Relance: «Plus le coma économique est long, plus on assistera à des faillites»

Relance: «Plus le coma économique est long, plus on assistera à des faillites»

L’économie marocaine continue d’être chahutée par les mesures restrictives prises pour limiter la propagation du coronavirus, surtout avec l’apparition d’Omicron sur le territoire national.

Si l’exercice 2021 devrait être sanctionné par une croissance de 6,5%, voire plus, la dynamique économique pourra-t-elle néanmoins être maintenue avec cette pandémie qui perdure ? Surtout, de quels leviers dispose aujourd’hui le Royaume pour faire de cette crise une véritable opportunité ?

Eléments de réponse avec Mohamed Berrada, professeur universitaire et ancien ministre, qui fait une analyse lucide et pertinente de la situation actuelle, tout en suggérant un certain nombre de pistes à investir par le Maroc.

 

Propos recueillis par F. Ouriaghli

 

Finances News Hebdo : L’Etat a déployé des efforts financiers conséquents pour renforcer la résilience de l’économie marocaine, impactée par la crise. Aujourd’hui, selon vous, comment la relance économique s’annonce-t-elle ?

Mohamed Berrada : Après une année – 2020 – qui a connu la plus grande récession économique jamais enregistrée dans notre pays (une croissance négative de -6,20%), 2021 a été l’année du redressement de l’activité économique nationale. On s’attend à un taux de croissance autour de 6,50%. Il s’explique évidemment par les mesures prises dans le cadre du plan de relance pour atténuer les effets immédiats de la pandémie sur les ménages et les entreprises, mais surtout par les résultats exceptionnels de la campagne agricole, conjugués aux avancées notables enregistrées en matière de vaccination. La reprise a concerné la quasi-majorité des activités économiques, mais à des rythmes différenciés. Il y a des éléments positifs, comme le pouvoir d’achat des ménages par exemple qui a progressé, favorisé par l’amélioration des revenus générés par les bons résultats de la campagne agricole, mais aussi par l’importance des transferts des MRE (+43,3% à fin octobre). On a assisté aussi à une reprise des créations d’emplois et une progression des crédits à la consommation et ce, dans un contexte d’inflation modérée de 1,3% en moyenne, à une reprise de l’investissement, stimulé par la hausse des importations des biens d’équipement, à l’amélioration des recettes des IDE, à l’accroissement de l’investissement budgétaire et la dynamique de créations d’entreprises. On a assisté à un accroissement significatif des exportations qui a concerné l’ensemble des secteurs, plus particulièrement celui des phosphates et dérivés, de l’automobile, de l’industrie alimentaire et celui de l’électronique et électrique. Mais, par contre, on a assisté à une augmentation du déficit commercial, stimulé par un rebond des importations, entraînant une légère baisse du taux de couverture, alors que les réserves de change se maintiennent à un niveau permettant de couvrir plus de sept mois d’importations de biens et services. Mais tout cela n’a pas empêché certains secteurs clefs de l’économie, comme partout ailleurs dans le monde d’ailleurs, de subir encore les effets néfastes de la crise, à l’instar du tourisme, de l’hôtellerie, des activités qui s’y rapportent, et le transport aérien.

 

F.N.H. : C’est un bon bilan. Mais est-ce que cette reprise n’est que conjoncturelle ou est-elle appelée à se poursuivre en 2022 ?

M. B. : Très bonne réflexion ! Comment peut-on intégrer le conjoncturel dans le structurel ? En fait, notre pays a su profiter de la crise du COVID-19 pour en faire une opportunité et lancer un ambitieux programme de réformes structurelles susceptibles de transformer le visage économique et social du pays. Vous vous rappelez que Sa Majesté avait lancé dans ses différents discours plusieurs alertes. L’insuffisance de nos investissements en capital immatériel par rapport au capital matériel, l’insupportable chômage des jeunes diplômés, la nécessaire réduction des inégalités sociales, la nécessaire réflexion sur un nouveau modèle de développement... Il a demandé aux gouvernements d’y réfléchir pour en faire leurs priorités. Sur cette base, le Maroc a lancé diverses politiques pour corriger des inégalités de longue date et surmonter certains obstacles structurels qui ont limité par le passé la performance de l’économie marocaine. Ce programme de réformes repose sur des piliers comme la création d’un Fonds d’investissement stratégique (le Fonds Mohammed VI) pour soutenir le secteur privé, la refonte du cadre de protection sociale pour dynamiser le capital humain et la restructuration du vaste réseau d’entreprises publiques marocaines. En outre, le gouvernement a dévoilé les termes d’un nouveau modèle qui met l’accent sur le développement humain et l’équité entre les sexes, tout en redynamisant les efforts récents pour encourager l’entrepreneuriat privé et stimuler la compétitivité. Nous avons donc un programme d’action. Nous connaissons nos forces et nos faiblesses. C’est la mise en œuvre de ce programme qui est essentielle. Si sa mise en œuvre est réussie, ces réformes pourraient déboucher sur une trajectoire de croissance plus forte et plus équitable au cours des années futures.

