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"Aucun pays ne peut rester enfermé en attendant la disparition du virus"

"Aucun pays ne peut rester enfermé en attendant la disparition du virus"

Entretien avec El Mostafa Rezrazi, Professeur distingué en gestion des crises à l’Université de Sapporo Gakuin, Japon.

Senior Fellow | Policy Center for the New South; Président de l’Observatoire marocain sur l’extrémisme & la violence; Professeur affilié, Université Mohammed VI Polytechnique; Professeur visiteur, Université Al Akhawayne à Ifrane; Professeur visiteur, Université Mohammed V de Rabat: Docteur en Psychologie clinique et pathologique, Université Mohammed V; Ph.D en Relations internationales, Université de Tokyo

Dans cet entretien, le professeur Rezrari nous éclaire sous les conditions d’un déconfinement réussi. 

 

Propos recueillis par F.Z.O

 

Q : Est-il normal d'avoir autant d'appréhensions à propos du deconfinement ? Qu’y a-t-il à craindre le plus, et quelles doivent être, à vos yeux, les priorités du gouvernement ?

El Mostafa Rezrazi : En trois mots, je pense que face à une situation inédite, la cellule de gestion des crises a des craintes de perdre le contrôle sur la propagation du virus, d’épuiser les facteurs de résilience économique et de dépenser le capital symbolique qui nourrit la solidarité sociale.

Concernant la contrainte sanitaire, et sur le plan  épidémiologique, si l’on applique la formule du chiffre de reproduction R0, prononcé «R naught», on pourrait peut-être comprendre les préoccupations des autorités sanitaires marocaines. R0 indique à quel point une maladie infectieuse est contagieuse. Ceci dit, lorsqu'une infection est transmise à de nouvelles personnes, elle se reproduit.

R0 indique le nombre moyen de personnes qui contracteront une maladie contagieuse d'une personne atteinte de cette maladie. Mais Il s’applique spécifiquement sur une population de personnes qui n’a jamais été auparavant ni infectée et ni vaccinée.

Cette équation est soumise à la nature de l'épidémie, à ses caractéristiques dont ses modes de propagation, ses modes d'infection, la durée de sa vie à l’intérieur et à l'extérieur du corps, et sa période d'incubation. Ce sont tous ces facteurs pris en considération pour calculer le taux de prévalence épidémique et évaluer l'état de risque.

Généralement, il existe trois possibilités pour la transmission ou le déclin potentiel d'une épidémie, en fonction de sa valeur R0:

  • Si R0 est inférieur à 1 (Rt<1), chaque infection existante provoque moins d'une nouvelle infection. Dans ce cas, la maladie diminuera et donc l'épidémie va prendre de l'ampleur.

  • Si R0 est égal à 1, chaque infection existante provoque une nouvelle infection. La maladie restera vivante et stable, mais il n’y aura pas de propagation épidémiologique.

  • Si R0 est supérieur à 1 (Rt>1), pour d’autre supérieur à 2 ou même équivalent à Rt=3, chaque infection existante provoque plus d'une nouvelle infection (de 2 à 3). La maladie sera transmise entre les personnes et il peut y avoir une propagation épidémiologique.

En effet, les variables de cotation varient selon les approches ou écoles, mais il reste important de maintenir un monitoring de l’évolution de la valeur de Rt non pas pour évaluer la propagation, mais plutôt pour juger l'efficacité des mesures mises en place.

Il est important de noter que la valeur R0 d’une épidémie ne s’applique que lorsque tous les membres d’une population sont complètement vulnérables à la maladie (non vaccinés, personne n'a été vacciné, n’a été affecté par la maladie auparavant), et quand il n'y a aucun moyen de contrôler la propagation de la maladie.

Cette combinaison de conditions est rare, mais avec le Covid-19, la menace se manifeste plus. Selon la littérature épidémiologique, pendant l’épidémie mondiale de grippe porcine en 1918, qui a tué 50 millions de personnes, la valeur R0 de la pandémie de 1918 était estimée entre 1,4 et 2,8. Contrairement à la nouvelle génération de grippe porcine, telle que le virus H1N1, en 2009, la valeur R0 est estimée entre 1,4 et 1,6.

Pour le Covid-19, en France par exemple, l'Institut Pasteur a confirmé (le 21 avril) que le R0 est passé de 3.3 en début de confinement à 0.5, et que le confinement a eu un impact conséquent sur la transmission de SARS-CoV-2, en entraînant une réduction de 84% du nombre de reproduction de SARS-CoV-2. Mais le défi est de maintenir R0 inférieur à 1.  Et là encore, c’est le comportemental qui s’impose comme un facteur décisif. Dans le cas marocain, nous sommes devant un état insatisfaisant mais en évolution positive.

Selon les données disponibles au 10 mai, le taux de récupération se situe autour de 42%, le taux de mortalité se stabilise autour de 3 à 3,1%, tandis que le taux d'infection est réduit au-dessous de 2 personnes pour chaque personne contaminée.

