Voilà, lui aussi l'a dit ! Dans une émission de télévision, le 27 octobre, le président français y va sans nuances ni retenue : «les étrangers, soit en situation irrégulière, soit en attente de titre» cumulent plus de la moitié des faits de délinquance. Et d'en rajouter une couche en promettant de «durcir les règles». Dans le climat actuel qui prévaut en France et ailleurs en Europe, une confusion supplémentaire qui nourrit la vague stigmatisant les communautés étrangères. Il a fait référence spécifiquement à Paris sans doute, mais la charge est lourde. De quoi parle-t-il au vrai pour commencer ? Fait-il référence aux condamnations en justice ou aux interpellations pour des faits de délinquance ? Le ministère de la Justice, pour sa part, a indiqué qu'en 2022, 16% des 426.147 condamnés sont des étrangers quand ils représentent seulement 7,7% de la population sur le territoire, selon une étude de l'INSEE.
Quelle délinquance ?
Mais encore faut-il préciser de quelle délinquance parle-t-on ? Voici deux ans, une publication de l'institut Convergences Migrations (affilié au CNRS) avait montré que la part des étrangers dans l'ensemble des condamnations varie de manière sensible selon la nature des infractions. Ainsi, les étrangers sont surreprésentés dans le travail illégal (25 %), pour les faux en écriture publique ou privée (41%), pour les infractions douanières (50%) ou encore les infractions liées à la police des étrangers comme la régularité des titres de séjour (50%). Qu'en conclure ? Que ce sont des manquements à la loi largement liés à l'instabilité de leurs statuts juridiques.
Depuis trente ans, la proportion des immigrés au sein de l'UE a progressé; elle s'élève aujourd'hui à près de 60 millions de personnes, soit 15% environ de la population totale. Cette proportion est proche de celle des Etats-Unis qui comptent 15,3% d'immigrés; elle est plus élevée que celle de treize autres pays de l'UE où elle n'est que de 4,6%. En 1990, la part des immigrés dans l'UE s'élevait à 6,4% (contre 9,2% aux Etats-Unis). L'accroissement de la présence immigrée est plus marquée en Espagne; celle-ci a été plus modeste en France avec 10,4% en 1990 et 13,1% en 2020. Il faut aussi préciser que la prise en compte des immigrés en situation irrégulière a un impact limité sur ces chiffres. En France, ce nombre se situerait dans une fourchette entre 300.000 et 400.000, soit entre 0,5% et 0,6% de la population résidente. Une estimation haute avance le chiffre de 500.000 personnes. En tout cas, la part de l'ensemble des immigrés (légaux et illégaux) dans la population française serait inférieure à 14%, ce qui est proche du chiffre officiel des Nations unies (13,1%). Des pays comme la Belgique, l'Espagne et la Suède sont dans des situations voisines de celle de la France - la proportion d'immigrés en situation irrégulière y représente moins de 1% de la population. En Allemagne et au Royaume-Uni, la part des immigrés en situation irrégulière est plus forte, entre 1,4% et 1,8% environ. Ce sont les Etats-Unis qui se démarquent avec près de 12 millions d'immigrés en situation irrégulière, soit 4% de la population.
Décalage représentations/réalité
Cela dit, il vaut de relever le décalage entre les représentations du phénomène migratoire et la réalité. Un problème de perception des Européens qui a été mis en évidence par de nombreux chercheurs. Il regarde la surestimation de la proportion des immigrés qui résident dans leur pays, considérés comme deux fois plus nombreux qu'ils ne sont. A quoi tient cette situation ? A plusieurs facteurs cumulatifs d'ailleurs. Le premier a trait à des représentations variables selon les caractéristiques sociodémographiques des individus : la propension à surestimer la part des immigrés décroît avec l'âge, le niveau de diplôme et le revenu; elle est aussi plus forte parmi les femmes, les personnes sans emploi et les sympathisants des partis d'extrême droite.
Un autre facteur est à prendre en compte : celui des représentations que se font les Européens du phénomène migratoire à l'échelle nationale qui sont influencées par la réalité démographique de leur environnement. A partir de ce qu'ils observent sur le plan local, ils extrapolent à l'échelle nationale la part des immigrés. Il faut ajouter que le décalage entre la perception et la réalité de la présence immigrée peut s'expliquer par des confusions - comme celle entre immigrés et descendants d'immigrés qui, par définition, n'en sont pas. La France est ainsi l'un des pays d'Europe avec la plus grande part de personnes nées sur son territoire dont au moins l'un des deux parents est né à l'étranger (15%). Et si on les ajoute à la population immigrée, la proportion est de 27% de la population française.
Dans les perceptions qu’ont les citoyens du phénomène migratoire, les médias jouent bien entendu un rôle significatif. Cela fabrique des opinions souvent sur la base de biais de perception observée. Une forte visibilité de l'immigration dans les médias pousse à faire accroire que le pays compte bien plus d'immigrés qu'il n'en est réellement recensé. Rien d'étonnant que la déformation de la réalité migratoire conditionne les croyances et les opinions des individus à l'endroit de l'immigration et des immigrés.
Les médias ont aussi un rôle non seulement dans la formation des opinions mais également dans les choix de vote des citoyens. Des études américaines ont montré que la chaîne de télévision conservatrice Fox News a joué sur le vote des téléspectateurs en faveur du candidat républicain Trump. Une autre étude, française celle-là, a estimé que l'augmentation des temps d'antenne consacrés aux sujets migratoires par les chaînes de télévision avait contribué à ce fait : le renforcement de l'hostilité d'une partie de la population vis-à-vis de l'immigration. Un thème aussi clivant que celui de l'immigration, abordé de façon récurrente dans les médias, polarise et cristallise même le sentiment anti immigrés. De plus, les sujets couverts par les médias sur le thème des migrations - et le ton adopté pour les traiter - pourraient être anxiogènes. Ils véhiculeraient alors une image négative des immigrés et de l'immigration. D'où des opinions défavorables à leur encontre. Il y a la une asymétrie du traitement médiatique de l'information concernant les questions migratoires. Le manque de neutralité des journalistes n'est pas à ignorer : tant s'en faut. Il contribue ainsi à susciter de la défiance à l'égard des immigrés et à prolonger celle-ci sur les choix de vote. Il y a là un biais médiatique : les agresseurs - ou les délinquants présumés de nationalité étrangère - ont une forte probabilité d'être davantage médiatisés…
Informer avec pédagogie : voilà bien la problématique. Si l'on veut éclairer le débat sur les questions migratoires, il importe que les mêmes efforts pédagogiques soient déployés. La vérification systématique et rapide des informations diffusées est nécessaire. Et requise. Le fac-chekking aidera ainsi, de manière effective, à lutter contre la réalité induite par les fausses informations et leur propagation sur les réseaux sociaux. Il faut agir en amont, et ce sur la capacité des individus à évaluer la fiabilité d'une information et à la vérifier si nécessaire.
Voici un an, les juges de la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe l'ont bien souligné à propos de l'une des missions des médias en invitant instamment à présenter «la vérité grâce à des informations authentifiées, recherchées avec sérieux, et qui permettent de différencier les faits des opinions, en ne laissant pas le sensationnalisme prendre le dessus». Une bouteille à la mer ?
Par Mustapha SEHIMI
Professeur de droit (UM5, Rebat)
Politologue