 

F.N.H. : Quelle appréciation faîtesvous des décisions prises par les autorités marocaines afin de limiter la propagation du variant Omicron à l’échelle nationale ?

M. B. : C’est vrai que la propagation de ce nouveau variant s’ajoute au climat d’inquiétude et de malaise que traverse depuis un certain temps notre société, comme celle d’ailleurs de nos partenaires européens. Omicron va-t-il arrêter toute l’économie  ? Evidemment non ! Mais le sujet reste complexe. Complexe ne veut pas dire compliqué. Complexe dans le sens d’une situation où plusieurs facteurs interagissent et doivent être envisagés dans leur globalité. Je dois d’abord rappeler que la crise du covid est une crise singulière  ! En fait, il s’agit d’une crise sanitaire que nous vivons, mais avec des effets économiques, sociaux et humains désastreux. Elle est différente de toutes celles que les générations précédentes ont pu connaître. L’élément nouveau de cette crise pandémique par rapport aux précédentes est qu’elle est issue et s’intègre dans le mouvement de la mondialisation. La mondialisation a renforcé les interdépendances entre pays et entre individus. Nous sommes tous reliés les uns aux autres. Une crise sanitaire avec des effets économiques ! Alors, que faut-il privilégier ? Pour les uns, la santé évidemment  ! Pour moi, aussi  ! Mais la médecine coûte cher. Elle a donc besoin d’une économie en bonne santé ! Il faut bien sûr tenir compte des données médicales, mais aussi des données économiques, sociales politiques et humaines ! Le problème, c’est que bien souvent dans nos analyses on procède instinctivement à la fragmentation des phénomènes au lieu de les relier.

 

F.N.H. : Mais comment apprécier la responsabilité du gouvernement dans ce dilemme ?

 M. B. : Le gouvernement a une responsabilité nationale sur le plan de la santé, mais aussi sur le plan économique et social. Quelle que soit l’orientation qu’il serait amené à adopter, il sera jugé sur les conséquences de sa décision, et on dira qu’il a pris une mauvaise décision. La prise de décision est difficile dans la mesure où cette épidémie nous noie dans une mer d’incertitudes. A ce jour, après des mois et des mois, nous ne sommes pas sûrs de l’origine du virus; nous ne savons pas encore les mutations que subit ou que pourra subir le virus au cours de sa propagation; nous ne savons pas quand l’épidémie régressera et si le virus demeurera endémique; nous ne savons pas jusqu’à quand et jusqu’à quel point le confinement nous fera subir empêchements, restrictions, rationnement; et surtout nous ne savons pas quelles seront les suites politiques, économiques, nationales et planétaires de restrictions apportées par les confinements. Chaque incertitude nous conduit vers de nouvelles incertitudes. Les vagues de pandémie se succèdent en se régénérant à chaque fois, faisant défiler des phases d’espoir suivies de phases de désespoir… Et c’est loin d’être fini. Personnellement donc, je comprends les décisions du gouvernement marquées par un sens aigu de la responsabilité et de la prudence en privilégiant, dans un monde incertain, la santé de la population. Nous ne sommes pas seuls à choisir cette voie. Omicron n’arrêtera pas notre économie  ! Elle continuera de fonctionner avec des rythmes différenciés. On l’a vu au cours de cette année qui a enregistré une croissance largement positive malgré les mesures préventives de confinement adoptées.

 

F.N.H. : Quelle attitude avoir alors face aux conséquences de ces décisions ?

