◆ Face à la crise induite par la pandémie de coronavirus et la montée des risques, les banques doivent redessiner une nouvelle vision pour l’industrie du crédit, basée sur une approche holistique de l’emprunt, et appuyée par une optimisation de la data et de ses outils, estime Yacine Faqir, DG de Quantik DBCB Credit Bureau, 2ème Credit Bureau agréé par Bank Al-Maghrib au Maroc depuis 2015. Entretien.
Propos recueillis par A. Elkadiri
Finances News Hebdo : Quels sont les principaux changements de paradigmes en cours pour le secteur bancaire national confronté à la crise induite par la pandémie de coronavirus, que ce soit sur les plans organisationnel ou opérationnel ? Le secteur entre-t-il dans une phase critique de son histoire ?
Yacine Faqir : Avant d’amorcer un véritable changement de paradigme, les banques doivent commencer par gérer l’urgence. Elles vont accuser des contre-performances importantes sur les prochains trimestres en termes de revenus, notamment ceux liés à l’industrie du crédit.
Tout prête à penser que la relance de la machine économique sera lente et surtout corrélée à la vitesse du regain de confiance qu’auront les Marocains à reprendre une vie «normale» et la capacité des ménages à récupérer leur pouvoir d’achat. Le Maroc aura connu le confinement le plus long de tous les pays et donc une mise en coma artificielle prolongée de son économie.
Sur un horizon relativement court, nous risquons de voir des entreprises incapables de subir le choc et donc d’honorer leurs engagements. Même son de cloche pour les consommateurs qui, je pense, ne vont pas se ruer sur le crédit au déconfinement, non seulement parce que nous n’avons pas une culture agressive de l’emprunt, mais parce qu’avec les pertes d’emplois et les réductions de salaires, la tranche éligible au crédit risque considérablement de se contracter.
C’est justement dans ce contexte que les banques doivent redessiner une nouvelle vision pour l’industrie du crédit. Une vision conçue sur une approche holistique de l’emprunt avec des Départements risque, recouvrement, marketing qui travaillent en unisson et non en silo; le tout appuyé par une optimisation de la data et de ses outils.
Le reste du monde bancaire a déjà amorcé le virage de la Data Analytics pour mieux connaître le consommateur, mieux l’évaluer, mieux l’accompagner dans un nouveau paradigme où la banque anticipe les besoins de ses clients. Malheureusement, force est de constater que des leviers comme l’intelligence artificielle, l’organisation «Agile» ou encore la Big Data sont sous, voire pas, utilisés par les établissements de crédit au Maroc.
Il est impératif que nous puissions très rapidement digitaliser la totalité des services bancaires y compris le crédit. Aujourd’hui, il faut se déplacer en agence, attendre la délibération ensuite attendre la période de rétractation de 7 jours avant de voir les fonds débloqués. Or, nous vivons dans une époque de l’immédiateté, facilitée par une technologie disponible et génératrice de valeur.
Le crédit en trois clics, c’est d’actualité dans les autres pays, pourquoi pas chez nous ? Les Marocains méritent ce genre de service surtout lorsqu’on voit le taux de pénétration des smartphones dans le pays : c’est une aubaine inexploitée. Réorganisation du travail, digitalisation de toute la verticale, hyper automatisation des process, intégration de nouveaux outils analytiques etc.
Les établissements de crédit doivent apporter des réponses concrètes aux difficultés subies aujourd’hui afin de capter des parts de marché d’une industrie du crédit doublement anéantie par un arrêt brutal de l’activité économique sur fond de récession. A la lumière et à la mesure de la pandémie, ils devront opérer des changements d’une envergure proportionnelle.
F.N.H. : En vous appuyant sur vos modèles et vos données, quelle pourrait-être l’évolution de la production de nouveaux crédits ainsi que celle des impayés ? Une hausse conséquente du coût du risque est-elle inévitable ?
