Entretien avec Jamal Saâd El Idrissi, directeur-associé de KPMG Maroc
Malgré les réformes, les taux d’imposition au Maroc restent élevés comparés à ceux de la région. Pour preuve, le taux d’imposition global du pays est de l’ordre de 49,3%, bien au-dessus du taux mondial qui est de 40,6%. Le point avec Jamal Saâd El Idrissi, directeur-associé de KPMG Maroc.
Finances News Hebdo: Le ministre de l’Economie et des Finances a évoqué récemment lors d'une rencontre à Casablanca une baisse de la pression fiscale qui se situerait autour de 22% du PIB contre 26% en 2008. Quel regard portez-vous sur l'évolution de la pression fiscale ?
Jamal Saâd El Idrissi: Il semble que ce taux de 22% est calculé en termes bruts; il inclut notamment le secteur agricole qui est par ailleurs quasiment exonéré. La pression fiscale devrait aussi être calculée en tenant compte d'un PIB excluant la production agricole; ce qui augmenterait le taux de 4 points, élevant ainsi la pression à 26% environ.
Ceci étant précisé, et quoique ayant légèrement baissé, ce taux de 22% reste à mon avis globalement similaire à celui enregistré il y a six ou sept ans. Il reste quand même relativement élevé par rapport à ceux de plusieurs pays à économies similaires. Par ailleurs, il est difficile de tirer des conclusions sur la pression fiscale en se basant simplement sur le ratio recettes fiscales/PIB. En effet, deux cas peuvent se présenter : premièrement, une progression plus rapide du PIB que celle des recettes fiscales ; deuxièmement, un ralentissement de la croissance économique, d’une part, une baisse des recettes pour certains impôts, d’autre part.
Maintenant, l’esprit n’est pas à la baisse de la pression fiscale, mais plutôt à un élargissement de champ.
Enfin, il y a lieu de signaler que les recettes fiscales à elles seules représentent en moyenne 82 à 85% des recettes ordinaires (avec parfois des pics allant jusqu’à 90%).
F.N.H: Justement, certains chefs d'entreprise continuent de considérer qu'ils payent trop d'impôts et taxes. Comprenez-vous leur position ?
J.S.E.I: La première question que l'on se pose est de savoir de quelle catégorie de chefs d'entreprises on parle : chefs de grandes entreprises ou de petites entreprises ? Un mot sur les chefs des grandes entreprises : ceux-là paient effectivement beaucoup d'impôts : IS, TVA, etc. Et il ne faut pas oublier que sur un plan statistique, une dizaine ou une douzaine de sociétés marocaines paie presque le quart des recettes fiscales liées à l'IS. Et là, on peut bien comprendre leur position, tout en prenant en considération le sens civique et citoyen du rôle de l'impôt et du financement de l'économie par cet impôt.
"Il ne faut pas oublier que sur un plan statistique, une dizaine ou une douzaine de sociétés marocaines paie presque le quart des recettes fiscales liées à l'IS"
Pour le reste, il est vrai que les chefs d'entreprises PME, voire TPE, considèrent qu'ils paient eux aussi beaucoup d'impôts et il faut comprendre leur sentiment eu égard à cette forte pression fiscale. Car, effectivement, le patron de TPME se voit payer une multitude d’impôts et taxes : IS, IR sur salaire, TVA, taxes locales, retenues à la source sur remontée de profits, en plus de la CNSS qui n’est pas une taxe, mais qui pèse également sur ce patron d’entreprise.
Et à ce stade, il y a lieu d'apporter une nuance : nombreux sont les chefs de TPME qui paient leur dû fiscal de bonne foi et régulièrement. Néanmoins, ils se comparent à d'autres TPME similaires et parfois de même activité qui se soustraient de leurs obligations fiscales. Ils paient moins ou ne paient pas du tout. C'est là le vrai problème, dans la mesure où, d'une part, on fausse les règles d'une concurrence loyale transparente, et d'autre part, on pousse des chefs d'entreprises à recourir à l'informel pour ne pas parler de fraude fiscale, telle que le développement du noir, la non-déclaration des salariés, la soustraction aux obligations sociales etc.
Actuellement, le Maroc se situe à quel niveau par rapport à la pression fiscale subie par les entreprises issues de pays à développement similaire ?
J.S.E.I: Malgré les réformes, les taux d’imposition au Maroc restent élevés comparés à ceux de la région. Récemment, la Banque mondiale a indiqué dans l’un de ses rapports que le taux d’imposition global au Maroc est de l’ordre de 49,3%, bien au-dessus du taux mondial qui est de 40,6% selon le même rapport.
