◆Durement touchées par la crise sanitaire, de nombreuses compagnies aériennes vont disparaître.
◆Les avionneurs ont réduit de 30% leurs capacités de production et annulé tous les investissements.
◆Le point sur un secteur en pleine tourmente, mais aussi sur son avenir, avec Xavier Tytelman, expert aéronautique chez CGI Business Consulting.
Propos recueillis par Badr Chaou
Finances News Hebdo : La crise sanitaire met à rude épreuve la trésorerie des compagnies aériennes ? Comment font-elles face à cette situation ?
Xavier Tytelman : Même sans voler, les compagnies aériennes mondiales grillent 400 millions de dollars par jour pour assurer la maintenance des avions au parking, payer les salaires et assumer les remboursements des prêts ou les frais de location des appareils.
Elles ont fait le maximum pour réduire leurs dépenses autant que possible, car il ne s'agit pas simplement d'attendre que le trafic reprenne une fois la crise sanitaire passée : la crise économique nécessitera des années avant d'être effacée. Parmi les décisions les plus fréquentes, on observe la sortie de flotte pour les appareils les moins rentables en temps de crise (c'est-à-dire les plus gros et consommateurs de carburant), des plans de licenciement et mise en chômage partiel, des demandes de rééchelonnement de la dette, la course aux soutiens auprès d'investisseurs, de banques ou des Etats dont dépendent les compagnies.
FNH : A combien sont estimées les pertes des compagnies aujourd’hui ?
X.T : Les premières estimations, qui seront probablement revues à la hausse, prévoyaient un manque à gagner de 314 milliards de dollars sur l'année, soit plus de la moitié du revenu annuel. Dans les scénarios actuels, on se retrouverait, au mieux, avec un trafic en baisse de 20% au premier trimestre 2021 par rapport à son niveau de 2019.
En plus de ce manque à gagner et des frais incompressibles qui subsistent, les compagnies vont devoir rembourser plus de 30 milliards de dollars de billets qu'elles ont vendus mais n'ont pas pu assurer. Il s'agit très clairement de la pire crise de l'histoire de l'aéronautique, avec un nombre de faillites et de disparitions de compagnies sans précédent.
FNH : Comment voyez-vous la situation des compagnies en Afrique, entre autres celle de Royal Air Maroc ?
X.T : En entrant dans la crise, seulesRoyal Air Maroc et Ethiopian Airlines généraient des bénéfices sur le continent...Mais le trafic aérien offre de telles retombées sur le reste de l'économie que de nombreux pays acceptent de soutenir une compagnie structurellement en déficit, sans laquelle une partie du trafic aérien ne pourrait plus être assuré.
Outre le tourisme qui représente 8,5% du PIB africain, on oublie souvent les exportations permises par voie aérienne. Deux millions de personnes survivaient par exemple au Kenya par l'export de produits frais dans les soutes des avions de transport de passagers. Pour sauver ces petits paysans, il faut sauver la compagnie aérienne, mais cela est souvent difficile à accepter pour l'opinion publique.
Le marché africain souffre, par ailleurs,d'un déficit de demande intérieure. Aux USA ou en Europe, 85% de l'offre de siège correspond au marché domestique, alors que 55% du trafic africain se fait vers un autre continent. Or, le marché intérieur redémarre toujours plus rapidement que le trafic international et cela sera encore plus vrai pour cette crise qui est sanitaire avant d'être économique... Une compagnie européenne, comme Air France ou Lufthansa, peut déjà relancer ses opérations en assurant les vols en Europe, avant de reprendre plus tardivement les vols vers l'Afrique, l'Asie ou l'Amérique...
Les compagnies africaines pourraient donc subir une pause encore plus longue que celles d’Europe, ce qui serait un facteur aggravant encore plus leur fragilité d'avant-crise.
FNH : Dans ce contexte, pourrons-nous assister à l’annulation de commandes auprès des constructeurs ?
X.T : C'est déjà le cas ! De nombreuses compagnies ont annulé leurs commandes ou demandé de repousser au maximum les livraisons prévues d'avions... Les avionneurs ont donc réduit de 30% leurs capacités de production et annulé tous les investissements devant accroître les capacités de production dans les prochaines années.
Toute la chaîne de l'industrie est aujourd’hui touchée, et cela aura évidemment un effet important au Maroc qui a su construire une offre cohérente et compétitive. L'industrie aurait dû générer un chiffre d'affaires de 20 milliards de dirhams cette année !
FNH : Quand pouvons-nous espérer un retour à la normale du trafic aérien ?
