Les atermoiements du gouvernement montrent de plus en plus son incapacité à mener les réformes.
L’échec du dialogue social met en orbite de nouvelles formes de protestations sociales virulentes et hors cadre institutionnel.
Facturation électronique et ICE : la touche politique de El Othmani.
Par D. William
Le gouvernement s’est livré ces derniers jours à un exercice de communication peu coutumier. Mais très adroit, si l’on en juge notamment les résultats obtenus : il a réussi à étouffer dans l’œuf la grogne des commerçants, qui annonçait d’emblée les prémices d’une nouvelle crise sociale après les épisodes douloureux d’Al Hoceima, de Jerada et de la campagne de boycott.
Ce succès, si tant que l’on peut l’appeler ainsi, a néanmoins une conséquence: la suspension des dernières mesures relatives au système informatique de facturation.
Rétropédalage justifié ? En tout cas, les mouvements de protestations des commerçants et professionnels commençaient à se multiplier, certains arborant même des gilets jaunes, devenus aujourd’hui un véritable épouvantail, notamment en France.
Dès lors, la machine de communication s’est mise en marche. C’est la Direction générales des impôts (DGI) qui est d’abord sortie de sa réserve, le 8 janvier, pour démentir les informations «dépourvues de tout fondement» relayées par la presse. Elle apporte deux précisions de taille : les nouvelles dispositions relatives au système informatique de facturation ne sont pas encore entrées en vigueur et ne seront appliquées qu'après la publication du décret réglementaire; et le système information de facturation concerne uniquement les professionnels soumis au contrôle financier et ne s’applique nullement aux commerçants et prestataires de services soumis au système forfaitaire.
Pas suffisant cependant pour éteindre l’incendie naissant. Et deux jours après, c’est le chef de gouvernement himself, Saad Eddine El Othmani, qui annonce la suspension de la mesure, en attendant d’identifier des difficultés et de trouver les solutions adéquates. S’en sont suivies plusieurs rencontres avec les commerçants et professionnels qui ont mobilisé la DGI, l'Administration des douanes et impôts indirects (ADII), le ministère de l’Economie et des Finances, le ministère de l'Industrie, du Commerce, de l'Investissement et de l'Economie numérique, mais également le patronat (voir encadré).
Bref, le gouvernement a déployé l’artillerie lourde, en prônant notamment le dialogue et la concertation, pour mettre fin à la contestation.
Démarche contradictoire ?
La démonstration de force des commerçants a suffi à faire reculer l’Exécutif. En faisant une telle concession, n’est-il pas en contradiction avec sa volonté affichée d’instaurer plus de transparence dans le monde des affaires, d’élargir l’assiette fiscale et de lutter contre les pratiques informelles ?
Car c’est bien de cela dont il s’agit : l’effort fiscal est très mal réparti au Maroc et, selon une étude la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) présentée en avril 2018, l’informel pèse plus de 20% du PIB, hors secteur primaire, et 10% des importations formelles. Pire encore, il génère un manque à gagner de 40 Mds de DH pour l’Etat, entre le volet fiscal et les cotisations sociales.
C’est l’une des raisons pour laquelle, justement, la Loi de Finances 2016 a introduit une nouvelle mesure au niveau de l’article 145-VII du Code général des impôts, stipulant que «les contribuables sont tenus de mentionner l’identifiant commun de l’entreprise (ICE, ndrl) sur les factures ou les documents tenant lieu qu’ils délivrent à leurs clients, ainsi que sur toutes les déclarations fiscales prévues par le présent code».
Si l’ICE a pour but la simplification et l’allègement des procédures et formalités administratives, à travers la fluidification des échanges d’informations entre administrations, c’est un outil qui permet tout autant, comme l’a affirmé le président de la CGEM, Salaheddine Mezouar, de diffuser les bonnes pratiques en matière de transparence, de traçabilité et de lutte contre les effets néfastes de l’économie informelle sur le tissu productif organisé.
Amateurisme
Le gouvernement a eu peur d’ouvrir un front social qu’il ne pourra gérer, eu égard notamment au pouvoir de nuisance des commerçants qui peuvent, rappelons-le, prendre toute l’économie en otage, mais qui sont aussi une source importante de voix électorales. Mieux encore, c’est peu de dire qu’il est encore psychologiquement atteint par le douloureux épisode du boycott, durant lequel, à travers sa communication approximative, il a montré son incapacité à gérer une crise sociale majeure.
Mais en suspendant cette mesure pour apaiser la colère des commerçants, le gouvernement n’a-t-il pas ouvert, par la même occasion, la boîte de Pandore ? Osera-t-il mener à bout certaines réformes jugées d’ores et déjà impopulaires, comme notamment celle du système de retraite rejetée d’emblée par les centrales syndicales ? Plus globalement, ce gouvernement est-il réellement capable de mener les grandes réformes dont le Maroc a tant besoin ?
