«Le Souverain est interventionniste parce que le gouvernement est défaillant»

«Le Souverain est interventionniste parce que le gouvernement est défaillant»

Après 21 ans de règne, il y a une génération de réformes qui ont été capitalisées.

Si le gouvernement assumait vraiment la plénitude de ses attributions, ce serait un grand acquis et la monarchie serait moins directive et moins exécutive.

◆ Entretien avec Mustapha Sehimi, professeur de droit et politologue.

 

Propos recueillis par C. Jaidani

 

Finances News Hebdo : Depuis son accession au Trône, le Roi a lancé une série de réformes à plusieurs niveaux. Sur le plan constitutionnel, est-il venu le temps de lancer une nouvelle génération de réformes qui donnerait au gouvernement plus de pouvoir ?

Mustapha Sehimi : Vous connaissez cette formule du Général De Gaulle : «Une Constitution, c'est un texte, un esprit et une pratique». Qu'en est-il au Maroc ? La Constitution du 29 juillet 2011 a marqué une continuité sans doute par rapport à des fondamentaux, mais elle a également opéré une rupture au moins à deux niveaux. Le premier a trait à une profonde ré-articulation institutionnelle portant sur une nouvelle architecture ainsi que sur les rapports réciproques entre les organes publics.

Mais à un autre niveau, celui de toute une conception de la société, de profonds changements ont été consacrés. Tout un bloc d'une vingtaine d'articles fait ainsi référence à des droits et libertés. Des organes et des instances ont été mis sur pied sur la base de deux principes : la démocratie participative et le contrôle des politiques publiques. Où en est-on aujourd'hui, neuf ans après, et plus globalement après 21 ans de règne ? Il y a une génération de réformes qui ont été capitalisées.

Faut-il aller plus loin et s'atteler à une nouvelle génération ? C'est toujours souhaitable parce que des changements impriment de plus en plus fortement leur marque. Le Maroc de 2020 n'a plus le même visage, la société a évolué, les attentes et les aspirations sont également d'une autre nature. Il importe de prendre en charge cette dynamique sociale, parfois contestataire même, et d'y apporter des réponses institutionnelles et politiques appropriées.

Le système juridique ne doit pas rester figé, rigide, décalé; bien au contraire, il doit se réformer et être, si possible, un levier d'accompagnement et de progression vers un modèle de société d'avenir : celui de la modernité, d’un Etat de droit et de la démocratie, des libertés, de la justice sociale, de la solidarité nationale, ... Mais des interrogations subsistent. A-ton déjà bien appliqué la Constitution de 2011 ? Son implémentation est inachevée; il y a même encore des lois organiques prévues qui n'ont pas été publiées; d’autres accusent un grand retard (code pénal, code de procédure pénale, déconcentration, ...). Des «résistances» de divers ordres arrivent à freiner, voire à empêcher les réformes. Elles ne sont pas «techniques», mais sociétales en ce qu'elles regardent les valeurs de la société, une vision : avortement, relations sexuelles hors mariage, un Islam tolérant et modéré, la nature et la portée d'un contrat social. Le gouvernement ne porte pas vraiment ces réformes.

Faut-il lui accorder plus d'attributions alors qu'il exerce celles qui lui sont confiées par la loi suprême avec retenue, autolimitation ? S'il assumait vraiment la plénitude de ses attributions, ce serait un grand acquis et la monarchie serait moins directive et moins exécutive. Mais, en l'état, il faut bien que le Roi assure le bon fonctionnement des institutions. Le Souverain est interventionniste parce que le gouvernement est défaillant...

 

F.N.H. : Avec la Constitution de 2011, a-ton pu instaurer une véritable transition démocratique ?

M. S. : La Constitution de 2011 a constitué de grandes avancées : un chef de gouvernement issu des urnes, un exécutif avec des attributions élargies, la constitutionnalisation des pouvoirs du Roi, des instances de concertation et de bonne gouvernance, un bloc d'une vingtaine d'articles dans le préambule sur les droits et libertés. Mais la pratique institutionnelle depuis neuf ans a-t-elle permis de consolider ces acquis consacrés dans le texte constitutionnel ?

Le mode de fonctionnement et de gouvernance a-t-il permis de pousser dans ce sens ? Même deux conseillers du Roi, voici six mois, ont convenu qu'on est dans le trajet d'une monarchie parlementaire «avec peutêtre certaines dispositions à perfectionner» ... Pourtant, la Constitution précise que le Maroc est une «monarchie parlementaire» (art.1). Quels facteurs ont freiné ce basculement ? Après dix ans de monarchie exécutive (2001-2011), une certaine gouvernance freine-t-elle un processus de consolidation de la transition démocratique par l'instauration d'une véritable monarchie parlementaire ?

