Nezha Lahrichi, professeur universitaire, ancienne présidente de la Smaex et ex-présidente du Conseil national du commerce extérieur, répond aux questions de Finances News Hebdo sur un sujet qui lui tient particulièrement à cœur : la flexibilité du régime de change. L’experte fait le point, un semestre après le démarrage de cette réforme qui a fait couler beaucoup d’encre.
Finances News Hebdo : Les interventions de BAM ont nettement baissé sur le marché de change depuis l'adoption d'un régime de change plus flexible. Pourquoi à votre avis ?
Nezha Lahrichi : Il faut rappeler que l’enjeu du taux de change d’un Dirham flexible est de rester stable, une stabilité assurée en cas de besoin par les interventions de Bank Al-Maghrib limitées à 20 millions de dollars par jour.
La composition du panier autour de deux devises clés l’Euro (60%) et le Dollar (40%) n’ayant pas connu de changement, la décision du 15 janvier 2018 a concerné uniquement l’augmentation de la bande de fluctuation de la parité du Dirham de 0,6% à 5%, le Dirham ne pouvant être ni dévalué ni apprécié de plus ou moins 2,5%.
Or, depuis l’entrée en vigueur de la réforme, on observe une quasi stabilité du Dirham par rapport aux principales devises internationales, ce qui signifie que le risque de volatilité qu’aurait pu induire l’élargissement de la bande de fluctuation ne s’est pas produit jusqu’à présent.
Cependant, la dynamisation du marché interbancaire et l’intérêt porté par les opérateurs aux instruments de couverture du risque de change pour se prémunir contre l’évolution imprévisible du cours des devises, expriment la prise en charge de ce risque par les agents privés et non par la Banque centrale, un coût supplémentaire pour les entreprises qui peut être amoindri par la concurrence et l’ouverture aux opérations de couverture à d’autres opérateurs, comme les compagnies d’assurances-crédit ou la Bourse des valeurs.
Il n’existe pas de méthode bien définie permettant de déterminer avec certitude si un taux de change est correctement évalué, d’où des divergences d’appréciation. Pour Bank Al-Maghrib, les conditions monétaires accommodantes en 2017, avec une dépréciation du taux de change effectif réel (qui tente de comparer les pouvoirs d’achat respectifs des pays), va s’accentuer en 2018, alors que pour le FMI, le compte courant dont le déficit s’est réduit au cours des cinq dernières années, montre un écart de moins de 2,2% du PIB , au-dessus de la norme, ce qui suggère un taux de change effectif réel surévalué !
En tout état de cause, la situation sur le marché parallèle plaide contre un Dirham surévalué, puisque le cours de change sur ce marché est proche de celui pratiqué par les banques !
F.N.H. : Le Maroc veut accompagner cette réforme par un meilleur ciblage de l'inflation. Pourquoi est-ce si important ?
N. L. : Effectivement, des taux de change plus flexibles sont associés au ciblage de l’inflation. La stratégie mise en œuvre jusqu’à présent consiste à avoir un objectif intermédiaire, celui de fixer le rythme de progression de la masse monétaire, d’injecter ou d’éponger les liquidités en fonction de l’objectif fixé : la hausse ou la baisse des prix dépend donc de l’évolution de la masse monétaire.
Le ciblage de l’inflation consiste à déterminer directement l’objectif de la hausse des prix (par exemple, une cible de 2% ou mieux encore une fourchette) sans passer par l’objectif intermédiaire d’un agrégat monétaire qui, d’ailleurs, a montré ses limites.
Plusieurs indicateurs vont servir de base au nouvel indice de mesure de l’inflation : état de l’offre et des capacités de production, évolution de la demande globale, situation du marché du travail, mouvement du taux de change, etc.
La fixité, qui implique l’intervention de la Banque centrale pour défendre le taux de change, réduit l’autonomie de la politique monétaire, c’est-à-dire la capacité de faire varier les taux d’intérêt directeurs selon les objectifs internes : lutte contre l’inflation et soutien de l’activité économique. La suppression du taux de change des objectifs de la politique monétaire permet une plus grande attention aux objectifs domestiques.
En outre, la poursuite d’une cible d’inflation va affranchir la Banque centrale de l’octroi des crédits privilégiés au Trésor et aux entités publiques. En définitive, le taux d’inflation acquiert le statut de guide des anticipations et ne s’accommode pas d’une politique de soutien au taux de change incompatible avec l’objectif d’inflation.
