Le Maroc signe une performance inédite avec 7,2 millions d’arrivées enregistrées à fin mai 2025, soit une hausse de 22% par rapport à 2024. Si la saison estivale s’annonce prometteuse, des incertitudes planent toutefois en raison des tensions géopolitiques au Moyen-Orient. Entretien avec Said Tahiri, économiste et opérateur en tourisme.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Le Maroc a franchi un cap historique avec 7,2 millions d’arrivées à fin mai 2025. Quelles sont les principales raisons de cette performance exceptionnelle ?
Said Tahiri : Atteindre 7,2 millions d’arrivées à fin mai 2025 est en soi une performance historique. Cela représente une progression de +22% par rapport à la même période de l’année dernière, qui était déjà une année record. Cela confirme surtout la reprise robuste du secteur touristique et nous donne entièrement raison par rapport à nos demandes d’accompagner le secteur, durant le Covid, et au-delà.
Cette performance a été rendue possible, d’abord grâce à la synergie et aux efforts déployés aussi bien par le ministère du Tourisme, l’ONMT, que par les professionnels représentés par la CNT, FNIH… Une campagne multi-marchés a été lancée dès le début de 2024, ciblant les principaux marchés européens, les États-Unis, l’Allemagne et le Moyen-Orient. Elle a concerné aussi nos partenariats stratégiques, avec des touropérateurs et des compagnies aériennes Low-Cost.
Au niveau de la connectivité aérienne, le Maroc a enregistré, selon l’ONDA, une augmentation de 22% des sièges aériens offerts sur la période janviermai 2025, avec des liaisons renforcées vers Marrakech, Fès, Agadir et Tanger. La compagnie nationale Royal Air Maroc, mais aussi des compagnie LowCost telles que Ryanair, Easy Jet, Air Arabia et d'autres ont élargi leurs fréquences. Grâce aux moyens humains et financiers qui ont été mis sur la table, nous avons réussi à améliorer notre offre et à diversifier nos produits, avec notamment le développement du tourisme culturel, nature et balnéaire. Des séjours expérientiels, notamment dans les oasis, les médinas et les villages amazighs attirent de plus en plus un profil de visiteurs plus diversifié, avec une durée moyenne de séjour en hausse.
Enfin, force est de constater que la visibilité internationale du Maroc s’est accrue, notamment après les performances de l’équipe nationale de football, boostant l’image du pays comme destination sûre et accueillante. L’Organisation de la Coupe du monde 2030 a clairement porté l’intérêt des investisseurs et d’enseignes internationales pour la destination Maroc.
F. N. H. : Cette dynamique reflète l’attractivité renforcée du Royaume. Quelles actions prioritaires doivent être poursuivies pour maintenir cet élan sur les marchés stratégiques ?
S. T. : La performance du secteur touristique au Maroc est un fait que nul ne peut contester, mais avons-nous atteint nos limites ? Avec le potentiel de ce secteur, le verre peut-il se remplir davantage ? Ma réponse est sans équivoque, Oui. Et j’ai plusieurs raisons de le penser. D’abord, je rappelle que la marge de progression de notre destination par rapport à ses principaux concurrents du bassin méditerranéen est juste énorme. Certes, le Maroc est désormais numéro 1 en Afrique, devant l’Égypte avec ces 15,7 M d’arrivées enregistrées en 2024, mais en termes de recettes par visiteur, le Maroc (~ $ 660–632) reste loin derrière l’Egypte (~$ 890), la Turquie (~ $1.160), l’Espagne (~ $1.340), et même légèrement derrière la France (~ $ 686). Le modèle turc est intéressant à analyser, puisqu’il était au même niveau que le Maroc il y a 40 ans, et qu’il culmine aujourd’hui avec plus de 50 millions de visiteurs et 61 milliards de dollars de recettes. Il y a les leviers classiques que l’on appelle de nos vœux depuis des années : renforcer les connexions aériennes point-à-point en ciblant des liaisons directes depuis des hubs secondaires (Lyon, Bologne, Malaga, Manchester, Lisbonne, Oslo, Doha, etc.), avec des accords de co-marketing avec les compagnies low-cost pour les encourager à programmer les destinations marocaines. Il faut aussi faire un effort pour les routes aériennes plus lointaines, à l’image de l’Inde, le Brésil, les Etats-Unis ou encore le Canada…
La promotion doit être aussi digitale. Nous avons pris beaucoup de retard sur ce segment, mais il n’est jamais trop tard pour travailler à digitaliser l’expérience touristique, promouvoir l’usage de plateformes digitales pour la réservation, la promotion des produits locaux, la traduction des contenus, et le paiement mobile. Le tourisme est une industrie d’instantanéité. La création de la richesse dans le secteur du tourisme est importante, encore faut-il la répartir sur l’ensemble des territoires. C’est pour cela qu’il est impératif d’accélérer la régionalisation de l’offre touristique avec des destinations comme Ouarzazate, Dakhla, Meknès, Essaouira, Tétouan ou Errachidia. Des destinations qui doivent être davantage intégrées dans des circuits de promotion pour répartir la pression touristique et élargir la carte des destinations.
