Un récent rapport de l’Observatoire du travail gouvernemental révèle que seulement 10% des transferts financiers des Marocains résidant à l’étranger (MRE) sont orientés vers des projets productifs. Cette situation s'expliquerait par plusieurs facteurs, notamment l'absence de visibilité sur les opportunités d’investissement et la complexité des démarches administratives. Entretien avec Abdelkhalek Hassini, enseignant-formateur en France, chroniqueur et conférencier.
Propos recueillis par M. Boukhari
Finances News Hebdo : Lors de son discours prononcé à l’occasion de la Marche Verte 2024, le Roi Mohammed VI a souligné l’importance stratégique de la diaspora marocaine. Selon vous, en quoi les MRE sont-ils essentiels pour le développement du Maroc et quelle est l’ampleur de leur contribution ?
Abdelkhalek Hassini : Les MRE constituent un lien essentiel entre le Maroc et sa diaspora. Leur contribution va bien au-delà des simples transferts financiers; elle témoigne d’un profond attachement à leur patrie et d’une capacité unique à enrichir le tissu national grâce à leurs expériences et ressources. En 2023, ces transferts ont atteint un niveau historique de 115,15 milliards de dirhams, représentant près de 7% du PIB national. Cependant, un paradoxe préoccupant persiste : seulement 10% de ces fonds sont consacrés à des projets productifs. Sa Majesté a affirmé avec force : «Il n’est pas concevable que leur contribution au volume global des investissements privés au Maroc reste limitée à 10%». Cette déclaration incite à une réflexion approfondie sur les obstacles qui entravent l’orientation de ces flux financiers vers des initiatives génératrices de valeur. Ce constat interpelle autant qu’il invite à l’action. Pour libérer ce potentiel inexploité et transformer ces apports en leviers de croissance durable pour le Maroc, il est crucial d’analyser les blocages existants et d’envisager des solutions concrètes.
F.N.H. : Quels sont, selon vous, les principaux obstacles qui empêchent les MRE d’investir davantage dans des projets productifs au Maroc ? Et quelles solutions pourraient être mises en place pour y remédier ?
A. H. : Les MRE, bien qu’attachés à leur patrie, manquent souvent d’informations claires et accessibles sur les opportunités d’investissement au Maroc. De plus, les dispositifs existants pour les orienter sont fragmentés, parfois inefficaces, et rarement adaptés à la réalité de leurs besoins spécifiques. Les guichets uniques ou plateformes dédiées, bien que prometteurs sur le papier, peinent à fournir des solutions intégrées et rapides. Ce manque de coordination ne fait que renforcer les doutes et freiner les élans de ceux qui pourraient vouloir contribuer au développement national. Dans ce contexte, plusieurs obstacles se dressent sur le chemin des MRE désireux d’investir dans leur pays d’origine. Le premier frein, et non des moindres, est un déficit de confiance. De nombreux MRE ressentent une méfiance envers le climat des affaires au Maroc, redoutant une instabilité juridique qui pourrait compromettre leurs investissements. Cette appréhension est souvent alimentée par des expériences passées, où des promesses d’opportunités se sont heurtées à des réalités décevantes.
F.N.H. : La question de la confiance semble être un point central. À cela s’ajoutent les lenteurs administratives et le manque de visibilité sur les opportunités d’investissement. Quelles conséquences cela a-til pour les MRE, et comment peut-on améliorer cette situation ?
A. H. : Les procédures d’investissement, souvent longues et peu transparentes, découragent ceux qui vivent à l’étranger. Naviguer dans un système bureaucratique encore opaque devient alors une épreuve décourageante, où chaque étape semble un obstacle supplémentaire à franchir. Ajoutons à cela un manque d’information sur les opportunités d’investissement. Bien que de nombreux MRE soient désireux de contribuer au développement de leur pays, ils se heurtent à un déficit de données claires concernant les projets porteurs ou les secteurs en croissance. Les initiatives visant à informer et à guider les MRE sont souvent dispersées et peu efficaces, limitant ainsi leur capacité à s’engager dans des projets structurants. Ce manque de visibilité sur les opportunités réelles renforce leur hésitation. Les entrepreneurs expérimentés partagent également des préoccupations majeures : ils estiment qu’il est crucial de posséder un capital financier solide et une expérience préalable avant de s’installer au Maroc. La majorité des MRE qui réussissent à entreprendre viennent avec des ressources personnelles et un réseau préétabli. Cependant, beaucoup déplorent le monopole de certains secteurs, le manque de conscience professionnelle et une absence de soutien institutionnel spécifique pour les MRE. Ces facteurs créent un environnement où l’initiative individuelle est souvent mise à mal.
