C’est l’écriture, à laquelle en appelle le narrateur à plusieurs reprises dans le roman, qui est garante de cette remémoration. Ce refus de l’amnésie, Le Printemps des feuilles qui tombent, le comble d’une autre façon, en suivant l’axe tracé par une intrigue romanesque définie et qu’il est possible de rappeler. À Casablanca, deux amis se préparent à une manifestation destinée à faire vaciller le régime. L’organisateur en est Khalid, qui opère la jonction politique avec des groupes islamistes. Son ami Simohamed, enseignant diplômé devenu poissonnier, qui fait vivre sa famille par son commerce, est inquiet. Lui-même nage chaque jour des heures pour tenter de franchir le détroit de Gibraltar, et gagner l’Europe. Ils font la rencontre de Selma, jeune femme d’une famille aisée, et qui participe au mouvement. Mais Khalid est surveillé par la police politique, qui tente de l’instrumentaliser.
Le jour de la manifestation voit chacun des personnages confronté à son destin. Certes, ce synopsis rapide ne fournit que peu d’information, mais il permet de limiter le nombre de personnages et de suivre une intrigue qui mêle l’intimité des personnages, en particulier Simohamed, les histoires familiales, et l’atmosphère politique, comme les manipulations. L’enjeu est de démentir l’expression de «printemps arabe», dont le rappel insistant a été fracassé par la réalité des conflits en cours, ou bien, au Maroc, le maintien du statu quo. D’une certaine façon, il s’agit de générer une mémoire de ce qui s’est passé, et de l’inscrire au plus près de l’intime.
Poursuivant ce qui était amorcé dans le récit des enfances, Abdelhak Najib inscrit le déroulement de l’intrigue au cœur même de la conscience des personnages. Le roman ouvre par une dédicace, cette fois «à ma mère», comme si les deux romans ouvraient les deux volets d’une même conscience. Dix chapitres composent le roman, dont les titres jouent également sur le déplacement du lecteur : «le cimetière des vivants» (PF, 47), «conciliabules de spectres» (PF, 61) ou «arithmétique du bonheur» (PF, 105), par exemple, mettent en perspective le contenu des chapitres, en signalant dès le titre la signification que le narrateur omniscient cherche à transmettre, par le biais d’une figure qui s’apparente à l’ironie.
Autre différence avec le roman précédent, les modalités de la narration. Un narrateur omniscient met en action les personnages, même si parfois il intervient dans le cours du récit. La plupart du temps, c’est sur le mode de l’adresse au narrataire : «ne t’avise surtout pas de dissimuler ce qui fait l’essence même de ta vie» (PF, 9); «si tu ne crèves pas après avoir ingurgité un tel breuvage, c’est que rien au monde, ni aucune substance empoisonnée ne peut te tuer» (PF, 113). Cependant, ces différences de composition, de structure, de fonctionnement narratif, voire de style – l’écriture est sans doute moins véhémente, moins jubilatoire aussi – a un lien marqué avec la gravité, qui est le fond d’où émergent les deux textes, et ce lien est inscrit dans les histoires racontées, qui entrent ainsi en communication. Le personnage de Simohamed apparaît dans le premier : «[j’étais] heureux d’avoir une tête pleine, comme disait un professeur que j’avais au lycée. Un type bien, il s’appelait Simohamed. Un gars honnête, en marge de la société, une espèce de révolté, un type survolté avec des cheveux qui rappelaient le Christ» (TD, 88). Ce portrait est confirmé à la lecture du second roman. Le Printemps des feuilles qui tombent est un roman de la désillusion. Casablanca est assimilée à un ogre, et apparaît dans le roman dans la froideur du petit matin, saturée de tonalités sinistres. Les descriptions des espaces sont marquées par l’amertume, l’ironie qui vire parfois à l’humour noir. Dans ce balancement des personnages entre changer le monde et changer de vie, l’histoire racontée dresse un réquisitoire contre les idéologies obscurantistes, l’affairisme, le déni systématique du bien commun au profit d’une politique régie par la satisfaction de l’intérêt privé, les relations de pouvoir appuyées par la corruption et la manipulation. Mais le pire est sans doute l’assentiment quasi général à cette situation de fait, et le narrateur appuie ce constat, par exemple dans l’évocation des fidèles, dans les premiers mots du chapitre «Arithmétique du bonheur» : «L’aube et froide. Les rues sont vides. De rares lampes fades diffusent une lumière éteinte dont la pâle lueur atteste d’un soupçon de vie dans ce cimetière humain. (…) Un muezzin zélé s’époumone en appelant une horde de criminels en puissance à la prière. Simohamed sourit à cet appel et se dit que les hommes sont allés très loin dans l’hypocrisie» (PF, 105).
