et perdant tous ses repères, après avoir cru béatement en un univers de faux-semblants et de mensonges ? «Tout porte à croire que nous sommes à la fin d’une ère sans savoir quelle nouvelle ère prendra sa place, au vu de tout le flou et le doute qu’engendre la fin annoncée de ce monde épuisé. Aujourd’hui, une dernière page se tourne, et nous n’avons pas eu le temps d’en lire tout le drame ni toutes les péripéties. Nous avons tout juste la certitude -pour une fois- que rien ne sera plus jamais pareil, que ce qui vient ne ressemble à rien de ce que nous avons connu auparavant, que ce qui se prépare affiche déjà une silhouette faite de terreur et d’horreur, que ce qui prend corps donne à voir une étendue de doute bâtie sur un socle mou et bancal», souligne le philosophe qui donne ici la somme considérable d’un travail en profondeur de plus de trente années de recherches assidues sur la question de l’homme moderne face à sa fin programmée.
Fantômes angoissés
En effet, selon le penseur, nous entrons aujourd’hui de plain-pied dans l’inconnu. Nous devons en assumer tous les défis, mais serons-nous nombreux à ressentir cette puissance qui grandit en nous et qui défie tous les ordres établis ? Serions-nous armés pour ce nouveau monde qui semble se passer de nous, qui montre déjà que l’humain est fichu et qu’il n’a plus aucune prise sur l’avenir de l’humanité ? Allons-nous cohabiter avec la machine et ses corollaires techniques et technologiques en nous pliant aux impératifs d’une autre logique du vivant ? Avons-nous assez d’endurance aujourd’hui pour faire face et s’imposer dans cette ère technologique sur laquelle nous n’avons aucune prise et qui nous ronge de toutes parts comme un rouleau compresseur qui écrabouille en nous les dernières résistances ? Et qu’en est-il de la vie en société, ce conglomérat de fantômes apeurés et angoissés, qui errent ne sachant plus où donner de la tête, obnubilés par les néons et les spots ? Comment les rapports entre humains vont-ils s’agencer dans un monde où l’individu semble déjà banni au profit du groupe, de la communauté, du conglomérat de bouts d’humains estropiés et boitillant ? Serions-nous de simples consommateurs en fin de parcours qui disparaîtront pour de bon quand le monde n’aura plus rien à vendre ? Serions-nous des ombres droguées et égarées sur les autoroutes de la perdition, avec la bave à la gueule et le cœur absent ? Toute une somme de questionnements qui doivent être pris en considération aujourd’hui pour réfléchir la place de l’homme dans une équation à plusieurs inconnues où plus rien de ce qui a fait l’humanité jusque-là n’a de prise sur le monde qui prend déjà corps et qui a annihilé l’ancien.
L’homme abîmé
«Dans un sens, nous sommes persuadés que l’homme de demain n’est déjà qu’une pâle copie de ce qu’il a été, et qu’il n’aura aucune prise sur le monde qui l’utilise en l’usant jusqu’à la moelle ne laissant aucune place à la réflexion, à la contemplation de ce désastre béant qui gobe tout dans un acte d’horreur infinie», nous répond Abdelhak Najib. Cet homme consumé, au mieux, fait partie du décor comme tant d’autres gadgets qui remplissent le temps en attendant leur date de péremption. Au pire, quelques individus, irréductibles convaincus, forment quelques poches de résistance et retournent à l’aube des temps pour démarrer une nouvelle façon d’être à soi et au monde, en évitant les écueils du passé et en ne croyant dans aucun salut futur. Ce sont-là les derniers vaillants qui refusent de plier l’échine et rejettent toute technologie au nom de leur humanité fragile et menacée. Ceux-ci devront réinventer le bonheur, ils devront trouver un sens à l’éphémère et n’espérer plus rien. Ce sont les derniers survivants d’un monde brûlé dont les vestiges portent les traces d’un sacrifice en bonne et due forme, perpétré au nom des richesses à accumuler, d’une course frénétique derrière le gain, le bénéfice, la croissance. «Celle-ci, devenue l’unique religion d’un monde défiguré et méconnaissable, dicte toutes les lois. La croissance dirige les passions. Elle gère les attentes et les précipitations. Elle manipule tous les discours et offre des slogans pour appâter des populations aux abois, aveuglées par tant de projecteurs fixant les prix à mettre sur l’abandon de soi au nom de la modernité. Oui, la croissance qui assujettit. La croissance qui domine. La croissance qui soumet. La croissance qui broie. La croissance devenue religion quand tous les autres dieux ont perdu leur lumière face aux spots urbains zoomant sur des marchandises attrayantes et traîtresses. Oui, la croissance qui s’érige en unique credo dans un monde où le travail est forcé, usant de la force de tout ce prolétariat agonisant, qui attend sa paye pour s’endetter et donner son cou à la guillotine des jours», insiste le philosophe. C’est avec cette humanité que l’homme qui survit à l’holocauste de la marchandise, devra croiser le fer pour ne pas sombrer dans l’oubli. Car l’histoire, telle qu’elle s’écrit déjà, nous laisse deux choix : attendre et crever, la gueule ouverte, le corps livré à tous les charognards. Ou résister pour mieux vivre, pour mieux mourir.
«Et que crève le vieux monde», aux éditions Orion, 300 pages, février 2022. Disponible en librairie.