Nabil Cherkaoui, docteur en économie et docteur en droit des affaires, Directeur général de l’ISGA Campus Casablanca, apporte son regard d’universitaire sur le bilan de l’année 2018 de la finance participative.
Si le démarrage des banques participatives est globalement prometteur, il pointe du doigt certaines lacunes à améliorer pour que cette nouvelle industrie puisse exprimer son plein potentiel. Entretien.
Finances News Hebdo : 2018 aura été la première année de plein exercice pour les banques participatives. Avec du recul, quels enseignements peut-on tirer du démarrage de cette activité ? Cette industrie a-t-elle
été bien assimilée par le public marocain ?
Nabil Cherkaoui : En effet, l’année 2018 a été la première année de plein exercice pour les banques participatives au Maroc, puisque les premiers agréments octroyés par la Banque centrale datent de janvier 2017, et les banques pionnières ont été opérationnelles à partir de juillet 2017. C’est par conséquent un phénomène récent au Maroc qui ne manque pas effectivement d’enseignements.
Tout d’abord, l’activité de la finance participative est soumise à l’aval du Conseil supérieur des oulémas (CSO) qui statue sur sa conformité à la religion islamique. Il est impératif qu’elle soit halal. Mais s’agissant des aspects financiers, c’est bien évidemment la Banque centrale qui demeure le décideur.
D’autre part, il faut garder à l’esprit qu’il s’agit de banques dont la finalité, à l’instar des banques conventionnelles, est de réaliser des bénéfices, avec la particularité d’être conformes aux préceptes de la religion islamique. Concrètement, le client qui confie son argent à la banque participative est protégé des intérêts (Ribâ), de la spéculation (Maysir et Qimâr), de l’incertitude (Gharar) et de l’illicite (Haram).
Maintenant, à l’instar de tout modèle économique récent qui démarre, la banque participative a été confrontée à certaines embûches et en connaîtra certainement d’autres. C’est un écosystème qui est en phase de construction. Tous les produits ne sont pas encore opérationnels. Aussi, le montant des crédits dépasse amplement celui des dépôts, et c’est avec de l’innovation financière que la banque participative pourra parer à cette problématique de financement des emprunts.
Il y a aussi une faille de taille au niveau de la communication des banques participatives, puisque le grand public ne connaît la finance participative que très superficiellement. Pourtant, il y a un marché important. La plupart des enquêtes menées jusque-là montrent que la majorité des Marocains est favorable à la finance participative, sans pour autant qu’elle n’en maîtrise les rouages.
F.N.H. : Y a-t-il encore des zones d’ombre qui persistent ? Si oui, lesquelles ?
N. CH. : Encore une fois, aucun modèle économique embryonnaire ne peut être exempt de zones d’ombre.
La première est, qu’à la date d’aujourd’hui, tous les produits de la finance participative ne sont pas opérationnels. Et même ceux qui le sont connaissent, eux-mêmes, des zones d’ombre au niveau de leur mise en pratique.
C’est le cas de la «Mourabaha», qui est un contrat de vente selon les termes duquel la banque transfère la propriété d’un bien ou d'un immeuble donné à son client. Les notaires ont pendant longtemps soulevé le problème du transfert du bien de la banque au client final sans que le bien ne soit enregistré au nom de la banque, en jugeant cette opération illégale. On peut citer également, en guise d’exemple, le manque de couverture en cas d’achat d’un logement, qui mettrait les ayants droit en cas de décès dans une situation inconfortable. Cependant, à tous ces problèmes d’ordre technique, il y a des solutions, dont certaines ont déjà été mises en place et d’autres qui sont en cours de résolution.
Il importe également d’innover en finance islamique et pratiquer un ciblage commercial en proposant des produits spécifiques aux jeunes, d’autres aux franchisés, d’autres aux coopératives, etc.
A mon sens, la principale zone d’ombre reste le manque de communication et de marketing qui sont très en deçà du potentiel du marché. En guise d’illustration, nombreux sont ceux qui ne savent pas qu’en cas de difficultés de paiement, les pénalités de retard sont bannies de la finance participative. D’autres encore ne connaissent même pas les produits proposés par la banque participative. A cet égard, en plus d’étoffer son réseau d’agences pour se rapprocher de sa clientèle, la banque participative se devrait de communiquer mieux et davantage.
F.N.H. : Le Maroc a fait le choix de l'instauration d'un «Comité de la charia pour la finance participative» relevant du Conseil supérieur des ouléma ? Comment évaluez-vous l’action de ce comité, notamment
dans le process d’octroi des licences ?
N. CH. : L’essence même de la banque participative est la conformité de l’activité à la religion islamique. Le passage par le Conseil supérieur des ouléma (CSO) est par conséquent inévitable. Ce qui pourrait être demandé à ce conseil, c’est d’être plus diligent, car certains produits tardent à faire leur apparition, accepter l’innovation et faire preuve d’ouverture tout en restant conforme aux préceptes de l’islam.
F.N.H. : Au-delà de la portée commerciale, quel rôle social peut jouer la banque participative au Maroc ?
N. CH. : L’impact commercial et économique de la banque participative est indéniable et n’est plus à démontrer. Au lendemain de l’ouverture des premières banques participatives, l’engouement pour ce modèle de financement a été impressionnant.
Cependant, à côté des aspects purement commercial, économique et financier, la banque participative devrait, dès à présent, puisqu’elle est encore à ses débuts, inculquer à ses dirigeants, cadres et agents une culture et des valeurs. Cela consisterait à mettre sur pied une véritable politique de responsabilité sociale, qui miserait sur l’accompagnement de sa clientèle certes, mais aussi en remplissant pleinement son rôle de banque citoyenne dans des domaines comme la justice sociale, la formation, l’éducation, le sport, l’environnement, etc.
Aujourd’hui, ce sont des valeurs que portent toutes les entreprises qui se respectent et qui ne sont pas en porte-à-faux avec la société. Ce sont, par ailleurs, des valeurs qui sont à même d’améliorer l’image de l’entité en question. Elle bénéficierait d’un capital sympathie incommensurable de la part du grand public. Et enfin, ce sont des valeurs qui sont en osmose avec les préceptes fondamentaux de l’islam.
F.N.H. : Le Trésor a émis son premier Sukuk souverain en octobre dernier pour un montant de 1 Md de dirhams. Quel regard portez-vous sur cette opération ? Concernant le traitement des actions, faut-il, selon-vous, aller plus vite pour la mise en place d’un indice boursier Sharia Compliant ?
N. CH. : L’énorme succès qu’a eu cette opération auprès des investisseurs, soit 3,6 fois de souscription, montre amplement que la finance participative est en train de se frayer son chemin. Ce que je suggère, c’est plus de diligence et que le CSO fasse preuve de plus d’ouverture, quoique que le travail qu’il réalise est louable et salutaire. Je propose qu’il consulte sans hésitation aucune, sans balbutiements des économistes, des financiers et des acteurs économiques qui sont à même de l'éclairer sur un certain nombre de questions.
Pour faire face à ce marché prometteur, la banque participative se doit d’être proactive, innovante et dynamique. On peut respecter les préceptes de l’islam en étant ouvert. Plusieurs pays occidentaux ont mis en place des indices boursiers respectant les principes de la finance islamique et, souvent, ils sont plus rentables que les indices de leurs homologues conventionnels. Au Canada, il existe depuis 2009. Pourquoi pas au Maroc ? ■
Propos recueillis par L.H