Les COP se succèdent sans impact réel sur la baisse des émissions mondiales de CO2, en hausse de 0,8% en 2024, atteignant 37,4 milliards de tonnes. Pendant ce temps, les pays africains, responsables de seulement 4% des émissions, peinent à opérer une transition énergétique et réclament une justice climatique. Entretien avec Said Guemra, expert consultant en énergie.
Propos recueillis par Désy M.
Finances News Hebdo : Quelle est votre vision du positionnement des pays africains en matière de transition énergétique et d’atteinte des objectifs du climat assignés à chaque pays africain au niveau des Contributions nationales déterminée CDN auprès de l’ONU ?
Said Guemra : Ce que j’aimerais dire au début de cet entretien, en matière de climat, on gagne tous, ou on perd tous. Les émissions de CO2 ne s’arrêtent pas à la frontière d’un pays même très avancé en matière de transition énergétique. L’Espagne, qui est un pays leader en matière de transition énergétique avec un objectif de 81% de renouvelables dans sa production électrique en 2030, a bien subi les affres des changements climatiques, avec des inondations, pertes humaines et dégâts économiques en milliards d’euros. Il s’agit, ou il s‘agissait, d’une collaboration planétaire pour espérer faire face à la problématique du climat. L’image que nous avons actuellement est celle des pays riches, technologiquement très avancés, qui se fixent des objectifs d’atténuation CO2 très élevés : 45%, voire 55% en 2030, et la Grande-Bretagne qui promet un objectif de décarbonation de plus de 80%. Ces pays sont en mesure d’atteindre ces objectifs, ce qui est loin d’être le cas d’un grand nombre de pays africains, qui n’ont tout simplement pas les moyens de cette transition.
La majorité des pays africains sont très endettés, et leur proposer de s’endetter à nouveau pour acheter des éoliennes et des plaques photovoltaïques pour leur transition énergétique est aberrant. Ainsi, depuis la première COP en 1995, nous n’avons toujours pas un espace collaboratif entre les pays développés et les pays du grand sud, sur des projets concrets en Afrique : recherche et développement, valorisation industrielle et transfert de technologie. De ce fait, il est pratiquement impossible pour les pays africains de tenir des objectifs de baisses des émissions CO2 similaires à ceux des pays développés, entre 55% et 80%. Pour prendre le cas du Maroc, la transition électrique (uniquement) peut coûter entre 60 et 70 milliards de dollars à horizon 2050 : c’est pratiquement 50% de notre PIB de 2023. Toutes les renouvelables du Maroc à 9 TWh en 2023 n’apportent que 6% de baisse CO2, soit 6,67 MTCO2 pour une estimation de 120 millions de tonnes CO2 (projection CDN Maroc 2021), alors que la baisse programmée dans la dernière contribution déterminée est de 45,5% en 2030. Il faut impérativement réviser cet objectif nettement vers le bas, car nous n’avons tout simplement pas les moyens de l’atteindre. .
F.N.H. : Concernant l’aide des pays développés et l’enveloppe de 100 milliards de dollars promise par les pays les plus riches, quel a été l’impact sur les projets de transition énergétique ?
S. G. : Avec le lancement de ce fonds en 2022, on pensait que les pays en développement allaient bénéficier de dons qui peuvent permettre de rentabiliser certains projets en mal de rentabilité, et qui ont besoin d’un coup de pouce en dons pour pouvoir se concrétiser. Je pensais que le principe sacré du pollueur payeur allait s’appliquer, malheureusement le pollueur payeur s’est transformé en pollueur prêteur, et tous les financements sont des prêts. A ma connaissance, le Maroc et l’Egypte ont bénéficié de ces prêts, et aucun cadeau n’a été fait à l’Afrique. Les faibles capacités d’endettement des pays africains ne leur permettent en aucun cas de s’engager dans une transition énergétique avec des résultats probants et des baisses spectaculaires des émissions de CO2. Comme vous l’avez dit en introduction de cet entretien, la part de l’Afrique est de 4% de toutes les émissions de CO2 monde; la contribution du Maroc dans ces émissions est de l’ordre de 0,32%. Le Maroc s’est fortement impliqué en matière d’énergie renouvelable en haute tension, avec un investissement de 60 milliards de DH depuis 2006, une puissance installée de 4.200 MW et une part de 21% EnR dans le mix électrique de 2023, avec une prévision d’une part de 30% EnR dans le mix électrique à 2030. Ce bilan montre bien les difficultés pour aller plus vite en matière de transition, qui reste focalisée uniquement sur les renouvelables en haute tension, ce qui explique la faible baisse de 6% des émissions CO2 en 2023.