A ce sujet, le politologue Mustapha Sehimi est pour le moins très sceptique, voire particulièrement critique envers le gouvernement. Il estime, en effet, qu’«on n’aurait pas connu cette situation s’il (le gouvernement, ndlr) avait fait son travail et s’il n’avait pas fait preuve d’amateurisme».
«Il s’agit d’une mesure fondamentale qui implique un nouveau mode de gestion pour les commerçants et professionnels; il fallait donc prendre le temps de la préparer, en l’expliquant, en communiquant et en sensibilisant les acteurs concernés», ajoute-t-il, tout en pointant le «déficit de gouvernance administrative, surtout que des contrôles et saisies de marchandises ont été opérés au motif de l’absence de factures électroniques, alors même que le décret d’application n’a pas été encore publié». Ce qui a eu pour conséquence de cristalliser davantage la colère des commerçants, puisque ces saisies n’avaient pas de fondement juridique.
Calculs politiques
Le fait que le chef de gouvernement ait pris le dossier en main pour désamorcer la crise est loin d’être anodin. Et Sehimi en fait une lecture politique très habile, relevant d’emblée qu’il s’agit d’un dossier géré par des ministres partisans, arborant notamment les couleurs du Rassemblement national des indépendants (RNI), en l’occurrence Mohamed Benchaâboun et Moulay Hafid Elalamy, chargés respectivement de l’Economie et des Finances et de l’Industrie, du Commerce, de l’Investissement et de l’Economie numérique.
Dès lors, «la réaction de El Othmani procédait d’une démarche purement politique, voire politicienne, puisque la plupart des commerçants notamment à Derb Omar, sont de coloration politique PJD, même s’il y en a qui sont sensibles aux discours du RNI et de l’Istiqlal», note Sehimi. «L’enjeu est donc politique et électoral», relève-t-il.
On se tire donc subrepticement des balles dans les pieds, quand bien même on se réclame de la majorité gouvernementale : cela donne ça quand la conduite des affaires du Royaume croise l’arithmétique politicienne. Et tout se fait, disons-le, souvent au détriment des intérêts supérieurs de la collectivité.
Sauf que le Maroc, avec ses nombreux défis, ne peut s’accommoder d’un tel mode de gouvernance. Cela, d’autant plus que les contestations sociales sont devenues assez particulières, et se font de plus en plus hors cadre institutionnel, les partis politiques et organisations syndicales n’étant plus en phase avec la base dont ils défendent les intérêts.
«C’est nouveau dans le champ politique et ce phénomène s’est vérifié à Al Hoceima, Jerada et lors du boycott», confirme Mustapha Sehimi. «Il est ainsi d’autant plus difficile de gérer cette forme de protestation, puisqu’on n’a pas d’interlocuteur avec qui négocier, surtout pour un gouvernement qui n’est pas dans l’anticipation, mais toujours dans la réaction», ajoute-t-il.
«Tout cela traduit non seulement l’échec du dialogue social, mais montre également un déficit flagrant de gouvernance et un gouvernement qui sème un vent de doute général quant à sa capacité à mener les réformes», conclut notre politologue.
C’est clair que, désormais, l’Exécutif devra ménager la chèvre et le chou pour faire passer ses réformes. Si la pilule du maintien de façon définitive de l’horaire d’été (GMT+1) est passée, eu égard à la mobilisation relativement faible des citoyens pour contester cette mesure, il n’en sera évidemment pas de même pour d’autres dossiers délicats. C’est l’exemple notamment de la suppression de certaines subventions, avec en lieu et place l'instauration d’aides directes au profit des populations nécessiteuses : il n’a pas donc intérêt à se tromper dans son ciblage, eu égard aux conséquences que cela peut entraîner. ◆
Encadré : Ce qui a finalement été décidé
Au terme des différentes rencontres qui ont eu lieu entre les pouvoirs publics et les professionnels et commerçants, un accord a été trouvé dans lequel il a été convenu de suspendre l'ensemble des mesures relatives à la mise en œuvre de la facturation électronique.
Par ailleurs, il ne sera procédé à l'élaboration du texte réglementaire fixant les modalités d'application de ce nouveau système que dans le cadre d'une approche participative avec les instances professionnelles concernées.
De même, les commerçants de proximité ne sont pas tenus de présenter leur ICE lors de leurs transactions. La DGI sera chargée de résoudre le problème relatif à l'obligation de l'ICE pour les différents prestataires de service.
Pour le contrôle douanier, il a été convenu de la nature du document commercial à présenter en tant que preuve de possession des marchandises transportées par camions à l'intérieur du territoire national, ainsi que des données que ce document doit contenir.
Il a été décidé d'impliquer la coordination nationale des instances professionnelles les plus représentatives dans le débat sur la valeur à la douane.
De même, sera créé un comité chargé du suivi de la mise en œuvre de cet accord, et l'organisation de rencontres régionales, en partenariat avec les organismes professionnels, afin de vulgariser les procédures fiscales.