F.N.H. : Comment le Maroc pourrait-il mieux intégrer la troisième génération des MRE, et quelles initiatives concrètes seraient nécessaires pour transformer les transferts financiers en leviers de développement durable pour le pays ?
A. H. : Malgré l’existence d’incitations fiscales, celles-ci sont souvent perçues comme insuffisantes ou mal adaptées aux besoins spécifiques des MRE. Cela complique encore leur engagement, car ils cherchent des solutions qui répondent véritablement à leurs attentes et à leurs réalités économiques. Il est essentiel de considérer l’évolution sociologique au sein de la diaspora. La troisième génération de MRE, moins enracinée dans les codes culturels de leurs aînés, a tendance à percevoir le Maroc comme une opportunité économique conditionnelle, plutôt qu’une évidence affective. Cette nouvelle perspective exige une approche proactive pour capter leur intérêt et les intégrer dans les dynamiques économiques nationales. Pour surmonter les défis que rencontrent les Marocains résidant à l’étranger (MRE) dans leur quête d’investissement, il est indispensable de mettre en œuvre des solutions ambitieuses et concrètes. La première étape essentielle consiste à simplifier et digitaliser les démarches administratives. En créant des guichets uniques digitalisés spécifiquement dédiés aux MRE, nous pourrions centraliser les services administratifs, rendant ainsi les processus plus fluides, rapides et transparents. Ces guichets seraient accompagnés d’une banque de projets nationale, qui recenserait les opportunités d’investissement par région et secteur, fournissant des informations claires sur les retours sur investissement attendus. Cette initiative répondrait directement aux frustrations liées aux lenteurs administratives et au manque d’informations, en offrant un accès simplifié et transparent aux services nécessaires pour investir. En parallèle, il est impératif de développer des mécanismes financiers innovants qui encouragent les MRE à investir dans des secteurs stratégiques. Cela pourrait inclure la mise en place de fonds d’investissement spécifiques, cofinancés par l’État et le secteur privé, ainsi que la création de produits bancaires adaptés, tels que des prêts à taux préférentiels ou des garanties pour réduire les risques perçus. Des incitations fiscales renforcées, comme des réductions d’impôts pour les investissements dans des secteurs prioritaires tels que l’agriculture durable, les énergies renouvelables ou les technologies innovantes, pourraient également jouer un rôle catalyseur. Ces mécanismes visent à surmonter le besoin de capital solide et à atténuer les craintes liées aux risques, ce qui est essentiel pour encourager les investissements des MRE. Pour attirer la troisième génération de MRE, il est essentiel de mettre en place des campagnes de sensibilisation ciblées. Ces campagnes devraient valoriser des success stories d’investissements réussis, mettant en lumière les réformes récentes qui rendent le Maroc plus attractif. Elles devraient également souligner les opportunités uniques offertes par un Maroc en pleine transformation, tout en répondant aux attentes spécifiques des jeunes générations. En ciblant spécifiquement cette population, ces campagnes visent à établir un lien émotionnel et à susciter l’intérêt d’une génération moins enracinée dans les traditions, tout en leur montrant les bénéfices d’un investissement au Maroc. Enfin, le rôle des institutions telles que la Fondation Mohammedia et le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME) doit être renforcé. Ces entités doivent devenir des partenaires stratégiques, capables de fournir un accompagnement personnalisé et de coordonner les efforts nationaux pour maximiser l’impact des MRE. La Fondation pourrait jouer un rôle clé en simplifiant les procédures, en facilitant l’accès à l’information et en créant des passerelles entre les MRE et les opportunités d’investissement. En renforçant ces institutions, on assure un soutien systémique aux MRE, permettant une approche plus intégrée et coordonnée pour répondre à leurs besoins spécifiques. En conclusion, il est impératif de transformer les transferts financiers des MRE en véritables leviers de développement pour le Maroc. Pour cela, il est nécessaire d’adopter une approche proactive qui dépasse la simple solidarité et qui valorise l’engagement économique de cette diaspora. En mettant en place des mécanismes incitatifs adaptés et en créant un environnement transparent, le Maroc peut non seulement mobiliser les ressources financières des MRE, mais aussi leur expertise et leur réseau. Ce changement de paradigme est crucial pour bâtir un avenir inclusif et durable, où chaque contribution des MRE devient une pierre angulaire du développement national.