«J'ai choisi la peinture parce qu'elle m'était autant nécessaire que la nourriture. Elle me semblait être une fenêtre par laquelle je pouvais m'envoler dans un autre monde». Marc Chagall
Mohamed Abouelouakar compte parmi les plasticiens les plus profonds de l’histoire des arts plastiques au Maroc. Son œuvre est présente dans plusieurs grands myseees du monde. Le Métropolitain de New York lui rend hommage dans un catalogue spécial Artistes du monde arabe.
Il y a ce songe inavoué qui se joue et se rejoue en continu tout au long de l’œuvre de Mohamed Abouelouakar. Il y a là un rêve secret qui s’obstine à surgir, de temps à autre, pour nous donner quelque indice sur une autre vie possible, un autre monde probable, une dimension que seul le peintre peut toucher. Mais au-delà de cet onirisme récalcitrant, il y a chez lui cette imagerie qui se compose comme un plan-séquence. Ce qui nous renvoie à sa passion pour le cinéma, lui qui a réalisé un film fort intéressant, intitulé Hadda, au début des années 1980. C’est ce va-et-vient entre le rêve dissimulé et l’image qui tourne sur elle-même, en vingt-cinq plans par seconde que se niche le regard furtif d’un plasticien qui a exploré des contrées inconnues de lui-même en creusent profondément dans ses angoisses, ses peurs et ses doutes les plus déroutants.
Et c’est face aux travaux de Mohamed Abouelouakar que nous vérifions cette phrase si pleine de sens d’Akira Kurosawa disant que : «Le cinéma ressemble tellement aux autres arts; s'il y a des caractéristiques éminemment littéraires, il y a aussi des caractéristiques théâtrales, un aspect philosophique, des attributs empruntés à la peinture, à la sculpture, à la musique». De fait, nous trouvons tous ces niveaux de lecture dans l’oeuvre multiforme de l’artiste, puisque chez lui la couleur porte en elle des caractères littéraires évidents, que le trait et la ligne sont d’essence philosophique tout comme le jeu des ombres et de la lumière nous renvoie au théâtre ainsi que les compositions des toiles qui sont autant de notes de musique qui défilent sur le cadran du tableau. Cela rejoint aussi ce regard profond d’Andreï Tarkovski qui dit que : «La liaison et la logique poétique au cinéma, voilà ce qui m'intéresse. Et n'est-ce pas ce qui convient le mieux au cinéma, de tous les arts celui qui a la plus grande capacité de vérité et de poésie?». Et nous touchons du regard cette présence cinématographique dans les compositions des toiles de Mohamed Abouelouakar, qui transpose d’un art à l’autre et les outils et les nuances doublées des moyens d’expression propre à chaque discipline. C’est aussi dans ce sens que Nicole De Pontcharra dit à propos de la peinture de Mohamed Abouelouakar : «Mohamed Abouelouakar va donner forme et couleurs aux émotions, au tremblement de l’angoisse existentielle, aux vieux rêves occultés, aux projections oniriques que tout poète porte en son âme et son corps.
Il brasse avec les figures, les pigments, les lignes, les photographies, le grand fleuve de l’être, grondant, riant, d’être en vie, pleurant ses morts et ses malheurs. Saisir, immobiliser le réel évanescent : la démarche d’Abouelouakar, à l’écran comme sur la toile ou le papier, est d’abord spirituelle, poétique. Au départ est la vision, que cerne la plume ou le crayon. L’image jaillie des profondeurs, parle. Elle a l’évidence du rêve ou de la révélation». Et c’est entre le songe et l’apocalypse dans son premier, celui de dévoilement que se situe le périple pictural d’un peintre-poète, d’un mystique transi par l’amour, comme on peut le lire chez Marc Chagall dont on retrouve quelques bribes dans l’oeuvre de Mohamed Abouelouakar : «Comme sur la palette d’un peintre, il n’y a dans notre vie qu’une seule couleur qui donne un sens à la vie et à l’art, la couleur de l’amour». Cette élévation des êtres et des choses au-delà des contingences du réel avec ses innombrables variations; cette volonté de planer toujours au-dessus de ce qui nous emprisonne ici-bas; ce désir impétueux d’épouser d’autres sphères, de donner corps à d’autres dimensions qui s’enchevêtrent et communiquent entre elles dans un langage secret, une langue à réinventer.
