A l’heure où le Maroc s’apprête à déployer une nouvelle feuille de route pour son commerce extérieur, la pertinence de ses accords de libre-échange revient au centre du débat. Loués pour leur potentiel à ouvrir des marchés et attirer les investisseurs, ces accords ont aussi révélé les limites d’un appareil productif encore perfectible. Comment préserver la souveraineté économique du Royaume tout en restant ouvert au monde ?
Les ALE sont entrés en vigueur progressivement, avec pour objectif de dynamiser les échanges commerciaux, attirer les investissements et renforcer l’intégration industrielle. Alors que le Maroc s’apprête à écrire une nouvelle page de son histoire commerciale avec sa feuille de route 2025- 2027, la question de l’impact réel des accords de libre-échange ressurgit avec acuité. Ces accords ont été conclus avec des groupements économiques tels que l’Union européenne, l’Association de libre-échange (ALECA), la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf).
D’autres accords multilatéraux, comme celui d’Agadir, et bilatéraux avec les Émirats Arabes Unis, la Turquie, la Jordanie et les États-Unis ont également été signés afin d’élargir l’accès préférentiel aux marchés étrangers. Cependant, ces ALE ont-ils réellement dopé les exportations marocaines ou, au contraire, creusé davantage le déficit commercial ? Pour Mohamed Benchekroun, économiste et professeur universitaire, le bilan des ALE reste contrasté.
«Ces accords ont effectivement facilité l’accès à des marchés stratégiques et renforcé l’attractivité du Maroc auprès des investisseurs étrangers, notamment dans l’automobile, l’aéronautique et l’agroalimentaire. Mais ils ont aussi révélé les faiblesses de notre appareil productif, insuffisamment préparé à une ouverture aussi rapide», souligne-t-il.
Même constat pour l’économiste Said Mohammed Tahiri, qui confirme cette réalité : «L’ouverture du Maroc a certes permis d’élargir les débouchés commerciaux et de mieux s’insérer dans les chaînes de valeur mondiales. Toutefois, le déficit commercial s’est creusé avec plusieurs partenaires, en particulier la Turquie et les États-Unis. Les importations ont explosé sans que nos exportations ne suivent au même rythme. En 2022, les importations en provenance de l’UE représentaient, à elles seules, près de 67% des flux commerciaux du Royaume sous ALE. Beaucoup de filières industrielles n’ont pas su s’adapter à une concurrence internationale parfois très agressive, notamment en l’absence de dispositifs suffisants de protection ou de montée en gamme», prévient-il.
Accords avec l’UE : En première ligne
Entré en vigueur en 2000, l’accord avec l’Union européenne a été renforcé par un «statut avancé» en 2008. L’UE est un partenaire de premier choix pour le Maroc, aussi bien sur le plan économique que stratégique. Patricia Llombart Cussac, Ambassadrice de l’UE au Maroc, rappelle que le partenariat entre les deux parties a atteint un nouveau palier, avec des échanges commerciaux qui ont dépassé 650 milliards de dirhams en 2024, notamment grâce à une coopération renforcée dans les secteurs de l’énergie verte, du digital ou encore de l’agroalimentaire.
«En 2024, les exportations marocaines vers l’UE ont couvert 79% des importations venant de l’UE, un taux de couverture qui reflète l’intégration euromarocaine des chaînes de valeur. Ce sont ces chiffres qui nous permettent de parler d’un partenariat, plutôt que d’un simple accord commercial», affirme l’ambassadrice. Et d’ajouter que «notre commerce bilatéral a quintuplé en 25 ans pour devenir une véritable source de croissance économique, d’emplois et de stabilité des deux côtés de la Méditerranée».
S’agissant de l’ALE avec les USA, entré en vigueur en 2006, la valeur des exportations marocaines vers le marché américain est passée de 2,5 milliards de dirhams à 18,9 milliards à fin 2024. Pourtant, si ces accords ont permis d’élargir les débouchés et d’attirer les investisseurs, ils n’ont pas suffi à corriger le déficit commercial. La récente décision des États-Unis d’imposer des droits de douane de 10% sur certains produits marocains illustre les limites des ALE dans un contexte où le protectionnisme refait surface.