Il faut rappeler que l’éradication de l’inflation limite l’ampleur des risques de perte du pouvoir d’achat des salariés, surtout qu’au Maroc la composante alimentaire tire l’essentiel de la hausse des prix.
Par ailleurs, la prévision de l’évolution des prix à un horizon temporel en assurant leur stabilité permet d’accroître la confiance des investisseurs pour les projets économiques à long terme. La question qui se pose est de savoir si la priorité va être accordée uniquement au contrôle de l’inflation ou si la stratégie de ciblage va intégrer les objectifs de l’emploi et de la croissance économique ?
F.N.H. : 6 mois après l'adoption de la réforme du régime de change, notre économie est-elle plus compétitive ?
N. L. : La dépréciation comme levier de la compétitivité peut effectivement jouer à court terme, mais cela ne s’est pas produit, puisque le Dirham est resté stable.
Une dépréciation est-elle souhaitable compte tenu de la hausse continue des importations, qui concernent également les intrants des produits exportés ? La compétitivité d’une économie se construit dans la durée, à travers des réformes structurelles. C’est un concept qui cristallise un ensemble de conditions propices au développement d’un pays, comme l’illustre l’indice de compétitivité mondiale établi par le Forum économique mondial (WEF). Celui-ci examine près d’une centaine d’indicateurs rassemblés en plusieurs piliers de la compétitivité : les institutions (publiques et privées), l’infrastructure, l’environnement macroéconomique, la santé, l’enseignement primaire et supérieur, la formation, l’efficience du marché du travail, le développement du marché financier, l’ouverture à la technologie etc.
L’indice intègre le concept de stade de développement en pondérant plus fortement les piliers les plus importants pour un pays, compte tenu de l’étape où il se trouve. Lors du premier stade, le développement est tiré par les facteurs de production et la compétitivité dépend de la dotation en facteurs, main-d’œuvre non qualifiée et ressources naturelles principalement.
Le stade ultime est celui où le développement est tiré par l’innovation, la compétitivité repose alors sur la production de produits nouveaux et différents grâce à la mise en œuvre des processus les plus sophistiqués. Le défi pour notre pays est d’avoir une croissance et une création d’emplois à la hauteur de l’effort considérable en termes d’investissement de l’ordre de 30% du PIB ; le défi est de faire sauter tous les verrous connus et reconnus qui empêchent les Marocains d’être efficients !
En attendant l’émergence de notre économie, la première séquence de la flexibilisation, le flottement contrôlé, pourrait évoluer vers la détermination du cours du Dirham en vertu de la loi de l’offre et de la demande qui suppose un taux de change optimal, soit une monnaie qui n’est ni appréciée ni dépréciée, mais constamment alignée avec les fondamentaux économiques du pays : croissance économique, inflation, niveau de déficit budgétaire, solde de la balance des paiements….Le taux de change doit donc refléter la réalité de l’état de santé de l’économie.
F.N.H. : Nos réserves de change continuent de baisser (-4% en rythme annuel). Quel impact cela peut-il avoir sur la suite de la réforme ?
N. L. : Si l’on prend en considération une longue période d’observation depuis 2006, année où l’encours des réserves de change représentait 9,6 mois d’importation, le niveau le plus bas a été atteint en 2012, soit 4 mois d’importations, mais depuis, il est en amélioration pour arriver à 6,7 mois d’importation en 2016.
Il est vrai que l’année 2017 est marquée par un recul à 6 mois d’importation et au début 2018, le déficit commercial structurel s’est creusé, les importations continuant à être incompressibles. Cela ne constitue pas une menace dans la mesure où il est couvert par une évolution positive des recettes touristiques et des transferts des Marocains résidant à l’étranger.
Il est possible également d’anticiper une perception positive du signal de la flexibilité du Dirham de la part des investisseurs étrangers et un afflux plus grand des IDE. C’est pour dire que l’effet mécanique du déficit commercial ne peut pas remettre en cause la mise en place progressive du nouveau modèle de pilotage de l’économie.
Bien plus, le FMI estime que les conditions actuelles demeurent favorables à l’introduction d’une flexibilité plus élevée du régime de change. Une option qu’on retrouve dans le programme d’action du nouveau président de la CGEM : une question majeure du débat économique, puisque l’assouplissement du régime de change prépare le terrain à la libéralisation du mouvement des capitaux pour les résidents marocains, un vrai défi compte tenu de la phase transitoire de la flexibilisation appelée à être graduelle et étalée sur plus d’une décennie.
Comment alors adapter la flexibilité de change à la convertibilité du Dirham ? ■
Propos recueillis par A. Hlimi