Avant de lire cette chronique, je vous invite à mettre de côté tous vos prismes idéologiques et à oublier un court instant, toutes les méthodes de calcul de la croissance, présentées comme évidentes et allant de soi. Car comme nous allons le voir, à l’instar de Monsieur Jourdain de Molière, qui faisait de la prose sans qu’il n’en sache rien, de même, nous sommes en récession depuis des années, sans qu’on en sache rien.
Puisque comme le rappelle l’analyste Charles Sannat dans une tribune publiée en 2018, la méthode de calcul la plus répandue de la croissance économique est certes pratique pour les Etats, mais elle est tout sauf vraie. Pour le démontrer, prenons l’année 2018, soit deux ans avant la pandémie COVID et l’effondrement des cours. Pour cette année, le Maroc a connu une croissance du PIB de 3,1%, une inflation de 1,8% et un déficit budgétaire de 3,7%.
Première question, quel lien peut-on établir entre la croissance, l’inflation et le déficit budgétaire ?
Premièrement, l’inflation se traduit par une perte de la valeur réelle des richesses créées, en même temps qu’elle permet d'accroître fictivement la valeur nominale du PIB.
Pour simplifier, prenons une économie imaginaire qui produit 1 voiture par an. En 2017, cette voiture coûtait 100.000 DH et en 2018 du fait d’une inflation de 5%, elle coûte désormais 105.000 DH. Ainsi, le PIB est passé de 100.000 à 105.000 en une année, soit un taux de croissance nominal de 5%. Mais en réalité, c’est toujours une seule et même voiture qui a été produite. Donc du point de vue réel, celui des quantités de biens créés, le PIB n’a pas bougé. Mais nominalement il a progressé, en raison de la variation des prix et non des quantités.
D’où la nécessité de calculer le PIB réel, qui se calcule sur la base des prix constants en prenant une année de référence. Mais pour simplifier notre approche, nous dirons qu’une inflation, autrement dit, une augmentation générale des prix de 1,8%, gonfle faussement et artificiellement le PIB, et doit par conséquent en être soustraite. L’inflation accroît le prix, en même temps qu’elle diminue la valeur. Elle ne rend pas plus riche, mais plus pauvre. Ainsi, la croissance réelle de notre PIB en 2018 fut de 1,3%, soit : Le taux de croissance nominal - l’inflation.
Deuxièmement, le déficit budgétaire. Rappelons que toutes les dépenses et investissements de l’Etat sont comptabilisées dans le PIB. Et sans y aller par quatre chemins, nous rappellerons que le déficit c’est de la dette. Car pour que l’Etat puisse dépenser plus que ses recettes, le seul moyen est de recourir à de la dette. Il en résulte qu’un déficit de 3,7% comme celui de l’année 2018, signifie que 3,7% de notre PIB n’a pas été constitué par des richesses créées, mais par de l’argent ou des richesses empruntées au futur mais qui sont comptabilisées comme actuelles. Si j’emprunte à la banque 1.000.000 DH, je ne suis pas plus riche d’un million de dirhams, puisque je dois ce million à la banque. Je vais devoir donc travailler durement à l’avenir et pendant des années pour rembourser cette somme. Il faut donc soustraire le déficit budgétaire du taux de croissance, car sans ce déficit, le PIB serait inférieur de 3,7%.
Donc pour récapituler, le taux de croissance réel du PIB pour l’année 2018 est égal à : 3,1% (taux de croissance nominal) - 1,8% (inflation) - 3,7% (déficit budgétaire) = -2,4%. Soit une récession économique réelle. Je prends évidemment un certain nombre de raccourcis, puisqu’il faut effectivement prendre en compte l’effet multiplicateur des investissements découlant du déficit. Mais, si pour avoir à chaque fois 3,1% de croissance il faut ajouter 3,7% de dette en % du PIB, c’est que nous sommes en face d’une économie dysfonctionnelle et pas tenable à long terme. Car pour obtenir 1DH de PIB, il faut s’endetter de 1,7 DH (3,7/3,1=1,19).
L’effet de levier de la dette est totalement absent. Bien au contraire, cet endettement non productif et mal utilisé, hypothèque année après année la possibilité d’avoir un jour une croissance saine et importante, puisque la charge de la dette qui ne cesse de croître, se traduira de plus en plus par une plus grande pression fiscale ou par une politique d’austérité, qui plombera durablement la compétitivité et la capacité de création de richesse du secteur privé, et la capacité de consommation des ménages. D’autant plus que nous entrons désormais dans une période de forte inflation et qui est partie pour durer. Ainsi, tant que le taux de croissance demeurera inférieur à la somme cumulée de l’inflation et du déficit budgétaire, nous nous dirigerons inexorablement vers une crise économique extrêmement grave.
La solution paraît simple sur le papier mais réclame un très fort courage politique. Elle passe par une lutte sans merci contre le grand informel dans une perspective d’élargissement de l’assiette fiscale, en vue de réduire la pression fiscale sur les entreprises, augmenter les recettes de l’Etat, et par conséquent réduire voire supprimer le déficit budgétaire. Elle passe également par une meilleure utilisation des investissements publics qui doivent être rationalisés et orientés uniquement vers les secteurs productifs (infrastructures, R&D, soutien conditionné et transparent aux entreprises les plus performantes et aux secteurs stratégiques,…). De même, lier la rémunération à la performance dans le secteur public, permettra une utilisation plus rationnelle, efficace et productive des dépenses de l’Etat. Il faudra doter la Cour des comptes de tous les moyens humains, financiers et techniques nécessaires, afin de lui permettre de veiller le plus efficacement possible à ce que l’exécutif fasse bon usage des deniers publics.
Accorder au Conseil de la concurrence une indépendance complète et réelle vis-à-vis de l’exécutif, ainsi que tous les moyens nécessaires afin d’assurer l’existence d’une concurrence saine sur tous les marchés, et préservée des conflits d’intérêts, des connivences et des influences des réseaux politiques et partisans. Enfin, aucune croissance ni développement économique solide et endogène ne pourront exister, sans une dynamique rapide et puissante de rattrapage éducatif. La remontée des strates éducatives, la démocratisation du savoir à toute la population et un rayonnement culturel sont les conditions sine qua non d’un vrai décollage économique. Les idées ne manquent pas, mais pour se matérialiser, elles ont besoin d’une vision stratégique cohérente et adéquate à nos impératifs, soutenue solidement par une volonté politique solide et un patriotisme sans failles de nos élites…
Rachid Achachi