À un autre niveau, Mohammed Ennaji a raison de parler de l’œuvre de Mohamed Abouelouakar comme «un bouillonnement incessant qui jaillit, en lave incandescente, de la rage volcanique qui habite l’artiste et qui lui vient de loin. Explorateur inlassable, inclassable, celui-ci siège dans les hauteurs de son temps, abondamment inspiré dans l’intimité de son atelier, assuré en médium attitré de surprendre notre avant et notre après. Il est à l’affût de la quintessence de son être qui est bien le nôtre. Son œuvre est tissée dans et de ses va-et-vient, où il est constamment en quête de la mouture de son identité. C’est ce souci de l’essence identitaire qui traverse son travail, motive son acharnement, unit ses toiles, pilote ses coups de pinceaux. Il fonde sa vocation». Certes, il y a ce magma intérieur qui finit toujours par déborder en une lave qui s’évapore au contact de l’air au lieu de durcir et de devenir immobile, car, chez le peintre, tout est mobilité, aucune position statique n’est ici à déplorer dans une peinture en mouvement, telle une danse filmée au ralenti. Mais il y a là aussi une introspection mystique déclarée chez un peintre qui a toujours trouvé dans le soufisme une voie du cœur et une ascèse de l’âme. Un soufisme délesté des lourdeurs du dogme. Une voie de l’esprit qui aspire à l’élévation, constante immuable de tous les travaux de Mohamed Abouelouakar. Et c’est ce vœu du plus haut, du plus élevé, de ce qui échappe à la pesanteur du bas qui fait de cette peinture un véritable voyage vers la liberté de l’être qui s’affranchit de tout ce qui oblitère la vision.
L’écrivain Mustapha Kebir Ammi décrit la peinture de Mohamed Abouelouakar en ces termes : «La peinture d’Abouelouakar peut paraître violente, et elle l’est, souvent, mais elle ne fait jamais la part belle aux convenances. La grande cohérence de son propos est magistrale. Souveraine. Elle est ce qui frappe en premier lieu». Cette cohérence souveraine puise son essence dans cette inclination toute naturelle d’éviter les contingences et l’anecdotique pour se situer dans une sphère où le désir suprême est celui qui engage l’être dans un dialogue avec le non-dit. C’est cette parole muette qui traverse toute cette œuvre d’un peintre qui a choisi le silence comme mode suprême d’expression. Un peintre qui inscrit dans son œuvre picturale une dimension au-delà du dire pour s’ancrer dans le sentiment, dans l’émotion qui, elle, naît du silence des sens. Le peintre se trouve alors dans un territoire sans parole, une terre de signes et de formes, une contrée où la couleur jaillit du pas du peintre qui avance dans l’inconnu : «Sa biographie se donne à lire à travers elle, sans hésitation ni repentir. Elle est tout entière contenue dans les interstices, et les tremblements, de son art. Il est de ces artistes dont la peinture jaillit de l’écorce et de la soie de ce qu’ils sont. Ce jaillissement, fait de silence et de cris, est l’expression d’une route, plus que d’un itinéraire, commencée à Marrakech qui a sûrement son importance. Car elle est le berceau, où la lumière du jour a choisi de se jeter, à travers les yeux du peintre, et le lieu des premières émotions. Ajoutons à cela, si on veut, que ce peintre de l’image a étudié le cinéma, croisé la route de Tarkovski, fréquenté les soufis et n’a jamais cessé, depuis toujours, de se nourrir de cette “intranquillité” qui fait de l’artiste le seul recours qui reste aux hommes pour tenter de donner du sens à ce que nous sommes», souligne à juste titre Mustapha Kebir Ammi, qui nous donne ici en filigrane l’ombre éthérée de Fernando Pessoa qui voltige loin de la tranquillité pour écouter le bruit du monde et le traduire en notes de musique. C’est dans ce sens que les œuvres de Mohamed Abouelouakar se regardent aussi comme une séquence filmique à part entière. On peut en faire des montages différents, avec des sens et des significations multiples et souvent contradictoires, ce qui octroie encore plus de profondeur au propos secret d’une œuvre qui se refuse à l’étiquetage plat des critiques qui veulent emprisonner les artistes dans des cases suivant des schémas d’analyse comme si la peinture pouvait entrer dans un laboratoire.