M. B. : Si nous naviguons aujourd’hui dans une mer d’incertitudes, nous devons apprendre à vivre avec l’inattendu, et renforcer surtout nos investissements en termes de flexibilité et en capacité d’adaptation. Psychologiquement et matériellement. Pour sortir de la crise plus fort dans un monde en mutation. Tous les pays sont en train de tirer des leçons de la crise. La reprise d’activité réelle dépendra du rythme de dé-confinement adopté par notre pays et celui des autres pays. Elle dépendra du temps d’adaptation humaine et psychologique pour reprendre confiance et vivre probablement avec les vagues successives et changeantes du virus. Mais, surtout, elle dépendra de l’efficacité et de la vaccination massive de la population…, et probablement avec des doses complémentaires successives pour maintenir la vigueur des anticorps. Ceci dit, je ne pense pas que nous aurons en 2022 une croissance similaire à celle de cette année, tout au plus 3,20%.

 

F.N.H. : Vous avez parlé tout à l’heure du programme de réformes structurelles engagées par le gouvernement. Quelles sont les actions économiques que l’on peut mener sur le court terme pour consolider la reprise d’activité dans la perspective de cet Omicron ?

M. B. : Dans l’immédiat, on a besoin surtout d’une action énergique sur l’offre. Il ne faut pas oublier que cette crise est une crise d’offre ! Une crise qui se manifeste par une réduction de la production, due au confinement, et à d’autres problèmes comme les problèmes d’approvisionnement. L’entreprise est une source de production et de revenus pour les salariés, mais aussi pour l’État. La priorité est la survie de ces entreprises, dont les équilibres financiers sont aggravés par les impayés. Ce sont les PME et les TPME qui souffrent d’ailleurs le plus, et certaines d’entre elles sont devenues des zombies. Plus le coma économique est long, plus on assistera à des faillites, plus le réveil sera douloureux. Il faut veiller à la pérennité de l’outil de production. Pour cela, il faut injecter massivement des fonds destinés à assurer la survie d’entreprise qui continuent de dépenser sans avoir des rentrées d’argent. Renforcer leurs fonds propres ! Mais il faudrait aussi profiter du moment pour moderniser l’outil de production et le rendre plus compétitif ! En énergie alternative par exemple. C’est en période de crise qu’il faut investir ! Les États-Unis et l’Europe l’ont fait pour relancer leurs économies à la suite des crises économiques et financières vécues, avec le «Quantitative-easing». Évidemment, ces pays financent leurs déficits et s’endettent avec leur propre monnaie, ce qui n’est pas notre cas.

 

F.N.H. : Mais ne trouvez-vous pas que notre dette a déjà atteint un niveau alarmant ?

M. B. : C’est vrai que le déficit du Trésor dépassera les 7% du PIB cette année, venant ainsi alimenter notre endettement public qui a dépassé les 100% du PIB. On peut comprendre que devant une situation exceptionnelle, il faut une stratégie exceptionnelle. Mobiliser l’épargne nationale. Emprunter à l’étranger aussi, quitte à voir ses indicateurs macroéconomiques (déficit du Trésor, déficit courant, taux d’endettement) s’aggraver pendant quelque temps…, dans la mesure où le pays bénéficie d’une bonne crédibilité à l’international, de taux d’intérêt bas avec de longues durées. Mais, à mon avis, le problème ne réside pas dans la dette. Mais de savoir ce qu’on en fait. Si c’est pour investir par exemple dans le capital humain pour améliorer notre productivité, cet investissement générera un cash-flow suffisant pour la rembourser ! Quelle que soit la situation, des entreprises qui ferment définitivement auront un coût pour le pays bien plus élevé.

 

F.N.H. : Mais cette politique d’injection de fonds ne devrait-elle pas s’inscrire dans une vision globale en interaction avec d’autres mesures ?

M. B. : Effectivement. Si on injecte de l’argent massivement sous différentes formes sur le marché, il faut accompagner cette action, dans un esprit de patriotisme, par un soutien évident aux entreprises industrielles nationales, en leur donnant par exemple la priorité au niveau des marchés publics. Relancer la construction par exemple aura un effet induit sur les autres secteurs, y compris l’informel, à condition évidemment que tous les inputs liés à la construction, comme la menuiserie, les carreaux, le fer rond, le sanitaire, les fenêtres en aluminium…, soient fabriqués par des entreprises marocaines. Ce n’est pas le cas aujourd’hui ! Notre devise doit être : Morocco first ! Autrefois, le tableau des échanges intersectoriels de Leontief figurait dans nos programmes d’enseignement et permettait de mettre en évidence les liens entre les secteurs et les branches. Sous sa forme économétrique, c’est un excellent instrument de prévision et de prise de décision. Aujourd’hui, on a besoin de planification comme autrefois. Une nouvelle forme de planification qu’il reste à inventer et qui met en perspective nos stratégies industrielles sur le moyen et long terme. A mon avis, pas de développement cadré sans planification cadrée.

