Depuis le début de la flambée des prix au Maroc, le débat va bon train sur le fondement de ce que l’on a pris l’habitude de qualifier d’inflation. Car, si au début la racine du mal était clairement énergétique au vu du conflit en Ukraine, elle a très rapidement pris un tournant de plus en plus alimentaire, de quoi semer le doute dans les esprits des noninitiés. Ainsi, si certains économistes et hauts responsables comme Ahmed Lahlimi ou Najib Akesbi pointent du doigt des dysfonctionnements structurels propres à notre économie, d’autres ont un avis fortement contrasté.
On peut citer à titre d’exemple l’évolution de l’avis du Wali de Bank Al-Maghrib pour qui, l’inflation fut importée à ses débuts avant de devenir un peu plus tard endogène. Ou encore d’autres qui présentent l’actuelle inflation au Maroc comme étant exclusivement monétaire et imputable à un prétendu laxisme monétaire de BAM qui remonterait au moins à 2005.
Qu’en est-il réellement ?
Si cette dernière analyse d'obédience monétariste paraît à première vue imparable, il en est tout autrement dès que l’on plonge dans le détail. Je la qualifie de monétarisme en référence à la célèbre définition donnée par Milton Friedman de l’inflation, pour qui : «l’inflation est toujours et partout un phénomène d’origine monétaire». Elle serait dans cette perspective provoquée par une hausse plus rapide de la masse monétaire que du PIB. Cette analyse se fonde sur plusieurs arguments majeurs, que l’on tentera de discuter un à un.
Premièrement, le ratio M3/PIB
Pour rappel, en macroéconomie monétaire, M3 est un agrégat utilisé pour mesurer la masse monétaire. Il comprend M1, à savoir les actifs liquides (monnaie fiduciaire, scripturale et dépôts à vue), M2, les actifs monétaires moins liquides (comptes sur carnet, livrets) et les actifs les moins liquides (comptes à terme, titres OPCVM,...). Si ce ratio (M3/PIB) sert habituellement à mesurer le niveau de maturité d’un système financier, certains entendent implicitement l’utiliser pour démontrer que le déphasage entre l’évolution de la masse monétaire et le PIB au Maroc, est à l’origine de l’inflation actuelle. Pour cela, ils comparent graphiquement l’évolution des deux agrégats, qui démontrent effectivement qu’à partir de 2005/2006, la masse monétaire a commencé à croître plus rapidement que le PIB.
Première objection : pourquoi M3 ?
Car s’il s’agit de rapporter la monnaie en circulation, c'està-dire celle qui peut potentiellement nourrir des tensions inflationnistes, au PIB, il serait plus adéquat d’utiliser l’agrégat qui exprime le plus pertinemment la composante liquide de la masse monétaire, soit M2. Car le risque que j’aille acheter massivement des tomates ou un smartphone avec mon argent bloqué sur mon compte à terme, est me semble-t-il quasiment nul, vu le coût que je devrais supporter pour convertir cet actif non liquide en monnaie sonnante et trébuchante. Car à moins d’une urgence ou d’une envie pressante et irrésistible de tomates, cela ne risque pas d’arriver, du moins si l’on se situe toujours dans le paradigme libéral de l’homo-economicus. A partir des données sur ce tableau, il nous est possible de distinguer 2 phases.
La première va de 2005 à 2015. Durant cette période, M3, soit la masse monétaire, a effectivement plus que doublé. Cependant, la part de M2, soit la composante liquide de la masse monétaire, a même relativement diminué, au profit de la partie la moins liquide. Cela peut s’expliquer en partie par le fort développement qu'ont connu les marchés financiers durant le milieu des années 2000, avec notamment l’introduction de plusieurs grandes entreprises comme Maroc Telecom. La capitalisation boursière a ainsi, à titre d’exemple, connu une augmentation de 65,30% en 2006 par rapport à 2005. Ainsi, le surplus monétaire constaté durant cette période à travers l’évolution de M3 a davantage nourri la croissance des marchés financiers que l’économie réelle. Quant aux actifs monétaires liquides, leur part relative a même diminué. Par conséquent, si une inflation a bien résulté de l’augmentation de la masse monétaire (M3) entre 2005 et 2015, elle s’est située davantage au niveau des marchés des titres financiers.
