"Le multipartisme a fondé le système politique marocain, mais il n’a rien introduit de qualitatif au niveau de la représentation politique"
Finances News Hebdo : Le Maroc a vécu ces derniers mois des situations de crise (impasse politique, dossier Al Hoceima et celui de Jerada…) qui ont instauré un climat de tension. L’Etat serait-il dépassé par les facteurs de fracture politique, économique ainsi que sociale ?
Ali Sedjari : L’histoire politique et sociale du Maroc porte en elle-même les marques d’une tension séquentielle, souvent tragique et violente, entre l’Etat et les partis politiques d’une part, l’Etat et la société d’autre part. Souvenons-nous des années de plomb et des violences qui les ont accompagnées avec leur lot de souffrances, d’injustices, d’emprisonnements, de tortures et de non respect des droits de l’Homme.
Il a fallu attendre les années 90, et plus particulièrement l’avènement de Mohammed VI, pour que la tension baisse d’un cran. Toutefois, le discours sur les processus de démocratisation et de construction de l’Etat de droit n’ont pas atténué le «fait de domination et d’hégémonie de l’Etat» qui continue d’exercer une emprise réelle sur les différents circuits fonctionnels du pouvoir et de réguler le jeu politique en toutes circonstances.
De même, avec l’impossibilité de trouver des solutions adaptées aux préoccupations sociales des différentes composantes de la population à travers des politiques productives de bien-être et de promotion sociale dans les secteurs névralgiques (enseignement, santé, pouvoir d’achat, chômage, pauvreté, inégalités, etc.) intégrées dans un modèle de développement inclusif et humaniste, les choses se sont aggravées.
Les contestations sociales ne connaissent pas de répit et personne ne peut prévoir comment seront nos lendemains si l’Etat ne met pas en place une gouvernance de gestion des conflits, fondée sur le dialogue, l’écoute, la négociation et le courage de réduire les inégalités et les discriminations sociales.
Inutile de rappeler que les indicateurs du développement humain sont au plus bas (le Maroc est classé 126ème parmi les 188 pays, en termes d'IDH) et que les défis qui attendent l’Etat sont grandioses. Le premier défi est d’accélérer la baisse des inégalités sociales.
"L’ampleur des déficits sociaux et l’absence de partis politiques responsables et autonomes du pouvoir n’augurent pas de bonnes perspectives pour les jours et les mois à venir".
Ces dernières, observées entre 2007 et 2014, constituent une première inflexion de sa rigidité à la baisse enregistrée dans les années 90 et constitue par là un acquis du Maroc dans la lutte contre la pauvreté et la vulnérabilité. Or, l’inégalité et la pauvreté sont la pire des insécurités. Le second défi est d’atténuer la pauvreté ressentie en allégeant ses causes.
Le troisième défi est d’activer la cadence de la baisse de la vulnérabilité et des différentes facettes de la pauvreté en milieu rural de façon à rendre socialement tolérable l’écart urbain/rural dans le domaine des conditions de vie. L’ampleur des déficits sociaux et l’absence de partis politiques responsables et autonomes du pouvoir n’augurent pas de bonnes perspectives pour les jours et les mois à venir.
F.N.H. : La défaillance de notre système de gouvernance n’est plus à démontrer eu égard aux dysfonctionnements dont souffre notre société sur tous les plans avec toutes les conséquences sur le développement et la croissance économique. Les dirigeants politiques ont-ils perdu le savoir gouverner ? Manquent-ils de courage politique pour mener les réformes structurelles les plus urgentes ?
A. S. : Les problèmes de développement relèvent certainement d’aspects complexes et multidimensionnels. Mais il faut bien noter que la nature du pouvoir en place et le mode de gouvernance dominant influent de façon considérable sur l’évolution d’un pays.
Chez nous, le discours sur la démocratie et sur la réforme est omniprésent, mais nous n’avons réussi ni l’une ni l’autre, car le système de gouvernance dominant continue d’être intégré dans une logique de centralité et de monopole politique. L’esprit qui caractérise le sens des contestations sociales, aujourd’hui comme hier, s’inscrit dans une revendication du changement du rôle de l’Etat et de son positionnement social : on ne demande pas seulement à l’Etat de réformer, on lui demande aussi de se réformer. Autrement dit, mettre en œuvre un nouveau modèle de gouvernance qui structurera l’action publique dans de nouvelles pratiques et de nouvelles règles du jeu politique.
"Le choix de nos dirigeants politiques est rarement opéré à travers des critères de compétence. Il obéit à des modes de sélection de caractère patrimonial reposant sur le clientélisme, l’origine, la proximité, le copinage, l’influence, la fidélité et parfois l’opportunisme"
Les logiques nouvelles qui sous-tendent l’action publique exigent des remodelages significatifs et des formules novatrices pour mettre la gouvernance au service du développement, de la cohésion sociale et du bien-être collectif.
