Vivons-nous aujourd'hui - au Maroc et ailleurs - une crise ? A l'international, le tableau est contrasté : certains pays accusent une telle situation - du Soudan au Liban, de la Tunisie à la Somalie et dans tant d'autres de la plupart des latitudes. Une catégorie différente connait des difficultés majeures sans que l' «ordre» en place conduise à un même constat.
Au Maroc, qu'en est-il ?
Personne ne parle de crise. Stabilité des institutions, fonctionnement des organes publics, pacte social globalement consensuel malgré l'accroissement des inégalités et une certaine dynamique de mécontentement, voire de contestation. Que le moral des ménages et leur indice de confiance soient au plus bas pour le premier trimestre 2023, et ce depuis 2008 est évidemment préoccupant - il a chuté à 46,3 points, en recul de plus de six points par rapport la période correspondante de 2022.
Rupture d'équilibre, craquement
Cela dit, quels sont le contenu et la portée de la notion de crise ? Elle est en effet grevée de multiples équivoques : quoi de commun entre une crise gouvernementale, une crise des valeurs ou de civilisation ? D'une autre manière, quels sont les multiples points d'ancrage de la notion de crise ? A un premier niveau, la crise désigne un état de malaise profond, lié au passage discontinu d'un équilibre antérieur qui se défait vers un équilibre potentiel qui émerge.
L'histoire des sciences est intéressante à rappeler : l'invention scientifique présente un caractère particulier fait de ruptures et d'avancées, avec une série de bonds qualitatifs. Le concept économique de crise, lui, est à retenir : faut-il parler de crise ou plutôt maintenir l'usage du pluriel et parler alors de crises. Pourquoi ? Du fait de la diversité, de la succession chronologique de crises déterminées, discernables et présentant chacune quelques traits qui la distinguent des autres. Sont prises en compte ici les contrecoups sociaux et les souffrances infligées à des populations. En tout cas, le trait le plus visible est une rupture d'équilibre, un craquement suivi d'une chute - de l'activité productrice, des échanges, des profits, des salaires, des cours de la Bourse; mais montée des faillites, du chômage...
Autre phénomène : la mondialisation de la crise. Cela tient d'un côté à la mondialisation du marché qui marque en même temps la mondialisation du phénomène d'autonomisation et de prédominance de l’économie par rapport aux autres composantes de la société globale. Ce qui ne concerne plus seulement l'économie en tant que telle, mais l'idéologie, autrement dit la représentation qu'une société se donne de son fonctionnement global.
Il faut bien parler en effet d'idéologie : celle du libéralisme économique; celle qui a imposé au monde occidental la représentation des phénomènes économiques comme séparés de la société; celle qui les considère comme constituant à eux seuls un système distinct. C’est dire que le phénomène de mondialisation de la crise ne regarde pas seulement l'extension géographique d'un désordre purement économique, mais autre chose : la mondialisation de la crise l'idéologie sousjacente à cette autonomisation et à cette prédominance du marché.
L'Etat contesté, délégitimé...
Le libéralisme économique, malgré tout, a fini par imposer sa prééminence au cours des décennies écoulées. Il est devenu une des composantes de ce que l'on appelé en Occident la modernité. La crise économique signifie pour l'Occident la crise de sa modernité. Et du même coup, l'Occident exporte, avec la mondialisation de la crise et du marché, la crise de la modernité elle-même définie en termes occidentaux. L'incidence de ce phénomène étend géographiquement la crise économique: elle met en jeu des facteurs culturels idéologiques - une dimension proprement politique.
Ce qui se passe aujourd'hui dans le monde ? La crise économique proprement dite est ressentie comme une impasse des politiques étatiques de riposte à la crise. L'Etat est ainsi fortement interpellé - contesté aussi, voire pratiquement délégitimé... En se mondialisant, la crise économique sert ainsi de révélateur de la perte de confiance des opinions publiques dans leurs dirigeants. Dans ce registre, il faut mettre l'accent sur l'exigence de légitimation qui repose cette problématique en termes plus politiques : comment créer un fait social où il n'y aurait plus tel grand déficit d'adhésion entre ceux qui obéissent et ceux qui commandent ? L'on voit par exemple ce qui se passe en France un an après la réélection du président Macron... Elu démocratiquement, il n'en pâtit pas moins d'une censure populaire majoritaire. La crise est celle de la démocratie représentative. Ce qui pose la question d'un nouveau pacte, de la construction d'un bloc d'idées-valeurs structurant le lien social. Et si l'époque contemporaine ne pouvait être que celle de crises récurrentes, en dépit de l'absence de consensus majoritaire ?
Par Mustapha SEHIMI Professeur de droit (UM5, Rabat) - Politologue