Quant à la deuxième phase allant de 2015/2016 à 2019, la remontée de la part relative de M2 dans le total de la masse monétaire peut en partie s’expliquer par la hausse importante et ininterrompue des crédits immobiliers à partir de 2016. Ainsi, au moment où les crédits à la consommation ont quasiment stagné durant la période, ceux destinés à l’immobilier ont connu une croissance importante, à l’origine certes d’une hausse importante des prix des biens immobiliers, mais aucunement de l’inflation qui est une hausse généralisée et non sectorielle des niveaux des prix. Par conséquent, de même que les marchés financiers, l’immobilier a capté en partie l'excédent de la croissance de la masse monétaire.
Deuxième objection : le PIB, Seriously ?
Passons désormais à la deuxième composante du ratio utilisé, j’ai nommé le PIB. L’économie marocaine, comme nous le savons, est composée de deux grands secteurs : le formel et l’informel. Mais comme pour la plupart des pays en voie de développement ou d’émergence, la part de l’informel au Maroc est largement supérieure à celle que l’on retrouve dans des pays développés. Le poids de l’informel au Maroc est estimé entre 30 et 40% du PIB. Soit environ un tiers de la création de richesses ou de valeurs se fait en dehors des radars.
Mais si du point de vue de la comptabilité nationale, l’informel est pris en compte dans le calcul du PIB, il n’en demeure pas moins vrai que la démarche se fonde sur des estimations, des enquêtes et des données diverses et éparses. Ainsi, les plus belles estimations du monde ne peuvent donner que ce qu’elles ont. Il est par conséquent fort probable que le poids de l’informel soit sous-estimé dans le calcul du PIB marocain. Ce qui, le cas échéant, risque de remettre en cause les résultats obtenus par le ratio M3/ PIB, ainsi que les conclusions qui peuvent en découler. Car si notre PIB est par exemple réellement de 10% supérieur à sa valeur officielle, cela tirera le ratio vers le bas, ramenant ainsi le rapport entre la masse monétaire et le PIB à des niveaux moins problématiques.
Troisième objection : le tropisme énergétique, puis alimentaire de l’inflation
Si le mal, soit la politique monétaire prétendument laxiste de BAM, remonte à 2005, il a fallu quand même attendre environ 15 ans pour que cela produise ses effets. Cependant, le fait est que la dynamique inflationniste actuelle a bel et bien commencé avec la crise énergétique mondiale, ce qui donna un caractère éminemment importé à l’inflation que nous vivons. Car comme le dit si bien l’excellent Charles Gave, l’économie c’est avant tout de l’énergie transformée. Quand les prix de l’énergie augmentent, tous les prix augmentent. Il est vrai que la hausse des prix de l’énergie à l’échelle mondiale a été un peu trop facilement imputée au conflit en Ukraine. Car en réalité, les raisons sont à chercher du côté des politiques monétaires, pour le coup réellement laxistes, menées par les plus grandes Banques centrales occidentales (FED, BCE, BOE) depuis 2008, et à des niveaux plus importants durant la période Covid.
Ajoutons à cela la désorganisation de la Supply Chain qui en découla, et l’explosion des prix et la raréfaction des semi-conducteurs. Mais le cœur de mon objection réside ailleurs. Il réside au niveau du tropisme désormais alimentaire de la hausse des prix. Car, contrairement aux produits de luxe et aux biens à fortes intensités technologiques dont l'élasticité de la demande est importante, la demande de biens essentiels est fondamentalement rigide. Autrement dit, les riches ne mangent pas plus de tomates que les pauvres. Ainsi, que M1, M2 ou M3 augmentent, cela ne se traduira aucunement par une augmentation fulgurante de la demande de tomates, de carottes ou d'oignons. Il en résulte que non, les légumes ne coûtent pas plus cher car les Marocains ont plus ou trop d’argent comme le sous-entend cette analyse.
Par conséquent, si la demande est rigide et n’y est donc pour rien, le problème au niveau du marché de l’alimentaire réside davantage au niveau de l’offre. Autrement dit, au niveau de la hausse des coûts des intrants, des séquelles des précédentes sécheresses, de la multiplicité et de l’opportunisme des intermédiaires, et enfin, au niveau de l’échec enfin constaté du Plan Maroc Vert. Pour le dire plus simplement, cette hausse, comme l’a clairement expliqué Ahmed Lahlimi, ne peut avoir pour origine que des problèmes structurels profonds. Pour conclure, je rappellerais que je maintiens en réserve d’autres objections constructives, que je garderais bien au chaud pour une future chronique. En attendant, je vous souhaite une bonne fin de Ramadan.
Par Rachid Achachi, chroniqueur, DG d’Archè Consulting