X.T : Dans les crises fortes ayant touché l'aviation civile par le passé (Guerre du Golfe, attentats du 11/09/2001, crise économique de 2008...), on voit qu'il faut en moyenne 3 ans pour que le trafic régional retrouve son niveau d'avant crise, et 5 ans pour le trafic international, c'est d'ailleurs la prévision de l'IATA, l'association des compagnies aériennes.
Mais il y a en réalité de grandes disparités selon les zones : en 2008, le trafic aérien n'a pas du tout baissé dans une grande partie de l'Asie, alors que les USA n'ont retrouvé leur niveau de vol de 2007 qu'en 2014 ! L'Europe et l'Afrique devraient se retrouver dans la moyenne, avec un retour au niveau de 2019 entre 2023 et 2025…Mais cela part du principe que les voyageurs retrouvent leurs habitudes d'avant crise, ce qui est loin d'être acquis.
Le budget voyage des professionnels sera-t-il revu à la baisse ? Le développement du télétravail et de la signature électronique diminueront-elles le besoin de déplacement ? Les voyageurs vont-ils éviter l'avion pour réduire les émissions de CO2 ? Si la structure de la demande évolue durablement, les scénarios tablent plutôt sur un rétablissement entre 2028 et 2030.
FNH : Pensez-vous que la distanciation physique sera nécessaire à la reprise des vols ? D'autres mesures de préventions sanitaires sont-elles prévues ?
X.T: Il n'y a pour l'instant pas de réponse coordonnée, mais les médecins sont rassurants pour le transport aérien. L'air d'un avion est renouvelé toutes les 3 minutes et il est filtré par les mêmes équipements qu'un bloc opératoire.
L'institut Pasteur avait pu observer lors d'une épidémie précédente que les virus survivaient très peu de temps dans l'atmosphère très sèche des avions. La position des passagers (côte à côte) est également très défavorable à la transmission du virus. La France vient donc d'autoriser les compagnies à remplir les avions normalement s'ils sont désinfectés entre chaque vol et que le port du masque est respecté pendant tout le vol, alors que la Suisse impose par exemple un remplissage maximal à 50%.Certaines compagnies comme Emiratesimposent pour leur part un test sanguin donnant un résultat en 15 minutes pour tous ses passagers, ce qui permet d'avoir la certitude que l'on ne voyage pas avec une personne malade. Ces tests ne sont pas encore très fiables mais il s'agit, sans doute, d'une piste intéressante.
FNH : Faut-il s'attendre à une hausse des tarifs suite à ces mesures ?
X.T : Sans l'ombre d'un doute : oui ! Les aéroports vont devoir évoluer sur la question de la sécurité sanitaire, tout comme ils ont dû investir des fortunes en sureté aéroportuaire après les attentats du 11/09.
Si certaines compagnies doivent maintenir des distanciations sociales ou testent tous leurs passagers, on imagine mal que ces services soient gratuits.
Mais même en dehors de la question sanitaire, les tarifs évoluent toujours de la même manière en sortie de crise : une guerre des prix pendant une petite année pour relancer la machine, puis une hausse des tarifs à cause de la baisse de la concurrence, mais aussi pour réussir à rembourser les emprunts colossaux contractés pour survivre.
FNH : Des lignes aériennes seront-elles supprimées?
X.T : Oui, de nombreuses compagnies vont disparaître, et quasiment toutes ont déjà annoncé la baisse de l'offre de sièges et de destinations.
Les voyageurs devront faire plus fréquemment des escales dans leur voyage, ce qui est aussi une façon d'optimiser le remplissage des avions.
FNH : Des recapitalisations seront-ellesnécessaires pour rééquilibrer les comptes des compagnies ?
Les compagnies ont déjà commencé à déposer le bilan en grand nombre, et Air Mauritius, South African, Avianca, FlyBeou des déclinaisons régionales de Virgin ne sont que les premières d'une longue liste qui s'étirera probablement au moins jusqu'à la fin du printemps 2021, quand les voyageurs commenceront à réserver leurs voyages de l'été.
Etant donné l'ampleur de la crise, toutes les compagnies aériennes pourraient potentiellement disparaître et toutes cherchent des financements, qu'il s'agisse de prêts, de recapitalisations voire de nationalisations. Certaines compagnies vont d'ailleurs tenter de tirer profit de la situation, comme Qatar Airways, qui a officialisé sa volonté de monter fortement au capital de la RAM ou de RwandAir.
Les compagnies aériennes étant un outil stratégique pour les Etats, il est indispensable de ne pas brader ce patrimoine et ce savoir-faire. L'Europe interdit ainsi le rachat d'une compagnie aérienne par un fonds étranger. Souhaitons que l'Afrique sache également conserver cet outil pour pouvoir l'exploiter selon ses besoins propres.◆