 

F.N.H. : Dans ce contexte, comment pourraient évoluer nos relations économiques avec nos principaux partenaires, surtout à un moment où l’économie mondiale est entrée dans une phase marquée par la rupture des chaines de valeurs mondiales ?

M. B. : Le sujet est important. Nous savons que la mondialisation s’est construite sur la base de la division internationale du travail et des avantages comparatifs, tels qu’ils ont été développés par Adam Smith et Ricardo. Chaque pays s’est spécialisé dans le produit ou le service où il est le plus compétitif. Ainsi, aujourd’hui, une voiture, un avion ou un jean s’assemble dans un endroit vers lequel on achemine tous ses composants fabriqués un peu partout dans le monde. Chaque pays devient ainsi dépendant des autres pays pour ses approvisionnements. La fabrication d’une voiture implique aujourd’hui 34 pays. La crise du coronavirus a mis en évidence la fragilité des chaînes de valeur mondiales : quand la production s’arrête dans un pays, toute la chaîne est arrêtée. Conséquences  : manque de matières premières, flambée du cours du pétrole, flambée des prix du transport, augmentation des prix, réduction drastique de la production de voitures pour manque de puces électroniques fabriquées en Corée du sud, Taiwan, et Intel aux USA, désarticulation de la production, etc… Cette situation se traduit par un regain d’inflation, en particulier sur les produits alimentaires, mettant en péril le pouvoir d’achat de la population. Notre pays ainsi que plusieurs pays européens en font les frais ! C’est ainsi qu’on assiste à des annonces de relocalisation ici et là. On assiste actuellement à un recul des investissements directs vers la Chine et leur stagnation vers les autres pays émergents.

 

F.N.H. : Ce serait donc une opportunité intéressante pour notre pays ?

M. B. : Evidemment ! Une réorientation pertinente de notre stratégie commerciale et industrielle est nécessaire ! La crise du covid va entrainer de profonds changements du monde tels qu’on l’a connu  ! Nous devons en tirer des leçons pour adapter nos stratégies à l’avance ! A mon avis, sur le plan économique, d’une chaine de valeur mondiale, on passera à un processus de dé-globalisation, avec l’apparition d’une chaine de valeur régionale de proximité, avec toute la flexibilité et le système d’approvisionnement du type «just-on-time» qui conditionne le niveau de compétitivité des entreprises. Relocaliser régionalement ! A cet effet, on est appelé à renforcer nos liens économiques, commerciaux et financiers avec notre principal partenaire, l’Union européenne, avec lequel, à mon sens, les conditions de compétitivité seraient plus soutenables. C’est aussi à l’avantage des entreprises européennes. S’il existe une région dans le monde où le multilatéralisme profond avance malgré d’innombrables obstacles, c’est bien l’Union européenne. Avec la crise pandémique, on va assister progressivement à un processus de renforcement de la nation, une volonté de relocalisation et une accentuation de la multipolarité. Ce processus fera apparaitre la Chine comme le miroir renversé de l’Occident, aggravant ainsi l’opposition géopolitique entre les Etats-Unis et la Chine; une opposition qui n’est pas simplement d’ordre commercial, mais qui sera de plus en plus politique. C’est à travers cette opposition géopolitique que l’Europe doit construire sa place, sa souveraineté, en renforçant la solidarité entre ses membres et en développant des liens solides avec son environnement historique régional, l’Afrique. Grâce à Sa Majesté, notre pays, on le sait, a de bonnes avancées dans ce domaine, de par ses relations privilégiées avec l’Afrique, dont la jeunesse montante fait preuve de créativité et de dynamisme. Miser sur la jeunesse africaine, c’est miser sur l’avenir du Maroc, c’est miser sur l’avenir de l’Europe. 

 

 

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