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«L’industrie bancaire traditionnelle ne doit pas voir les Fintech comme une menace»

«L’industrie bancaire traditionnelle ne doit pas voir les Fintech comme une menace»

Le Maroc jouit d’une infrastructure bancaire très robuste et réglementée, ce qui a le mérite de garantir une certaine stabilité financière, mais au détriment d’innovation ou de rupture par des acteurs non bancaires.

Pour les Fintech qui cherchent à déployer leurs services auprès du grand public, le défi est de taille.

L’Egypte a déjà ratifié en 2020 une loi pour l’octroi de licence «banques digitales».

Entretien avec Yacine Faqir qui, après avoir été Directeur général de Quantik Crédit Bureau, est aujourd’hui consultant pour les Fintech/start-up désireuses de se développer au Maroc et sur le continent africain.

 

Propos recueillis par M. Diao

 

Finances News Hebdo : Quelle appréciation faites-vous de l’évolution de l’écosystème des Fintech au Maroc ?

Yacine Faqir : Pour un entrepreneur, les choses ne vont jamais assez vite. Le progrès de l’écosystème des Fintech est largement tributaire de son contexte réglementaire, étant donné la nature de son activité. Les start-up Fintech sur le continent africain ont levé plus de 335 millions d’USD sur la première moitié de 2021, ce qui est en soi deux fois plus que toute l’année précédente. Les paiements mobiles mènent le bal, suivis de près par le crédit. Hormis l’Afrique du Sud, les pays qui ont connu un essor fulgurant sont ceux dont le système financier était peu régulé et où il y avait une volonté politique de rupture totale pour offrir des services financiers à tous. L’Ouganda, le Rwanda ou encore le Kenya n’ont pas fait de progressions linéaires dans leur adoption technologique, mais plutôt exponentielle, c’est le fameux «leap fro». Aucune Fintech marocaine n’apparait dans ce palmarès, mais ce n’est pas pour autant que rien ne se passe au Maroc. Au contraire.

Le Maroc jouit d’une infrastructure bancaire très robuste et réglementée, ce qui a le mérite de garantir une certaine stabilité financière, mais au détriment d’innovation ou voire même de rupture par des acteurs non bancaires. Ce type de configuration prend du temps à se transformer en un terrain fertile pour des start-up et des capitaux qui cherchent une règlementation favorable et un climat des affaires encourageant. Les initiatives marocaines pour soutenir cette dynamique, le programme de start-up de CDG Invest, 212 Founders ou encore H-Seven font un travail remarquable, aussi bien sur la partie accompagnement que la partie levée de fonds. Bank Al-Maghrib, quant à elle, a commencé à piloter une réflexion autour de cette problématique et a fait un premier pas envers les entrepreneurs avec la mise en place du guichet unique, le «one stop shop Fintec». La CNDP elle, soucieuse de préserver l’intégrité des données et leur usage, est de plus en plus sollicitée pour permettre une éclosion plus rapide de start-up dont la data est au cœur du business model. L’Agence de développement du digital (ADD), très active depuis sa genèse, contribue aussi à structurer cet écosystème, mais n’a pas manqué de rappeler que le premier obstacle demeure l’épineuse question de la réglementation qui freine l’usage à grande échelle de plateformes digitales. Certains opérateurs téléphoniques ou bancaires, qui ont compris qu’il y avait tout à gagner à se faire le vecteur de cette tendance, comme le CIH, sont proactifs, aident et encouragent l’entrepreneuriat à travers plusieurs leviers. Malgré cette dynamique, il faudrait davantage de convergence d’initiatives sur la Fintech en particulier pour s’assurer que les changements règlementaires soient accélérés par une volonté politique multilatérale.

 

F.N.H. : Selon vous, la finance est-elle une branche porteuse pour les start-up marocaines ?