Sur le plan comportemental, le taux d’adaptation des Marocains aux bonnes conduites et aux mesures de prévention, de confinement et de séparation sociale est estimé entre 95 et 93%. Tout cela signifie que les conditions pour préparer les citoyens au déconfinement graduel est une question de quelques semaines.

Si l’on ajoute à cela que les secteurs économiques sous leurs diverses formes ne tolèrent plus la fermeture continue, la perspective d'annoncer le déconfinement sera probablement possible vers les deux premières semaines de juin. Mais comme je l’ai mentionné avant, l’indicateur sanitaire n’est pas le seul décisif dans le cas de Covid-19  

Deux autres problèmes se posent dans les prévisions du déconfinement  :

1- Comment adapter les moyennes retenues par R0 d’une moyenne nationale de -1, malgré les disparités majeures entre les grands centres urbains et les autres villes ou régions qui ont enregistré des moyens plus faibles ? Alors le R0 qui se situera à des niveaux différents et avec un nombre de cas différent, le choix d’un confinement basé sur le découpage administratif et régional, et selon la gravité de la propagation dans chaque ville ou région. 

Région

Par Quartier

Par ville/ Par région

Conformité

Dispositif

National

X

X

X

  • Hygiène

  • Prévention

  • Distanciation Sociale

  • Limite d’heures d’activités

Sectoriel

Extrêmement nécessaire

Moyennement nécessaire

Inconnu

Saisonnière

Chaleur

Froid

Inconnu

Recherche

Vaccin

Médicaments avec efficacités

Dispositif médical nécessaire moins identifié mondialement

Intervention

Vigilance Sociale, Communicationnelle et  sécuritaire

 

Q : Quelles sont les mesures à prendre pour renforcer la prise de conscience que la gestion de cette crise est une affaire collective ?

El Mostafa Rezrazi : Je pense que les Marocains réagissent aux évolutions épidémiques avec une logique de prudence accompagnée d'espoir. Mais il ne faut pas se contenter d'un espoir non dynamique. L’espoir est un mécanisme très important pour augmenter l'immunité des individus, ainsi que des groupes, et même des institutions économiques, mais il pourrait être associé à des attentes qu’il faut prendre en considération.

Tout d’abord, la construction de la confiance entre la cellule de gestion de crise et l'opinion publique est primordiale pour réussir la gestion de cette crise. Et pour cette raison, on trouve que l'opinion publique a interagi positivement avec les différentes décisions de la cellule de gestion de crise, y compris la fermeture des frontières, la mise en œuvre du confinement et la déclaration de l'état d'urgence sanitaire.

Bien sûr, certains cas restent au-delà de cette performance, mais ils ne sont pas assez influents sur l’évolution générale.

Sur le plan économique, les économistes marocains ne cachent pas leurs inquiétudes quant à la condition de la relance post- Covid-19, et des démarches à suivre pour le retour à  une vie normale.

Il y a une prise de conscience générale que les deux prochaines années seront affectées par les conséquences de la pandémie actuelle, mais la performance de l'économie marocaine, comme vous le savez, est en interdépendance avec l'économie mondiale, en particulier européenne, et par conséquent, l'appréhension, l'attente et la vigilance sont un état général chez nous, comme chez eux.

Il est peut-être nécessaire aujourd’hui que les pouvoirs publics soient attentifs aux avis des experts, des chercheurs et des universitaires, car certains facteurs ne sont pas mesurables par les paramètres de l’évaluation de la gestion des risques fondés sur le principe de causalité.

Deuxième remarque : lorsque nous parlons de l'épidémie, nous parlons en effet de deux choses fondamentales. Il est question de l'infection, associée à la férocité du virus qui menace la santé générale des gens. Ainsi que les comportements à prendre pour prévenir l’épidémie, afin de réduire sa propagation.

Dans la partie liée à la lutte contre le virus en tant que phénomène virologique, l'accent est alors mis sur la mobilisation des énergies humaines, la mise en disponibilité des structures hospitalières avec des lits équipés. Il est question également de la mise à jour de la logistique médicale et pharmacologique et la préparation des modes de transfert des patients.

Mais la mobilisation de la population pour la convaincre à adapter son comportement aux mesures de prévention ou d'hygiène optimale et aux procédures de restriction, constitue une tâche d’une extrême importance et nécessite le plus grand effort.

Cependant, on oublie que le comportement est au cœur des préoccupations des sciences psychologiques et de la santé mentale. Mais les responsables de communication parlent rarement de cet aspect psychologique. 

Je pense que le desk chargé de la communication ne doit pas oublier que toutes leurs campagnes de communication visent principalement à amener le citoyen à changer ses représentations cognitives sur le risque, à rationaliser ses comportements pour une prévention efficace. Mais aussi, il est question de l'inviter à partager une charge émotionnelle positive et solidaire pour s’en sortir de la crise. 