Y. F. : Nous avons observé un arrêt quasi-total de la demande de nouveaux prêts. Les banques se sont principalement concentrées sur la mise en place des reports, ce qui sur un plan organisationnel a demandé un effort considérable de leur part.
Une bonne partie des potentiels «impayés» qui auraient pu être enregistrés depuis le début du confinement, ont été absorbés en partie par les quelque 500.000 rééchelonnements qui ont eu lieu depuis le début du confinement. Ceci ne concerne que les personnes qui ont pu justifier d’une perte d’emploi ou d’une réduction de salaire, et ce pour une période déterminée.
Que se passera-t-il quand les banques ne pourront plus rééchelonner ? Ou si le chômage continue à grimper avec une économie qui peine à redémarrer ? Malheureusement, nous allons de fait passer par une période difficile que ce soit pour les ménages ou les entreprises. Les prédictions sont assez unanimes sur la place et les institutions n’envisagent pas une reprise du crédit avant la fin de l’année.
Le déroulement du déconfinement, l’évolution de la situation sanitaire à la fois dans le pays et chez nos partenaires économiques vont être déterminants. Nous aurons besoin d’une convergence importante de l’Etat et du système bancaire pour une sortie de crise avec le moins de dégâts possible.
F.N.H. : Les banques sont aujourd’hui contraintes à un difficile exercice d’équilibriste, entre la nécessité de continuer à financer l’économie et celle de maintenir une certaine exigence en matière de gestion des risques. En quoi le Credit Bureau peut-il aider les banques à gérer aux mieux cette situation ?
Y. F. : Les banques sont à l’économie ce que les hôpitaux sont aux patients de la COVID19. Elles doivent venir au chevet des «malades économiques» : les TPE qui ont perdu toute source de revenu du jour au lendemain, les industriels dont l’activité s’est brusquement arrêtée ou encore les ménages qui ont vu leurs salaires disparaître.
Le crédit est un levier essentiel de toute économie. C’est un outil de relance, qui bien orchestré peut se traduire en création de valeur pour tous les pans d’un tissu économique.
Encore faut-il bien guider ces ressources vers des agents qui peuvent en faire bon escient; pour cela il faut décomposer le cycle de vie d’un crédit et apporter des solutions à chacune des étapes. Le démarchage ou l’analyse de nouveaux dossiers doit se baser sur davantage de données afin que les établissements puissent proposer des offres adaptées à chaque profil (montant, taux d’intérêt, conditions de paiements etc.).
Une fois le crédit contracté, il faut «monitorer» : savoir si leur situation se dégrade ailleurs pour mieux anticiper leur risque de contagion et prendre des mesures palliatives. Enfin, éviter qu’ils ne basculent en recouvrement où les chances de perdre leurs fonds sont importantes. Quantik offre plus que des produits et services pour aider les établissements à vendre plus et mieux.
Nous offrons avant tout de la confiance. Nous connaissons le métier du crédit et nous accompagnons également nos clients dans leur réflexion pour repenser leur stratégie crédit, leur mise en place et leurs process. Avec le temps, nous sommes devenus des partenaires «data».
Outre la data du crédit bureau, les établissements doivent construire des «stratégies data». Récupérer, organiser, traiter et livrer de la donnée à tous leurs départements : du risque au marketing en passant par le front-office. La digitalisation d’une banque ne s’arrête pas à une application mobile pour ses clients.
C’est toute l’organisation qui doit être revue afin que la data joue pleinement son rôle, qu’il y ait une hyper automatisation des opérations, un pilotage grâce à l’analytique et un service optimal rendu au client. C’est dans ce contexte que Quantik s’inscrit.
F.N.H. : Vous comptez lancer prochainement un produit baptisé « Classification risque Covid-19». Comment fonctionne-t-il ?
Y. F. : Nous estimons que les banques doivent adopter une approche proactive plutôt que réactive avec leurs clients. Pour se faire, nous avons voulu mettre à disposition de nos partenaires un produit qui leur permet de les classifier tous les mois selon leur probabilité d’impact de solvabilité dû au COVID-19 sur un horizon de deux mois.