Il faut également stabiliser le cadre réglementaire et incitatif, car tous les efforts que nous entreprenons seront nuls et non avenus si nous n’avons pas un environnement fiscal et juridique plus lisible pour les investisseurs nationaux et étrangers (zonage touristique, incitations à l’écotourisme, accès au foncier, formes et enveloppes d’accompagnement…). Je reste convaincu qu’il n’y a de richesses que d’hommes et de femmes qui font la réussite de ce secteur au quotidien. Il faut donc investir dans la montée en compétence des jeunes dans l’hôtellerie, le transport touristique, le guidage et le e-tourisme. Rien qu’à Casablanca, le secteur a un besoin estimé de 150.000 profils qualifiés supplémentaires d’ici 2030.
F. N. H. : La saison estivale s’annonce prometteuse selon les professionnels. Quels segments ou marchés émetteurs devraient le plus contribuer à cette dynamique ? Et quelles sont les mesures d’adaptation qui peuvent être envisagées ?
S. T. : Les prévisions pour l’été 2025 sont en effet très optimistes, avec une estimation de plus de 3,5 millions de visiteurs entre juin et août, selon les projections du ministère. Les MRE (Marocains résidant à l’étranger) représentent chaque été plus de 30% des arrivées estivales. Leur fidélité est un pilier, mais leur exigence augmente. Les touristes européens (France, Espagne, RoyaumeUni, Allemagne, Italie) sont toujours dominants, avec un rebond postCovid très solide. La France, 1er client de la destination Maroc, a envoyé à elle seule plus de 2,6 millions de touristes en 2024. Il y a aussi de nouveaux marchés à fort potentiel : les États-Unis (+45% en 2024), les pays du Golfe (Arabie Saoudite, Émirats), et le Brésil/Amérique latine qui commencent à peser davantage. Mais notre offre doit aussi s’adapter, en renforçant d’abord les capacités d’accueil, notamment dans les aéroports, première vitrine d’accueil d’un pays pour ses visiteurs, mais aussi en améliorant les infrastructures d’accueil telles que les gares et les parkings touristiques.
Il faut aussi encourager les hébergements alternatifs tels que les maisons d’hôtes, glamping et les auberges dans les régions saturées, une gestion intelligente des flux à travers notamment la mise en place des outils de régulation des flux dans les médinas, parcs naturels… Et ce, pour limiter la surfréquentation, sans oublier de revisiter les rapport qualité/prix et assurer une accessibilité tarifaire à la centaine de millions de touristes potentiels pour notre destination. A ce propos, il y a lieu de développer une offre milieu de gamme et famille (hébergement, restauration, transport) pour rester compétitif face à la Turquie, la Tunisie ou l’Espagne.