À plus forte raison devant un peintre qui a tout osé, qui a tout défié, qui n’a jamais connu de limites en dehors de celles intérieures qu’il ignorait lui-même. «Il ne s’interdit rien. Il part du principe qu’il est homme, comme aurait dit Térence, et que rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Il se sent partout chez lui, sur cette vaste terre que les hommes s’acharnent à défaire. Frère d’Ibn Arabi, de Chagall et de Tarkovski. Notre destin d’hommes est la seule chose qui lui importe», comme le précise Mustapha Kebir Ammi. Homme libre. Homme multidimensionnel. Homme réfractaire. Homme libertaire. Homme rêvant d'un monde en gestation, un univers à venir. Homme qui crée un chemin sans repères parce qu’il ne veut aucun retour. Homme qui se suffit de marcher vers une source où il peut avoir plus de clarté pour éclairer ses personnages, toutes ces figures qui peuplent son univers pictural et sillonnent ces espaces ouverts et denses auxquels le peintre donne naissance. Ce qui précise notre sentiment que face aux travaux du peintre, nous sommes face à un travail iconoclaste, face à une approche qui ne ressemble à aucune autre et qui puise sa quintessence au-delà de l’art lui-même, comme l’affirme Robert Rauschenberg : «Ce n’est ni de l’Art pour l’Art, ni de l’Art contre l’art. Je suis pour l’Art, mais pour l’Art qui n’a rien à voir avec l’Art.
L’Art a tout à voir avec la vie, mais il n’a rien à voir avec l’Art». Le mot est lâché : la vie. La vie dans ce qu’elle a de plus inconnu, de plus secret, de plus terrible, d’effrayant, d’horrible, d’insaisissable, de fuyant, de fugace et de volatile, comme chez les alchimistes dont la quête de la pierre philosophale est avant tout une marche et une démarche vers soi, vers qui nous pourrions devenir. C’est dans cette optique que Mohamed Abouelouakar passe d’un registre à l’autre sans jamais se répéter ni se mirer dans les contours de son œuvre. Il ne veut pas insister ni souligner ce qu’il peint. Il le donne en offrande, et à nous d’y voir ce que nous portons au cœur de nos secrets. À nous de le sentir au plus près des vérités changeantes du cœur, comme l’affirme Mustapha Kebir Ammi, qui connaît bien cet univers à la fois unique et encore inconnu du peintre : «Il n’y a aucune redite, aucun commentaire. Il ne décrit jamais. Son œuvre est une plongée vertigineuse dans les terres brûlantes, les territoires reculés de l’âme. Il dit ce qui se cache et se dérobe. Il court d’une toile à l’autre pour saisir l’insaisissable. Il y a tout à la fois l’instant et le lointain. La mémoire involontaire, pour reprendre le mot proustien, est mise en présence de ce qui, dans le présent, la menace ou l’assiège. Sa traversée des apparences est une traversée du monde. Il réécrit nos peurs, avec des figures autorisées et d’autres, qui le sont moins».
Par Abdelhak Najib
Écrivain-critique d'art