Cela dit, le «nouvel autoritarisme gestionnaire» évoqué par des auteurs n'est pas à écarter. Qui décide ? Qui arrête les grands chantiers ? Qui priorise les réformes ? Et qui les accompagne par des impulsions, des recadrages et le cas échéant sanctionne les responsables publics chargés de leur mise en œuvre ?

C'est le Roi ! Mais pourquoi le système fonctionne-t-il ainsi alors que les acteurs ont des responsabilités et des mandats tant au niveau national que local ? De fortes pesanteurs culturelles et politiques poussent certainement dans ce sens, lesquelles font une large place encore à un principe prégnant de verticalité. L'interventionnisme et l'autoritarisme sont nécessaires parce que les acteurs institutionnels sont défaillants... Une équation fermée qui ne permet pas d'intégrer un cercle vertueux où ceux-ci assumeraient la plénitude de leurs attributions.

En somme, c'est le primat d'une régulation arbitrale et s'il y a lieu décisionnaire : elle fonctionne dans le système partisan - on l'a évoqué -, mais aussi dans le système étatique et ses multiples démultiplications dans le secteur public et semi-public. Il y a effectivement, à un premier niveau d’analyse, un temps long et un temps court dans la vie politique nationale. Le temps long est celui de la monarchie, du règne; le temps court, lui, relève du calendrier électoral, législatif, lié à une mandature. La marge d'action d'un gouvernement est-elle limitée parce qu'elle s'insère dans une législature de cinq ans comme c'est le cas aujourd'hui ? Ce n'est pas évident. En 2020, y a-t-il de nouveaux termes de référence quant à la latitude d'action du gouvernement ?

Tout paraît se passer comme s'il y avait une double grille de lecture et d'évaluation. La première a trait à l'action royale, la seconde regarde le gouvernement. Les grands chantiers structurants ont été entrepris par le Souverain. Mais a-t-on doté l'Etat des moyens et des leviers efficients pour assurer l'optimisation des politiques publiques d'une année sur l'autre ?

 

F.N.H. : Plusieurs acteurs et observateurs estiment que le système politique actuel a pris un sérieux coup de vieux; les citoyens n’ont pas confiance dans les partis ni dans les institutions. Faut-il mener des réformes à ce niveau ?

M. S. : C'est vrai : la désaffection est certaine à l'endroit des partis politiques. Plusieurs facteurs cumulatifs poussent dans ce sens. Le premier a trait à l'insuffisance de l'encadrement qui se vérifie chez les jeunes, les femmes et dans d'autres forces vives. Une enquête du HCP, il y a quelques années, donne des indications significatives à cet égard. L'on ne compte ainsi que 1% des jeunes qui ont une carte d'adhésion à des partis. Ce phénomène se prolonge d'ailleurs dans le milieu associatif - censé être plus attractif - où les jeunes ne constituent que 4% des effectifs. Pourquoi une telle situation ? Intervient ici un autre facteur : l'offre partisane.

Celle-ci est sans doute plurielle et on peut ici distinguer entre celle faite par des partis progressistes (USFP, PPS, PSU et FGD) et celle des partis dits «administratifs» (RNI, UC, MP et PAM). Les parcours historiques et militants des premiers les rendentils pour autant plus attractifs par rapport aux seconds ? C'est une question. Un autre facteur doit être mis en relief : il porte sur la nature et la portée de l'action politique. Celle-ci pèse-t-elle réellement dans l'élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques ? Par-delà le cadre institutionnel en place (parlement, gouvernement, secteur public ou semi-public...), les véritables centres de décision ne sont-ils pas ailleurs, là où le contrôle démocratique fait défaut ? Référence est faite notamment à des centres de fait de grands groupes privés et la technostructure qui ont la haute main sur la vie économique nationale…

Si bien que le désintérêt des citoyens est sans doute l'illustration de ceci : en l'état, avec une telle pratique, l'action politique est peu productive; elle n'est pas un vecteur ni un levier de changement. D'où des dynamiques sociales de changement, parfois sous forme contestataire, hors du champ institué (hirak, Jerada, boycott,...), lesquelles traduisent de la vitalisation de mobilisations d'«en bas»... Il faut faire référence à la place et au rôle des élections; elle peut être alors entendue comme le surdimensionnement du scrutin dans la vie politique. Il est vrai que de ce point de vue, l'on peut se demander si la finalité première des partis - ou à tout le moins de la majorité d'entre eux - n'est pas de «faire du chiffre» lors des élections.