Deux observations sont à faire. D’une part, le choix de nos dirigeants politiques est rarement opéré à travers des critères de compétence ou de professionnalisme. Il obéit à des modes de sélection de caractère patrimonial reposant sur le clientélisme, la consanguinité, la corporation, l’origine, la proximité, le copinage, l’influence, la fidélité et parfois l’opportunisme. Ce mode de recrutement a enfermé les organisations publiques dans un jeu d’alliances et contre-alliances, de compromissions et de jouissances, tant matérielles que symboliques. Les conséquences de cette situation sont très perceptibles au niveau du retard enregistré dans de nombreux domaines et de la méfiance des citoyens vis-à-vis des politiques.
D’autre part, le discours sur la réforme et le changement est aussi omniprésent. La volonté de réussir est manifeste, mais ce discours reste flou. L’imprécision du discours côtoie des résistances et des obstacles d’ordre socioculturel, économique et politique. Les réformes proposées sont souvent mal élaborées, mal négociées, mal comprises, mal coordonnées et ne tiennent pas compte des réalités complexes de notre pays. Elles le sont souvent au nom de l’urgence ou de la dictature du court-terme ou encore pour calmer des contestations sociales (comme c’était le cas à El Hoceima et à Jerada).
Dans la plupart des cas, au nom d’un consensus contre-productif, les reformes sont détournées de leurs objectifs, c’est le cas de la réforme de l’enseignement, de la retraite, de la prévention contre la corruption et d’autres encore.
De même, quand on voit de près les mécanismes bureaucratiques de prise de décision, les systèmes de privilège et d’impunités qui faussent la règle de droit, les archaïsmes et la faiblesse de la concertation institutionnelle, comme ce fut le cas à Al Hoceima, au sein des partis politiques, il s’avère qu’au niveau politique, les obstacles au changement sont aussi bien fonctionnels que structurels.
Certes, le multipartisme a fondé le système politique marocain, mais il n’a rien introduit de qualitatif au niveau de la représentation politique, de l’encadrement des citoyens, de la médiation et de la compétition dans les programmes et les idées. Aujourd’hui, on ne compte plus les partis et on est incapable de savoir qui est à gauche et qui est à droite, qui est conservateur et qui est moderne.
C’est une construction d’un ensemble de nébuleuses qui a pour vocation de défendre les intérêts personnels ou catégoriels. Aujourd’hui, il est établi que la distance entre le corps social et les partis politiques ne cesse de s’agrandir.
Du point de vue économique aussi, nous sommes loin d’assurer une croissance économique forte. Le taux de croissance, malgré une libéralisation résolue et une rigueur dans la gestion macroéconomique, n’a pas encore atteint un palier en rupture significative avec la tendance des dernières années.
D’un point de vue institutionnel, les réformes sont marquées par la lenteur et la résistance, et l’hétérogénéité permanente du gouvernement complique la donne. Le cas de la réforme administrative est significative à cet égard, et en l’absence d’une vision d’ensemble, elle avance à petits pas, en miettes.
Alors comment s’en sortir de cette situation pour éviter le déclin, la morosité et la désespérance. La réponse peut paraître banalement simple : construire un nouveau modèle de gouvernance porteur de nouvelles idées, de nouveaux projets, de nouvelles pensées, de nouvelles ressources politiques, de nouvelles visions et de nouvelles pratiques de gouvernabilité.
F.N.H. : Dans votre dernier livre «L’art de gouverner ou le courage de changer» vous aviez mis l’accent sur l’étroite relation entre la gouvernance et le courage politique pour faire face aux risques qui planent sur notre politique publique. Quelles sont les variables clés pour conduire une réforme progressive et globale visant à améliorer les instruments de gouvernabilité ?
A. S. : Cette question me permet de développer davantage mon raisonnement précédent. Le temps des notables et des élites cooptées est fini. Notre pays a besoin de gens qui savent manager et faire rêver.
Les questions d’aujourd’hui ne peuvent être traitées avec les pratiques et les instruments d’hier. D’autant plus qu'elles s’interférent, s’enchevêtrent les unes aux autres et nécessitent une réforme globale pour mieux évoluer.
Il semble que cette idée n’est pas encore prise au sérieux par nos décideurs et nos politiques. Le danger, bien réel, de l’incapacité de nos gouvernants et de notre élite politique à prendre conscience des problèmes du présent et des enjeux d’avenir, procède de l’oubli d’un savoir-faire social et politique, d’un savoir mieux gérer, d’un savoir mieux communiquer.
C’est vrai que notre pays dispose d’un potentiel d’expertise important, de savoir et de compétences inexploités parce que les partis politiques fonctionnent selon un modèle paranoïaque dans des paroisses fermées et soudées. La question de gouverner se pose avec acuité chez nous.