Au chapitre suivant, «Fin de partie», la description des festivités populaires alcoolisées les samedis soir demeure dans l’ambiguïté : à la fois, abrutissement consenti et éloge d’une vitalité qui subit un nouveau renversement dysphorique. Ce sont ces balancements paradoxaux qui signalent cet effet de seuil évoqué plus haut : le texte balance sans relâche entre l’euphorie de la narration et la dysphorie de l’histoire racontée, parfois au sein d’une même phrase. Ce dispositif est troublant : le narrateur occupe deux places à la fois : il est à la fois impliqué et à distance, et ne cesse de réactiver ce trouble. Il s’agit de décrire et raconter le non-sens, mais à partir d’une place où justement ce balancement est observé et où ce non-sens généralisé fait sens, comme ce par quoi les êtres côtoyés, évoqués, et créés, ne sont pas plongés dans la géhenne par accident, mais en vertu d’un état de fait auquel ils sont depuis longtemps obligés de consentir.
Les romans de Abdelhak Najib traitent de cette sommation à la servitude, et de sa diffusion comme horizon de l’action. Si la fuite loin des lieux de souffrance et sans perspective est un des possibles, ce que racontent les narrateurs des deux romans est d’abord la séparation, qui ne se confond pas avec le surplomb hautain. Au contraire : c’est à partir de l’offense faite aux pauvres et aux démunis, qu’il invente ces histoires, et qu’il reconstruit l’imaginaire dont ils se sont absentés, voire même dont ils ont été empêchés. Mais comme à ces cafards que le narrateur des «Territoires de Dieu» dresse à la course pour déclencher des paris, il confère dignité à des personnages traités par les nantis comme des rebuts. Les deux romans exigent réparation, et inscrivent cette exigence dans le corps même de l’écriture, par leur véhémence, par l’effervescence des images, par la gouaille de ce discours qui fait fi des codes courants de la bienséance littéraire, au prix de risquer la dissolution de la trame narrative et de sa chronologie, voire parfois de sa propre identité, nécessairement diffractée, sans cesse rappelée, comme si elle demeurait incertaine. Comme l’écrit Julia Kristeva, ... la trame narrative est une mince pellicule constamment menacée d’éclatement. Car, lorsque l’identité narrée est intenable, lorsque la frontière sujet/objet s’ébranle et que même la limite entre dedans et dehors devient incertaine, le récit est le premier interpellé. S’il continue néanmoins, il change de facture : sa linéarité se brise, il procède par éclats, énigmes, raccourcis, inachèvements, enchevêtrements, coupures... A un stade ultérieur, l’identité intenable du narrateur et du milieu censé le soutenir ne se narre plus mais se crie ou se décrit avec une intensité stylistique maximale (langage de la violence, de l’obscénité, ou d’une rhétorique qui apparente le texte à la poésie). Cette exigence morale de réparation prend la forme et la force de l’insoumission à l’injonction sociale, puisque ce qui est censé faire société demeure introuvable, caché comme une énigme, et accepté comme telle par la parole courante, comme le fait du divin. Il faut d’une voix forte faire alors entendre sa présence : «Je suis le bâtard de Dieu» (TD, 65) proclame un personnage, à mi-chemin de la dérision et du tragique, quand on le qualifie de «fils de pute». Abdelhak Najib donne à entendre les résonances multiples de cette proclamation.
Par Yves Chemla
Spécialiste des littératures
Université Paris 8