Nous sommes confrontés donc à un étrange paradoxe. Nous nous adressons aux esprits, aux sentiments et aux comportements, mais nous n'y prêtons aucune attention pour surveiller son efficacité.

 

Q : Dans une récente interview vous avez évoqué les impacts psychologiques du confinement. En est-il de même pour le déconfinement ?

El Mostafa Rezrazi : Plusieurs études menées au cours des dix dernières années notamment en Asie de l'Est, révèlent que l'état psychologique qui résulte de la quarantaine ou du confinement ne disparaissait pas automatiquement après la levée de cette procédure. Au contraire, l’état de détresse chez les individus continue, et deviendrait parfois plus intense, ou il pourrait muter vers d’autres symptômes.

Les projections indiquent que beaucoup de personnes vont exprimer de profondes angoisses, de la peur de l'autre, des inquiétudes quant à l'avenir pendant la phase post-confinement. D’autres vont manifester des réactions pessimistes pendant la phase post-confinement en raison de la situation d'incertitude. Cependant, ce sont des peurs dans lesquelles la réalité (comme la peur de la contamination, et la peur d’utiliser le transport public, ou des peurs liées aux difficultés d’assurer et de respecter  les procédures de distanciation  sociale dans l'espace de travail), interfèrent  avec des angoisses pathologiques, générées ou résultant d'un trouble psychologique telles que les crises de panique, la dépression, le stress post-traumatique, ou comme dans des situations  d’épuisement négatif général.

Les experts de la gestion des crises insistent sur le fait que la protection de la santé publique passe par la construction d'une vision rationnelle qui doit prendre en compte la partie liée à la santé mentale des citoyens, puisque la quasi-totalité des procédures visent le comportement humain.

Cela nécessite, dans la partie relative à la communication, le maintien de deux règles : celle de la transparence et celle de la fiabilité et l’exactitude des informations. Les professionnels de la communication en gestion de crise recommandent également de concentrer les messages de communication sur trois éléments : un destin commun, une  vision claire, expliquant les objectifs de chaque étape, ainsi que les risques et les résultats attendus. 

De même, il faut éviter de tomber dans le piège d’un langage autoritaire Top-Down ou humiliant, car au lieu de  générer la sympathie, renfoncer la confiance et capitaliser sur la solidarité nationale, on risque de conduire la personne à renfoncer le déni, le retrait et même à des résistances psychologiques aigues.

La composante de la communication est très importante pour quatre considérations :

  • Atteindre les objectifs fixés pour les mesures d'hygiène et de la prévention contre la propagation de l'épidémie ;

  • Maintenir le mécanisme de la solidarité, qui doit être entretenu et alimenté par la transparence, la confiance et la participation. Toute action arrogante ou rigide ne peut que ralentir les interactions de l’opinion publique. 

 

Q : Etes vous optimiste pour les phases à venir ?

El Mostafa Rezrazi : Permettez-moi de dire que l'évaluation des facteurs de résilience dépend de cinq à sept critères, dans lesquels le facteur sanitaire - même en cas de pandémie - ne représente que 25%.

Il y a par ailleurs d'autres facteurs qui sont liés à la capacité décisionnelle, la capacité communicationnelle, la capacité de perspective, la force de l’information, la construction de la confiance à travers la transparence et la fiabilité, et puis le respect du cadre légal, garantie de la bonne gouvernance.

Par conséquent, je vois qu'aucun pays ne peut rester enfermé en attendant la disparition du virus. L'histoire de l'humanité nous enseigne que l'homme a développé des talents extraordinaires dans l'adaptation avec la nature. C’est vrai que  l'humanité a commis des erreurs dans le passé, depuis le deuxième boom de la révolution industrielle et la croissance du capitalisme sauvage, qui a épuisé la nature, mais le redressement est une responsabilité humaine et générale.

Alors il faut peut-être dissocier la prise de conscience existentielle de la gestion des crises de l’actuelle pandémie. Une gestion qui devrait être guidée par des mesures visant la réduction des risques, puis s’en sortir pour faire face au reste. Plus nous épuisons nos économies réelles et nos énergies humaines, plus nous perdons en force dans la confrontation contre l’épidémie.

Certes, la Cellule centrale de gestion de crise est en train d'étudier tous les scénarios, mais je trouve que la performance dans le volet sanitaire se déroule de manière apaisée et reflète une grande capacité à maîtriser la crise, dans les différentes phases. Soit en termes de rationalisation du potentiel sanitaire, du contrôle de l'extension de la phase du pic, soit en termes de prise de mesures curatives. Et puis, l’introduction des masques à titre préventif, mais avec une logique pédagogique afin de préparer les citoyens à reprendre leur vie normale avec des bonnes pratiques, est une bonne initiative.

 

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