Partout, l’inquiétude est grandissante en raison de l’incapacité des élus et des élites politiques, de l’Etat et de l’administration à trouver des solutions appropriées et adaptées aux attentes sociales et aux réformes souhaitées ou attendues et à assurer les régulations sociales et politiques nécessaires.
Il faudra se concentrer sur l’action réformatrice dans une logique de bonne gouvernance, sans oublier de mentionner l’intérêt qu’on doit accorder à la répartition des responsabilités, à la promotion des valeurs éthiques et morales et à l’évaluation.
L’urgence d’une inventivité de la gouvernance doit en principe entraîner trois ruptures : l’une avec les méthodes de la gestion ; l’autre avec les anciens outils dont le rattachement à un droit au caractère lourd, procédural et contre productif. Et la troisième en mettant fin à ces cycles interminables de tractations, de marchandages et d’alliances contre-nature au moment du changement de l’équipe gouvernementale.
"Malheureusement, les gouvernements successifs n'ont retenu aucune leçon des mouvements sociaux qui se suivent et se succèdent"
Malheureusement, les gouvernements successifs n'ont retenu aucune leçon des mouvements sociaux qui se suivent et se succèdent. Comme ils sont impassibles face aux rapports réguliers émanant de la Cour des comptes et des autres institutions de conseil qui relatent les multiples dysfonctionnements des appareils d’Etat et des rigidités et des verrouillages qui font encore de notre pays une exception.
Toutes ces institutions formulent un seul vœu, celui de mettre en place des fondements assurés et durables d’une bonne gouvernance. Mais, il va falloir insister sur l’idée suivante que la gouvernance a besoin de courage, car le problème de nos sociétés contemporaines n’est autre qu'une crise du leadership et du savoir gouverner.
La question qui se pose alors est de savoir si ceux qui sont aux commandes du pouvoir disposent de compétences requises et du courage nécessaire pour transcender les contraintes et les difficultés. Pas si sûr. Il n’y a qu’à observer ce qui se passe comme manœuvres dans le remplacement des ministres limogés après deux mois d’attente et sept mois de blocage auparavant. Aucune information n’est divulguée à ce sujet. La politique de l’opacité à laquelle nous sommes habitués est toujours à l’œuvre. L’art de gouverner suppose un minimum de courage et de prise en main du destin d’une nation. Cela n’est pas évident parce que le courage n’est pas donné à tout le monde.
Or, celui qui a une responsabilité, qui veut changer de façon durable et satisfaisante, doit être capable de le faire en créant un cercle vertueux dans lequel les deux principes de gouvernance et du courage interagissent. Le courage est l’émanation d’une volonté d’action et de transcendance.
Paradoxalement, dans ces temps de crises, seul le Roi joue le rôle d’agitateur d’idées et de projets, on dirait qu’il est le seul à tout faire pour moderniser le pays. Que faut-il faire alors pour sortir de cet imbroglio ? La maîtrise des différents problèmes doit en principe amener les responsables à mettre au point des réformes globales, efficaces, utiles, progressives et durables. Pour qu’une réforme réussisse, il faut effectivement qu’elle soit globale en raison de l’interdépendance liant les différents secteurs et les différents acteurs.
F.N.H. : A la lumière de ce que nous vivons aujourd’hui, quel est le rôle du citoyen étant donné que le contrat social implique deux parties, à savoir l’Etat et les citoyens ?
A. S. : Très bonne question qui nécessite des clarifications conceptuelles. D’abord, y a-t-il un statut précis du citoyen et de la citoyenneté ? Ensuite, a-t-on un contrat social, et si oui, quels sont ses fondements et ses clauses ? Il y a vraiment de sérieuses difficultés à trouver des réponses convaincantes à ces problématiques. A propos du contrat social en premier lieu, je peux affirmer que c’est une notion très vague, puisqu’elle nous renvoie à quelque chose d’imprécis et de mal défini.
"Comment parler du contrat social au moment où la centralité politique caractérise la toute puissance de l’Etat au nom d’une historicité non négociée"
Comment parler du contrat social au moment où la centralité politique caractérise la toute puissance de l’Etat au nom d’une historicité non négociée qui fait fi des changements subis et des évolutions assumées. Le Maroc aspire à un renouveau et à une relecture de ses rapports avec le pouvoir. Les termes d’une révision du contrat social s’imposent d’autant que le Roi lui-même a sollicité la révision du modèle de développement actuel, devenu contre-productif et improductif. Un débat national franc et loyal s’impose pour un renouvellement des termes du contrat selon une vision moderne et participative de l’exercice du pouvoir. ■
Propos recueillis par L. Boumahrou