Y. F. : Cela dépend de quelle finance on parle. Il faut faire une scission claire entre le B-to-B et le B-to-C qui s’appuient sur une logique très différente. Les Fintech qui proposent des produits et services au système financier  sans subir de contraintes réglementaires majeures pourront accélérer leur développement si tant est que les donneurs d’ordres intègrent le besoin d’innover. Quand le besoin rencontre une bonne proposition de valeur, les résultats suivent  :  l’acquisition de Karni par Chari en est un bon exemple. Pour les Fintech qui cherchent à déployer leurs services auprès du grand public, le défi est, quant à lui, de taille. Je fais référence par exemple à l’émergence de néo-banques indépendantes (non affiliées à un établissement bancaire existant), aux start-up qui proposent des services innovants de nano-crédits ou encore des plateforme e-KYC, etc. Ici, le cadre réglementaire est très contraignant et représente l’obstacle premier pour les Fintech marocaines. Prenons l’exemple du nano-crédit, soit des montants entre 50 et 200 dirhams. Pour que ce business model puisse fonctionner, il faut impérativement cibler trois facteurs : le volume, le coût et la vitesse. Or, aujourd’hui, le processus d’octroi d’un crédit consommation est loin d’être optimal en termes de mécanisme (plusieurs étapes administratives); la semaine de rétractation tue toute possibilité de vitesse et la non digitalisation du process augmente les coûts. Une forte pénétration de ce type de produit aurait pourtant un double intérêt : accélérer l’inclusion financière et contribuer à dynamiser le tissu socioéconomique le plus démuni. Toujours inexistant au Maroc, c’est un service qui a fait le succès de la Fintech kenyane M-Pesa, qui compte aujourd’hui 70% de la population locale comme utilisateurs. Là, c’est un opérateur télécoms qui a été à l’origine de la révolution. Tous les services bancaires sont soumis à un agrément et leurs conditions d’octroi sont draconiennes. Ce cadre a été totalement mis à plat dans les pays développés et dans certains pays des Emirats, justement pour permettre aux entrepreneurs d’innover. Parce qu’in fine, l’innovation doit profiter en premier lieu au plus grand nombre et répondre à des problèmes que les banques traditionnelles ne savent pas (ou ne peuvent pas) adresser. L’agilité des start-up leur permet d’être proactives au changement de mœurs, pousser pour l’adoption de technologies, faire preuve de créativité, déployer des minimum viables products (MVP) rapidement et capitaliser sur le «time to market». Bref, tout ce qui est essentiel pour servir un marché jeune, principalement non bancarisé. Les Marocains cherchent de la nouveauté et sont sensibles aux start-up dirigées par de jeunes entrepreneurs qui parlent le même langage. Les services financiers pour eux doivent être complètement vulgarisés; c’est une population «digital native», en somme qui est née avec un smartphone entre les mains pour qui une «app» bancaire doit être intuitive, sinon elle n’a pas lieu d’être.

 

F.N.H. : Quel est votre avis sur l’implication ainsi que les mécanismes mis en place par la Banque centrale (BAM) afin de consolider le stock des Fintech au Maroc ?

Y. F. : Le rôle de la Banque centrale est capital pour l’éclosion de Fintech qui démocratisent véritablement l’inclusion financière en se servant de la technologie et de la data comme leviers. La CNDP aussi joue un rôle essentiel dans cette mécanique  : elle travaille déjà de concert avec Bank Al-Maghrib sur certains dossiers, mais des solutions plus concrètes et agressives sont attendues pour permettre aux entrepreneurs de capitaliser sur le pouvoir de la data, tout en protégeant le consommateur. Bank Al-Maghrib a toujours été active dans sa veille pour l’optimisation de centrales d’informations dans l’industrie bancaire. Le Credit Bureau en est un bon exemple, même si la donnée convergée est disponible uniquement pour les deux opérateurs du marché, à savoir Quantik et Credit Info. Ce schéma est amené à changer très bientôt avec le vote d’une nouvelle loi prévu pour le premier semestre 2022, qui va à la fois élargir le spectre de collecte de la donnée à des sources alternatives (opérateurs téléphoniques, régies d’eau et électricité) et permettre à de nouvelles Fintech (hors Credit Bureau) d’y accéder via une licence de Bank Al-Maghrib. Ce changement permettra une optimisation de la donnée sous de nouveaux aus pices, permettant ainsi à des start-ups innovantes marocaines de faire rupture avec les Credit Bureau classiques et de développer de nouvelles niches porteuses. Il nous faut plus d’audace au sujet des Fintech et aller de l’avant comme est en train de le faire l’Egypte, qui a ratifié en 2020 une loi pour l’octroi de licence «banques digitales». En 2020, le pays était classé second dans la région MENA, derrière les Emirats – en termes d’investissements Fintech-, d’après le rapport de MAGNITT. Ils ont des projets de lois similaires dans la nano-finance, l’assuretech, la consumer-tech qui sont en voie de promulgation. Le principal catalyseur de ce changement  ? Une volonté sans concession d’accélérer l’inclusion financière grâce à l’innovation, quitte à bousculer le système bancaire.

 

F.N.H. : Quel regard portez-vous sur le développement des paiements mobiles ?