Tout cela pour renforcer l’expérience client, créer des circuits intégrés, et investir dans la signalétique multilingue. Avec des enjeux importants tels que l’augmentation de la dépense par visiteur, avec l’objectif de tendre vers les niveaux turc ou espagnol (+ $1.000/visiteur), soit un potentiel de +50 Mds de DH de recettes supplémentaires. D’autres enjeux sont tout aussi importants : il s’agit de diversifier les marchés émetteurs et réduire la dépendance à l’Europe (≈80%), développer l’Amérique du Nord, le Moyen-Orient, l’Asie, l’Inde et la Chine en particulier; allonger la durée de séjour et passer de ~28 M nuitées à des niveaux comparables à l’Egypte.
F. N. H. : Certains experts évoquent les risques géopolitiques, notamment au Moyen-Orient, comme facteur potentiel de perturbation. Quelle est votre appréciation ?
S. T. : Il n’y a pas pire obstacle au développement du tourisme que le sentiment d’insécurité. Les tensions géopolitiques dans la région MENA, en particulier au Proche-Orient, la guerre en Iran, l’Ukraine… constituent effectivement un risque exogène non négligeable. Toutefois, le Maroc reste reconnu comme une destination stable et sûre. Il faut confirmer ce positionnement, car cela nous aidera à attirer les touristes européens qui évitent d’autres pays jugés à risque, et accueillir des touristes initialement orientés vers d’autres pays méditerranéens. Ce risque peut être transformé en opportunité si nous y travaillons avec finesse. Il ne faut pas se reposer sur nos acquis; il est essentiel de diversifier les marchés, d’améliorer l’expérience client et de continuer à promouvoir l’image de sécurité du Maroc via les canaux officiels et les influenceurs. La mise en place de cellules de veille géopolitique et de gestion de crise ainsi que des dispositifs de flexibilité pour les professionnels du secteur et les voyageurs s’impose également.
F. N. H. : Comment inscrire durablement cette croissance touristique dans la stratégie nationale, notamment en matière d’investissement, de formation et d’expérience client ?
S. T. : C’est une très bonne question, et une réflexion que nous partageons dans les milieux professionnels. Pour inscrire durablement cette dynamique touristique, plusieurs leviers doivent être actionnés de façon cohérente. L’investissement doit être régionalisé pour développer de nouvelles destinations attractives au-delà de Marrakech et Agadir, à l’image de l’Espagne qui propose une offre diversifiée entre Madrid, Barcelone, Séville ou Tenerife, ce qui renforce l’attractivité de l’ensemble du pays. Le Maroc ambitionne d’atteindre une capacité de 400.000 lits à l’horizon 2030, soit 100.000 lits à créer, en misant sur des concepts d’hébergement innovants comme l’écolodge, le glamping ou les résidences connectées.
La professionnalisation du secteur touristique passe nécessairement par une formation de qualité et d’excellence, couvrant l’ensemble des métiers de la chaîne de valeur. Il ne s’agit pas seulement de former du personnel hôtelier, mais aussi de renforcer les compétences dans des domaines clés comme le guidage touristique, l’animation, la gestion des sites, ou encore l’accueil et le service client. Le développement du capital humain est un levier stratégique pour répondre aux attentes d’une clientèle de plus en plus exigeante en matière d’expérience et de confort. Mais c’est surtout l’animation touristique qui doit devenir une priorité stratégique. Trop souvent négligée, elle reste l’un des maillons faibles de l’offre marocaine. Or, l’expérience d’un touriste ne se limite pas à la réservation d’un hôtel : il attend des activités culturelles et ludiques, adaptées à tous les profils et disponnibles tout au long de l’année.
L’exemple de l’Espagne ou de la Turquie le montre bien grâce à leurs parcs à thème, malls, spectacles ou infrastructures de loisirs qui structurent l’expérience globale et fidélisent les visiteurs. Développer cette dimension est indispensable pour améliorer l’expérience client, renforcer le taux de retour et transformer les visiteurs en véritables ambassadeurs de la destination. Enfin, et je ne le rappellerai jamais assez, la digitalisation du parcours touristique reste indispensable pour accompagner cette stratégie, moderniser l’offre et répondre aux nouvelles attentes des voyageurs.