En somme, en analysant le comportement passé des consommateurs sur l’ensemble de la place financière et en la croisant avec une pléthore de variables, nous sommes en mesure d’offrir une vue à 360° de leur portefeuille en termes de retards de paiement et de probabilité de changement de comportement.
Lorsqu’une banque sait qu’une population est à risque, elle peut prendre des mesures proactives de suivi, voire de soulagement avant qu’elle ne commence à se détériorer. Une réduction ne serait-ce que d’1% des créances en souffrance d’une banque se traduit en millions de dirhams pour un établissement bancaire.
Ces outils permettent à la fois d’anticiper le risque et d’accompagner ses clients. Ils viennent en sus de notre Quantik Predictive Score, qui offre une probabilité de défaut sur une période de 12 mois. Un opérateur qui anticipe sur les difficultés de ses clients, réussira à renforcer son capital confiance. Les rééchelonnements ne pourront pas continuer indéfiniment sur les prochains mois et nous craignons que les retards de paiement ne se poursuivent avant une stabilisation de l’économie.
F.N.H. : Quelles sont les barrières technologiques et réglementaires qu’il faudra lever pour doter l’écosystème bancaire marocain de la «Data Sphère» pour laquelle vous militez ?
Y. F. : En termes d’écosystème, inutile de regarder beaucoup plus loin que nos frères africains. Des pays comme le Rwanda, malgré les stigmets de la guerre civile, est aujourd’hui qualifié de «dragon de l’Afrique de l’Est», notamment grâce à sa vision de la technologie. Les incubateurs de start-up drainent des investissements étrangers massifs et les capital-risqueurs jouent le jeu.
Le Maroc peine à être dans le classement du top 10 des pays les plus attractifs pour les startupers, justement parce que l’écosystème les désavantage. En général, le dynamisme de ce secteur reflète aussi celui du tissu bancaire local car celles-ci sont les principales facilitatrices et clientes de ces nouveaux businessmodels.
Un des vecteurs de croissance pour le Maroc est sans conteste l’accélération de sa digitalisation. Ce qui normalement aurait dû avoir lieu il y a dix ans dans notre pays sur toute la transverse de l’économie, des institutions étatiques au TPE en passant par les consommateurs, n’est aujourd’hui plus une option mais une obligation.
Ceci non seulement pour dynamiser notre économie mais aussi pour la rendre plus résiliente. Il faut de l’audace de la part des autorités pour accélérer la digitalisation de leurs administrations. Il faut une certaine souplesse des législateurs pour rendre la sphère plus souple. Il faut un cadre clair sur le partage de la data entres ces mêmes organes pour offrir un meilleur service aux citoyens marocains et de la transparence.
Quantik en tant que Credit Bureau a un rôle essentiel à jouer dans ce contexte. Par exemple, nous attendons toujours que le projet de loi sur la data alternative soit adoubé par le gouvernement. Ceci nous permettrait de converger la donnée bancaire avec celles des opérateurs téléphoniques, régies d’eau électricité etc., pour créer un cercle vertueux où nous offrons des opportunités inouïes d’analyse de risque pour les banques et des outils pour le grand public, à l’instar des pays anglo-saxons qui nous devancent largement dans le domaine.
Nous devons aussi combattre un autre fléau dévastateur : celui de la fuite massive des cerveaux dans les nouvelles technologies. Ce phénomène ne pourra être endigué que si nous créons les conditions adéquates pour les retenir ici avec des projets innovants, visionnaires et intégrés par tout notre tissu économique.
Le digital est par définition un secteur qui doit être agile, réactif, rapide avec un accès à la data. Il faut que ces éléments convergent pour créer cette «data-sphère» génératrice de valeurs et que nous puissions devenir un acteur digital incontournable aux carrefours de l’Europe et de l’Afrique. De toutes crises naissent des opportunités : en voilà une qui peut changer l’avenir de notre pays.