Y. F. : Les paiements mobiles sont une fraction du potentiel des Fintech, mais un passage quasi obligé. Depuis la pandémie, on a vu une accélération fulgurante des paiements mobiles, que ce soit pour le paiement de factures ou d’achats en ligne. Le Maroc compte aujourd’hui 3 millions de m-wallets, mais leur spectre d’usage reste principalement axé sur les paiements de factures et peine à se généraliser auprès des commerçants. Afin de devenir intéressant pour ces derniers, il faudrait que son usage soit plus attractif que le cash, dont la circulation reste majoritaire. Il faut également que ça dépasse le simple effet d’annonce et que les entrepreneurs puissent innover sans avoir à être rattachés à un établissement bancaire. Notons la mise en place du cadre d’IME (Institution de monnaie électronique) à l’étranger, qui permet à toute Fintech conforme d’opérer un service bancaire sous conditions et moyennant l’acquisition d’une licence à partir de 200.000 euros. C’est notamment ce qui a permis la prolifération du mobile money à travers le monde. Il y a un intérêt croissant des bailleurs de fonds internationaux pour le Maroc, mais il faut que le contexte règlementaire suive. En attendant, ces fonds sont dirigés vers des géographies beaucoup plus dynamiques. De même, l’industrie bancaire traditionnelle ne doit pas voir les Fintech comme une menace mais, plutôt comme des acteurs complémentaires. En revanche, ne pas leur permettre d’opérer représente une menace. Les progrès technologiques se font de façon exponentielle et les mutations s’accélèrent, ce qui accentue la fracture digitale du pays. Il suffit de voir les fonds croissants dédiés aux Fintech en Afrique et l’appétit des GAFA (Apple Pay, Google Pay, etc.) pour avoir une idée de ce que nous réserve l’avenir.

 

F.N.H. : Enfin, quelle appréciation faites-vous du rythme de progression de l’Open banking au Maroc ainsi que ses avantages pour le secteur bancaire, de plus en plus conscient de la nécessité de miser sur les IT ?

Y. F. : Avant de parler d'Open Banking, il faut faire le constat de l’adoption des instruments de Big data par les banques marocaines. C’est relativement jeune au Maroc et les grandes institutions bancaires sont victimes de leur gouvernance pour la mise en application d'une stratégie data-centrique ambitieuse et agile. Elles avancent chacune à son rythme en fonction de ses priorités du moment; la barrière à l’entrée pour intégrer l’industrie est telle qu’elles ne craignent pas l’arrivée de nouveaux entrants qui seraient entièrement digitalisés et dont le moteur serait l’optimisation de la data à travers le Machine Learning par exemple. Ayant dirigé le Credit Bureau Quantik, j’ai été témoin de la complexité de mise au diapason des banques sur le partage de données mutualisées pour réduire le risque crédit. La data est encore une chasse gardée des banques qui n’ont pas encore atteint une certaine maturité de son usage pour penser à un partage dans une configuration d’Open Banking. La Covid-19 a certes accéléré des thématiques au sein des banques qui ne figuraient pas parmi leur priorité IT. La mise en place de «data-lake» ou de «data lab» prend beaucoup de temps, nécessite des ressources spécialisées, représente un investissement important et doit impérativement être le cheminement logique d’une vision claire de l’avenir de la banque.

La culture intra-bancaire doit aussi évoluer et être revue pour que la data soit une arme pour tous les départements, en éliminant les silos existants qui font de la résistance au changement. A ceci s’ajoute le grand défi de la protection des données personnelles : comment permettre aux établissements bancaires d’optimiser la masse de données à laquelle elle a accès pour fournir des produits ultra-customisés et aller chercher de nouveaux clients dans les couches non bancarisées ?  Nous savons que les obstacles sont faits pour être surmontés et qu’ils sont souvent là pour protéger des tranchées qui ont des ramifications stratégiques importantes : toutes les problématiques autour des Fintech en font partie. L’ensemble des acteurs de l’écosystème (start-up, incubateurs, ADD, BAM, GPBM, ANRT, CNDP, banques, opérateurs téléphoniques) y compris le nouveau gouvernement devront trouver le juste milieu, entre laisser l’innovation faire rupture, protéger l’intégrité du système financier et offrir au peuple marocain des services financiers à la hauteur de ses attentes. Un jeu d’équilibriste complexe, mais que le Maroc peut gagner pour pouvoir enfin se positionner sur l’échiquier africain des Fintech.

 

 

 

 

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