Cette quête d'un chiffrage, en amont donc, ne se fait pas dans des conditions sincères et régulières. Deux facteurs différents sont décisifs à cet égard : l'intervention de l'administration sous des formes diverses et l'achat de voix avec de l'argent, qualifié souvent de «sale»… C'est dans ce sens-là, me semble-t-il, que l'élection, qui est pourtant l'expression la plus achevée de la démocratie et donc de la citoyenneté, ne permet pas vraiment - et c'est un paradoxe - de consolider la construction démocratique. Les citoyens ne l'ignorent pas avec un modeste taux de participation de 43% au scrutin législatif du 7 octobre 2016 pour 15.700.000 électeurs inscrits.

Ce palier ne va-t-il pas se retrouver en 2021 ? L'état des lieux aujourd'hui permet-il d'écarter cette interrogation ? Il ne faut pas minorer le sens et la portée du vote et des élections; la démocratie c'est le vote libre ! Pour autant, le vote doit faire sens, permettre de choisir après une délibération, donner l'occasion d'adhérer à un programme, à des objectifs, à des réformes pouvant être conduites et mises en œuvre par des élus. Est-ce le cas aujourd'hui ? Ce phénomène d'affaissement de la fonction de représentation devant être assumée par les partis politiques ne signifie pas pour autant le déficit de la conscience civique : tant s'en faut. Avec le digital, le périmètre de la conscience civique s'est considérablement élargi; c'est un nouvel univers qui est là et qui offre un cadre d'expression inédit.

L'internaute n'a-t-il pas remplacé le citoyen d'hier ? Le «click» et le partage paraissent ainsi être une forme avancée d'expression, déclassant dans le même temps le vote qui, lui, n'intervient qu'à l'occasion d'un agenda institutionnel tous les cinq ou six ans. Il s'en suit que ce mode digital n'est pas neutre, aseptisé, une sorte de marais; bien au contraire, il génère des élans, des indignations, des colères; des contestations et des mobilisations. Tout ce qui s'est passé depuis quatre ans témoigne de cette situation : le hirak du Rif, Zagora et les «émeutes de la soif», Jerada, sans oublier le boycott du printemps 2018, les enseignants contractuels, les étudiants en médecine,...

Autant de mobilisations sociales qui présentent ce trait commun : celui de se déployer en dehors du cadre institutionnel en place (partis, syndicats, collectivités locales, ...). Peut-on parler de transition démocratique ? Il manque – toujours ? - une stratégie universelle dans ce domaine parce que c'est la vie sociale qui n'est pas prédictive. Il n'y a pas de recette magique, mais des principes. Or, au Maroc, les anciennes règles de jeu ont-elles changé ? Voit-on s'installer de nouvelles configurations stratégiques et politiques ? La gestion du système partisan a-t-elle libéré certaines contraintes et favorisé une libération de la dialectique démocratique ?

 

F.N.H. : En dépit d’un essor économique, le Maroc reste marqué par des inégalités sociales et régionales importantes. Des initiatives comme le nouveau modèle de développement envisagé peuvent-elles remédier à ces lacunes ?

M. S. : Sur le nouveau modèle de développement, il y aurait beaucoup à dire. Dans le discours officiel, de quoi s'agit-il ? De se doter d'un cadre référentiel identifiant le diagnostic, anticipant le futur et se projetant de manière prospective dans l'appréhension du Maroc de demain, à l'horizon d'une, voire deux décennies. Cela pose tout d'abord un problème théorique, épistémologique même, quant au contenu critique de cette notion de modèle de développement. Comment élaborer un modèle de développement ?

En s'inspirant des expériences étrangères ? Mais lesquelles, tant il est vrai que chaque pays a son histoire économique, ses contraintes et ses spécificités ? Un modèle keynésien, fordiste, néolibéral ? Ce qui apparaît plutôt, c'est qu'un modèle économique est finalement une construction théorique a posteriori. C'est une configuration qui a réuni plusieurs éléments structurants et qui a fini par présenter une certaine cohérence. En somme, c'est après coup que l'on finit par considérer que ce qui a été fait dans différentes directions, est positif et qu'il faut persévérer dans la même voie même avec des ajustements inévitables.

Ce qui est à l'ordre du jour en 2020 - le cahier des charges de la Commission Benmoussa -, c'est la recherche et la finalisation d’un modèle de développement «maroco-marocain» - c'est nécessaire et pertinent : il n'y a pas d'autre recette ni méthodologie à ce sujet. Les partis doivent être au premier rang de cette réflexion nationale. C’est un discours convenu ici et là, de les accabler et de leur faire endosser souvent le non-succès des politiques publiques au cours de la décennie écoulée.