Ce document renseigne sur une sorte de corrélation inversée entre le taux de croissance du PIB et le taux moyen d’imposition. Ce constat devrait encourager le Maroc à continuer dans son processus de réforme fiscale sur le plan procédural et d’imposition afin d’être plus compétitif en termes d’attractivité des IDE.
"Le Maroc dépasse ainsi la moyenne continentale (47,1%) d’environ 2 points. Il est classé bien avant la Tunisie et la majeure partie des pays de la CEDEAO"
Le Maroc dépasse ainsi la moyenne continentale (47,1%) d’environ 2 points. Il est classé bien avant la Tunisie et la majeure partie des pays de la CEDEAO, mais loin derrière les pays africains qui connaissent les taux de croissance les plus élevés du continent, comme le Nigeria, le Rwanda et le Cap Vert etc. Au passage, il y a lieu de noter que l’adhésion du Maroc à la CEDEAO, dont le principe est adopté, reste subordonnée à ce que la pression fiscale des pays membres soit ramenée à 20% en 2020.
F.N.H : Quels sont les leviers à activer pour mieux réaménager la pression fiscale qui, visiblement, asphyxie les entreprises de PME de taille modeste ?
J.S.E.I: Cette question évoque la dichotomie selon laquelle l’on se pose les questions de savoir s’il faut baisser les impôts pour élargir l'assiette fiscale ou au contraire, s’il faut d'abord élargir l'assiette pour baisser ensuite les impôts. Le réaménagement de la pression fiscale au Maroc suppose à mon avis de s’en tenir à l’esprit d’élargir les champs d’assiette avec plus de simplification et d’unification de l’impôt.
Concrètement, l’Etat et l’administration fiscale devraient continuer la simplification des règles fiscales, ce qui permet d'éviter les fausses interprétations, sources de discordances, aussi bien pour le contribuable que pour l'administration fiscale, et même pour le juge. Cette administration va bien dans ce sens depuis ces dernières années, en travaillant notamment de concert avec les professionnels (experts-comptables, CGEM etc.) sur les outils nécessaires à cette simplification.
L’Etat est l’administration fiscale devraient également poursuivre le perfectionnement des règles de déclaration et de recouvrement des impôts en recourant particulièrement aux technologies de l'information; et au passage, on doit reconnaître l'effort louable et soutenu de l'administration fiscale en la matière lui permettant le recouvrement efficace des impôts mais aussi au contribuable d'éviter des déplacements fastidieux et inutiles au niveau des déclarations et paiements des impôts.
Il faut enfin faire évoluer davantage la stratégie fiscale du Maroc en fonction de la stratégie macroéconomique du pays. Car, c'est de cette évolution dont dépend le comportement des agents économiques et notamment les mesures d'encouragement fiscales : promotion des politiques environnementales, augmentation des IDE, influence géographique et développement local, soutien des secteurs en difficulté etc.
Partant de là, on peut envisager des mesures fiscales propres à la TPME qui constitue l'essentiel du tissu économique mais sans perdre de vue l'équilibre de la politique fiscale (optimisation des recettes fiscales versus sécurité fiscale et développement économique cohérent).
"On peut envisager des mesures fiscales propres à la TPME qui constitue l'essentiel du tissu économique mais sans perdre de vue l'équilibre de la politique fiscale"
F.N.H : Enfin, que vous inspire l'introduction de l'IS progressif dans le PLF 2018 ?
J.S.E.I: Ce n’est que le rétablissement d’une équité fiscale. La proportionnalité de l’impôt est une aberration en soi dans la mesure où dans des cas, on a tendance à payer le double de l’impôt pour deux dirhams en plus : cas d’un contribuable qui, pour un bénéfice de 299.999 DH, paiera 29.999 DH d’impôt (10%) et d’un autre qui, pour un bénéfice de 300.001 DH (soit seulement 2 DH de plus), passera à la tranche supérieure (20%) et paiera 60.000 DH !
L’IS progressif était pour longtemps l’une des principales revendications des groupes sociaux et du patronat représenté par la CGEM. Il sert principalement à établir une certaine équité fiscale entre les entreprises qui se sentent pénalisées, notamment les PME. En tant que praticien, je crois que le passage vers la progressivité de l’IS va encourager davantage les sociétés à sortir de l’informel et à améliorer par conséquent les recettes fiscales de l’Etat grâce à l’élargissement de l’assiette.
Propos recueillis par M. Diao
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