F.N.H. : Une fumée blanche est sortie de la cheminée de la COP29 à Bakou; elle est relative à l’accord des parties pour la création du marché carbone international. Quel sera l’impact de ce marché sur les pays africains, et plus particulièrement sur le Maroc ?
S. G. : Effectivement, nous avons vu sortir une fumée blanche à ce sujet. Ma première réaction revient à étudier les interactions de ce marché avec le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières MACF instauré par l’Europe. Ce mécanisme va principalement encadrer la taxe carbone qui sera effective en 2026, la phase test sans paiement de cette taxe ayant commencé en 2023. Un grand nombre de pays sont en désaccord avec l’UE sur cette taxe, dont la Chine, l’Afrique du Sud, l’Inde et le Brésil, dans la mesure où l’UE protège ses industries avec un système de quota carbone gratuit. Les entreprises ne paient que le surplus par rapport à ces quotas qui sont constamment ajustés pour arriver à zéro paiement. Les exportations africaines, qui vont bien évidemment payer une lourde taxe carbone à cause des productions électriques très carbonées (64% de l’électricité marocaine est à base de charbon et 79% de fossiles en 2023), seront en compétition avec des entreprises européennes qui ne payent pas de taxe, ou très peu. A elle seule, la France a distribué 52.9 millions de quotas gratuits en 2022, représentant une valeur de 5 milliards d’euros. C’est une protection aux frontières qui ne dit pas son nom, et je vois très mal les entreprises africaines rivaliser avec un système pareil. A l’inverse, quand une entreprise européenne exporte vers l’Afrique, elle est protégée par ces mêmes quotas gratuits, et l’empreinte carbone des marchandises européennes disparait comme par magie, dans la mesure où elles sont protégées. Et c’est la raison pour laquelle j’ai le grand espoir d’un marché carbone mondial, où les règles sont plus transparentes et plus justes. A ce sujet, une deuxième fumée blanche est sortie de la rencontre de Bakou : c’est que ce marché carbone mondial sera géré par les règles de l’ONU. Estce qu’il va éliminer et remplacer de manière juste la taxe carbone européenne ? L’avenir nous le dira. Le GIEC a lancé depuis longtemps le principe d’une taxe carbone universelle, qui peut évoluer dans un marché international régulé. Nous devons rester très attentifs aux évolutions de ce marché, dans la mesure où 65% de nos exportations sont réalisées avec l’Europe, et que nos industries sont pratiquement dans l’impossibilité de décarboner l’énergie électrique, qui peut représenter 60% à 70% de la taxe carbone, à cause du cadre réglementaire inexistant pour la moyenne et la basse tension.
F.N.H. : Il est certain que les relations entre les pays développés et les pays en développement doivent être réinventées dans le domaine de la lutte climatique. Comment pouvons-nous imaginer ces nouvelles relations entre ces deux groupes de pays dans le domaine du climat ?
S. G. : Le Maroc a fait à mon avis un appel historique à la COP de Bakou. Notre ministre de la Transition énergétique, Leila Benali, a démontré la nécessité des investissements menés par les pays développés en Afrique, tout en introduisant la notion du Maroc : hub énergétique qui relie l’Afrique et l’Europe. Ces investissements doivent rémunérer le Maroc en nature, en raison de ses grands besoins en énergies renouvelables. Quand je prends l’exemple du projet Xlinks, qui va relier par câble électrique le Maroc à la GrandeBretagne, à 10.5 GW, le concept win-win voudrait qu’une partie de ces renouvelables profite au réseau marocain. Il en est de même pour les projets hydrogène où une partie serait affectée aux besoins du Maroc. Ce ne sont pas les revenus des loyers des terrains qui vont nous permettre de décarboner notre économie. Je donne des exemples du Maroc que je connais bien, mais qui sont valables pour toute l’Afrique. Pour l’instant, la logique régnante, c’est investir en Afrique, et tout rapatrier. Donner naissance à des projets hydrogène, ce sont de grandes intégrations industrielles qui peuvent naitre en Afrique : éoliennes, photovoltaïque, électrolyseurs…, et décarboner très rapidement ce continent dans la mesure où il ne représente que 4% des émissions monde, 1.50 milliard de tonnes CO2/an, pour 37.4 MMTCO2/an comme émissions monde en 2023. Si la vision des pays développés ne change pas, l’Afrique aura le plus grand mal à avancer dans le domaine de lutte contre les changements climatiques, et aura également à subir les dégâts de ces changements. J’espère que l’appel du Maroc sera bien écouté, probablement une grande conférence pour bien définir un nouveau type de partenariat au grand bénéfice de toute la planète.