Mais les «technocrates» qui ont eu les leviers de commande, dans de nombreux domaines économiques, sociaux et autres, doivent-ils être absouts ? Les chantiers infrastructurels n'ontils pas minoré la dimension sociale et la promotion de l'emploi ? S'est on préoccupé en effet d'un modèle de développement inclusif, pour reprendre une terminologie courante ? Des questions de fond pèsent de tout leur poids sur cette problématique du nouveau modèle de développement : la place et le rôle des acteurs sociaux; la formation d'un bloc social adhérent et mobilisé; un mode de régulation et des formes de gouvernance délimitant la place du marché, de l'Etat et société civile; le système de production avec de nouvelles formes d'organisation du travail, des rapports entre les entreprises, les politiques industrielles et économiques; la refonte des systèmes publics avec une redistribution et une organisation des services; enfin, une politique d'insertion dans l'économie mondiale.

Cette pause de réflexion et de délibération doit être féconde. Elle a été tardive, alors que les inégalités se sont creusées depuis des années et que l'on n'a pas veillé à les corriger à temps. Le risque existe que l'on attende et que l'on espère trop du rapport de la Commission... Réformer le champ politique ? Il faut du volontarisme ! Est-ce le cas ? Cela passe par une pleine application de la Constitution et l'exercice par les différents organes de la plénitude de leurs attributions.

Cela commande aussi que les nombreuses instances consultatives et de bonne gouvernance puissent assumer leur mission alors qu'elles sont marginalisées. Cela exige aussi davantage de démocratie interne au sein des partis où prévaut, ici et là, un modèle rentier, clientéliste, clanique aussi. Enfin, les partis doivent recouvrer leur autonomie de décision, assumer leurs décisions en toute responsabilité. C'est à cette aune-là que l'on pourra engager les profondes réformes attendues, avec des partis et des responsables justifiant d'une capacité d'incarnation et de portage. Retour à la politique : voilà le challenge. Elle seule assure et permet le nécessaire soutien populaire !

Mais de quelle politique faut-il parler en dernière instance ? Ni les règles de jeu ni les formes d'action actuelles ne paraissent être les plus opératoires. La fonction traditionnelle des partis est d'encadrer les citoyens, de prendre en compte la multiplicité de leurs demandes, de leurs attentes et de leurs aspirations; puis, de les agréger et de les structurer pour en faire des propositions de politiques publiques pouvant peser sur l'action gouvernementale.

De deux façons : soit au sein d'une majorité, soit comme opposition pour en faire un domaine d'interpellation, voire de censure. Un tel schéma est, disons, «institutionnel», décliné autour du suffrage, de résultats, d'alliances majoritaires de soutien à un gouvernement. Mais si ce modèle est toujours valable, il fonctionne à côté - voire même en face ou contre ? - d'un univers digital qui, lui, est régi par d'autres règles. Qu'y trouve-t-on ? Un cadre d'expression d'internautes à travers les réseaux sociaux - on en compte quelque 18 millions... Avec quel contenu ? De tout et n'importe quoi, sans doute, mais aussi un nouveau statut d'un citoyen digital, généralement anonyme, qui s'exprime, dénonce, s'insurge quand il ne cède pas à l'émotionnel.

Le subjectivisme supplante le choix censé être raisonné et délibéré, comme l'est en principe le bulletin de vote dans l'urne. Les partis sont pratiquement décalés par rapport à cette nouvelle forme de communication; ils sont souvent à la remorque des réactions du monde numérique, peu réactifs donc et partant considérés comme défaillants dans la représentation des droits et des intérêts des citoyens. Combien d'affaires ont été médiatisées dans les réseaux sociaux et réglées d'une manière ou d'une autre par les partis politiques formant la majorité !

C'est dire que les partis doivent s'adapter à ces changements. Comment ? En utilisant eux aussi tous les moyens du numérique, en activant et en actualisant le flux de leurs sites électroniques, enfin en élargissant leur base électorale. Mais il y a plus encore dans la perspective d'une réforme du champ politique. L'ossature devrait être la qualité, la représentativité et la dimension du système partisan. Une restructuration s'impose à l'évidence à cet égard. De temps à autre, le discours officiel y fait référence - de moins en moins d'ailleurs...

L'on compte aujourd'hui 34 partis, alors que l'on n’en dénombrait qu'une vingtaine voici deux décennies. Pourquoi un tel processus de balkanisation ? N'est-il pas voulu parce qu'une thèse sujette à caution prégnante ici et là, considère que le renforcement de la monarchie doit s'accompagner de l'affaiblissement des partis, a fortiori de ceux héritiers du mouvement national. La revitalisation des partis peut être activée par des mesures techniques comme le scrutin majoritaire à deux tours qui pousse à des alliances et, à terme, à des pôles. Le relèvement du seuil de représentation est également une piste à étudier.

Mais il reste pour tout cela un prérequis : celui d'une volonté politique réformatrice. Et structurante.

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