«C’est un signal préoccupant qui montre que ces accords peuvent être remis en cause du jour au lendemain par des décisions unilatérales», prévient Tahiri. De leur côté, malgré une hausse notable des échanges, les accords avec la Turquie et l’Égypte ont aussi contribué à creuser le déficit commercial marocain avec ces partenaires. En effet, les importations en provenance de Turquie et d’Égypte ont augmenté plus rapidement que les exportations marocaines, notamment dans des secteurs comme le textile, l’électroménager ou les produits agroalimentaires. Concernant l’Afrique, ce marché constitue un terrain propice pour le Royaume, grâce à sa proximité géographique, culturelle et historique. Dans ce sens, Tahiri souligne que le Maroc bénéficie d’une balance commerciale excédentaire avec l’Afrique subsaharienne, une situation unique comparée à d’autres régions. «Cette dynamique est soutenue par l’implantation progressive d’écosystèmes industriels, financiers et logistiques marocains sur le continent».
La ZLECAf : Une alternative à fort potentiel
La Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) constitue une opportunité majeure pour le Maroc, offrant un marché de plus de 1,3 milliard de consommateurs. Selon un rapport de Casablanca Finance City (CFC), l’élargissement de la ZLECAF pourrait impliquer une hausse de 3,5 à 4% du PIB du continent à l’horizon 2035. Le secteur du textile, de la manufacture et d’autres industries pourraient bénéficier de cette intégration, avec une croissance potentielle estimée à plus de 250 milliards de dollars. Cette intégration continentale favorise la diversification des débouchés, la promotion des produits marocains et la consolidation des chaînes de valeur régionales. La ZLECAf peut ainsi devenir un levier stratégique pour renforcer la présence industrielle marocaine en Afrique.
«La ZLECAf constitue une opportunité stratégique majeure pour le Maroc. Elle permettrait à notre pays de rééquilibrer sa politique commerciale, de réduire sa dépendance aux marchés européens et de renforcer son ancrage africain. Cependant, pour tirer pleinement parti de la ZLECAf, le Maroc devra investir dans des infrastructures logistiques intra-africaines, renforcer la normalisation des produits, assurer la compatibilité réglementaire et développer des partenariats industriels régionaux», assure Tahiri. Pour Benchekroun, il est temps d’adopter une vision plus sélective pour préserver les intérêts industriels marocains. «Tous les ALE ne se valent pas. Le Maroc doit les renégocier ou les adapter en fonction de ses priorités industrielles et stratégiques», martèle-t-il.
La nouvelle feuille de route : Un virage décisif ?
Pour résorber son déficit commercial, le Maroc mise sur sa nouvelle feuille de route pour le commerce extérieur à l’horizon 2027. Ce projet ambitieux repose sur un développement ciblé des exportations, en valorisant le Made in Morocco et en diversifiant les débouchés à travers 22 pays jugés prioritaires. Au cœur de ce projet, figure l’objectif de booster la compétitivité industrielle. «Beaucoup d’entreprises marocaines n’étaient pas prêtes à affronter la concurrence internationale sans accompagnement suffisant, ni montée en gamme technologique», déplore Tahiri.
Face à ces constats, la nouvelle stratégie du commerce extérieur apparaît comme une tentative sérieuse pour rectifier le tir. Générer 160 milliards de dirhams d’exportations supplémentaires d’ici 2027 et élargir la base exportatrice en intégrant 400 nouveaux exportateurs chaque année reste un challenge. Mais ce plan peut-il réussir là où d’autres ont échoué ? «Cette feuille de route est différente car elle repose sur un ciblage précis de 22 pays à fort potentiel et sur la sélection de 200 produits adaptés aux besoins réels des marchés. Ce n’est plus une logique de volume, mais une logique de valeur et de pertinence», explique Benchekroun. Et d’ajouter : «On mise sur des secteurs où le Maroc peut faire la différence comme l’agroalimentaire, l’automobile, l’aéronautique, les phosphates… mais aussi sur les filières d’avenir comme les énergies renouvelables et les industries technologiques intégrant l’intelligence artificielle».
Le grand pari est aussi celui de l’innovation locale et de l’industrialisation accrue. «L’enjeu n’est pas d’exporter plus, mais d’exporter mieux. Le Made in Morocco doit devenir une marque de qualité, de fiabilité et d’innovation. La nouvelle feuille de route du commerce extérieur constitue une initiative stratégique importante. Elle arrive au bon moment pour redonner un souffle aux exportations marocaines. Mais pour qu’elle ait un réel impact, il faut miser sur les secteurs où le Maroc est déjà compétitif», conclut Tahiri.