Icône de l'humour pure marocaine, celui que l'on surnommait Abderraouf - du nom de son personnage emblématique d’idiot du village, qui déclenche les catastrophes – s’est éteint dans la nuit de dimanche à lundi à l'âge de 86 ans.
On ne saurait rendre compte ici d’un chemin artistique, brillant, foisonnant, exténuant sans doute. Évocation.
Par R. K. H.
Les monstres sacrés du spectacle sont généralement infréquentables. Infatués de leur glorieuse personne, ils déplacent trop d’air, roulent les mécaniques et couvrent de leur mépris le commun des mortels. Tout règle, comportant son exception, Abderrahim Tounsi en forme une.
Bien que phénix de la scène, sur laquelle il a été présent depuis plus d’un demi siècle, les journalistes qui l’ont naguère interviewé vous diront qu’il ne se prend pas pour le sel de la terre. Bien au contraire, il vous serre la main chaleureusement, s’enquiert de votre santé comme si vous vous connaissez depuis toujours, avant de se prêter aimablement au jeu des questions-réponses.
L’enfonce nous y voilà !
Né en 1936 dans la rue d’Asnou, une de ces ruelles de la médina de Casablanca sur les pesanteurs desquelles se fracassent les rêves de mieux-être des familles déroutées par les caprices de la vie (son père Tunisien était venu pour faire un service civil au lieu d’un service militaire, en Tunisie). Abderrahim n’a pas été épargné par le destin. Alors que son frère aîné, le cadet et le benjamin étaient bichonnés, dorlotés, chouchoutés, Abderrahim, lui, comptait pour du beurre. Il y avait dans cette affection à géométrie variable de quoi azimuter le gamin. Et comme il faisait beaucoup de bêtises, ses géniteurs n’avaient d’autre choix que de le confier à sa tante Maryam à l’âge de quatre ans. Il n’en fut délivré d’une maison que pour être enfermé dans une autre.
La mistoufle s’attachait aux pas de l’artiste en herbe. A peine avait-il atteint les rivages incertains de la pré-adolescence qu’il perdit sa mère suite à l’accouchement d’un cinquième enfant. Elle était la seule à lui apporter une bienfaisante chaleur dans un contexte d’aridité sentimentale. Il la pleura longtemps de toutes les larmes de son cœur qu’il s’efforça de taire pour dire son fait à sa tante, qui n’a pas pu l’inscrire à une école.
Puis, en guise de «distractions», le petit Abderrahim s’est vu offrir d’abord un séjour à l’école des fils de notables. C’était l’époque du Masjid, de l’apprentissage du Coran. Il y resta jusqu’à la sixième; jusqu’au jour où il entendit la maîtresse traiter les Marocains d’arriérés, de sous-développés et d’ignorants. Ceci, le petit Abderrahim ne peut le sentir. De fait, il décida de tirer sur sa laisse et de n’en faire qu’à sa tête.
Lâché dans la nature, l’enfant passe le plus clair de son temps à courir et jouer. Il en récolte un goût affirmé pour la liberté. Bientôt contrarié. Son père s’aperçoit, par inadvertance, lorsqu’il le reprend à la maison, qu’il a dix ans, l’âge de retrouver l’école. On l’y fourre, à son corps défendant.
Satire dans tous les sens
A l’aube des années cinquante, le Maroc commençait à secouer ses fers. Résolu à prendre part à la lutte libératrice, l’adolescent Abderrahim s’enrôla sous la bannière du Mouvement national. Ce qui lui a valu l’incarcération dans les geôles par les autorités coloniales. Un an après, il fut élargi à l’occasion du retour de feu Mohammed V.
Parmi les emprisonnés, trois jeunes gens cherchaient quelqu’un pour faire un petit sketch afin de se moquer des Français et, surtout, d’apporter un peu de gaieté. Ils n’en trouvèrent pas mieux que Abderrahim pour cette mission. Dans une immense chambre de prison, il joue brillamment en imitant avec un talent comique certain l’accent d’un montagnard. C’était la première fois qu’il montait sur scène pour un vrai spectacle. Aussitôt libéré, il débute dans le théâtre. Il avait un don inouï, qui ne demandait qu’à éclater.
Alors qu’il travaillait encore au cimetière des Chouhada comme conservateur (c'était lui qui donnait le numéro des tombes), des amis lui ont proposé de les accompagner dans un spectacle. Ce qui fut fait. Certes, à condition qu’il revienne le soir même pour son travail, car il n'avait pas le droit de s’absenter afin d’être là à tout moment en cas d’inhumation.
Après quelques mois, il tombe sur un sac renfermant un costume resté dans sa voiture. Il l’ouvre et essaye les vêtements qui s’y trouvent. En se regardant dans le reflet de la vitre de l’auto, il se mit à mimer avec une voix nasillarde comique son ancien camarade de classe qui faisait beaucoup d'imbécilités sans le savoir. Ayant trouvé enfin sa voie, c’est à ce moment-là qu'Abderraouf est né.
Il finit quand même par se jeter à l’eau. Ses rôles s’enchaînèrent sur un tempo soutenu. Son interprétation conquiert l’exigeant aréopage. Dès lors, il passe de plain-pied dans la cour des grands. Avec superbe…