Ils ne sont ni hors du temps, ni sans talent. Mais souvent, hors du système.
Face à l’essor fulgurant de l’intelligence artificielle, une partie de la jeunesse marocaine sans diplôme, mise à l’écart des circuits traditionnels, cherche sa place dans une ère qui redéfinit les règles du jeu.
Entretien avec Khalid Kabbadj, expert en ingénierie patrimoniale et financière.
Finances News Hebdo : Comment concilier développement de l’IA, inclusion sociale et investissement dans les compétences ?
Khalid Kabbadj : L’IA est un formidable levier de performance, mais si elle ne s’accompagne pas d’un investissement clair dans les compétences, elle risque de renforcer les inégalités existantes. Pour moi, la vraie question n’est pas de savoir ce que l’IA va automatiser, mais comment elle peut élargir l’accès au savoir utile, celui qui permet à un jeune, quel que soit son niveau initial, d’entrer dans une dynamique de progression réelle.
Aujourd’hui, le coût marginal de la formation a chuté grâce aux outils de l’IA. Un jeune peut apprendre à coder, concevoir des visuels, gérer un projet en ligne… mais il faut que ces savoirs soient reconnus et valorisés dans des écosystèmes économiques concrets. Sinon, on reste dans une logique d’apprentissage sans débouché. Je crois profondément que le Maroc doit faire de l’IA un outil de planification des talents, à commencer par identifier les besoins stratégiques (offshoring, logistique, digital content…), aligner les compétences émergentes, et créer des passerelles inclusives vers ces filières. Il ne suffit pas de parler d’IA, il faut qu’elle serve nos priorités économiques et sociales.
FNH : Peut-on intégrer les jeunes non diplômés dans une économie IA-compatible ?
Kh.K : Effectivement, on le peut et surtout, on le doit. Si on ne le fait pas, on programme leur mise à l’écart pour une génération entière.
L’économie IA-compatible ne concerne pas uniquement les ingénieurs ou les data scientists. Elle s’étend à toute une constellation de métiers périphériques tels que la gestion de contenu, l’animation de communautés, les services numériques à distance, l’assistance virtuelle, ou encore le micro-freelancing. Des domaines accessibles à des jeunes sans diplôme, s’ils disposent des compétences ciblées et du bon écosystème. Ce qui manque aujourd’hui, ce n’est pas la capacité à apprendre, mais des structures de validation, de soutien, et de projection. Il faut des dispositifs qui reconnaissent les parcours non linéaires, qui certifient autrement et qui accompagnent sans stigmatiser.
Je suis convaincu que si l’on crée des certifications modulaires, des badges numériques validés par les acteurs économiques, si l’on valorise réellement les talents émergents y compris ceux qui se sont formés seuls, alors l’IA peut devenir un accélérateur d’inclusion. Mais cela suppose un changement de culture, et une volonté politique qui se traduit par croire dans les potentiels silencieux.
FNH : Comment éviter que l’IA ne bénéficie qu’à une élite connectée et instruite ?
Kh.K : L’IA, si elle n’est pas encadrée, va mécaniquement profiter à ceux qui sont déjà informés, connectés et diplômés.C’est presque une loi naturelle du progrès technologique. Si l’on veut qu’elle serve à autre chose qu’à amplifier les écarts, il faut repenser les conditions d’accès et de reconnaissance des compétences.
Je crois à une double exigence. D’abord, un accès universel à l’infrastructure numérique. L’inclusion n’est pas possible si certaines régions restent isolées technologiquement. Ensuite, une politique publique de validation souple pour les savoirs acquis de manière informelle, en ligne, en entreprise, dans la pratique.
L’intelligence artificielle ne doit pas créer une élite technique réservée à ceux qui ont les bons codes. Elle doit être l’outil d’un capital humain élargi, plus agile, mieux distribué, et mieux aligné avec les besoins des territoires. Il faut cesser de penser que seuls les parcours académiques sont légitimes. Le Maroc de demain ne se construira pas uniquement dans les amphis, mais aussi dans les garages, les fablabs, les incubateurs et les expériences de terrain.