◆ Le manque de visibilité qui persiste quant à l’ouverture des frontières du Maroc, couplé au retard dans l’élaboration et l’adoption par le Parlement de la Loi de Finances rectificative, plombent la relance économique.
◆ Eclairage avec Mehdi Lahlou, économiste et professeur à l’Institut national de statistique et d’économie appliquée (Insea) de Rabat.
Propos recueillis par M. Diao
Finances News Hebdo : Quelle appréciation faites-vous des mesures de relance économique mises en place jusque-là ?
Mehdi Lahlou : J’estime tout d’abord qu’il y a lieu de mettre en exergue deux principaux éléments stratégiques qui transcendent la politique de relance, susceptible de s’appuyer sur l’offre et la demande ou sur l’une des deux composantes. Il s’agit du flou qui entoure l’ouverture des frontières et le retard accusé pour l’élaboration de la Loi de Finances rectificative. Aujourd’hui, les agents économiques (ménages et entreprises) manquent de visibilité. Personne ne connait la date d’ouverture des frontières terrestre, maritime et aérienne. L’Union européenne (UE) a ouvert ses frontières avec le Maroc, même si l’Allemagne et la République Tchèque ont décidé de ne pas appliquer cette décision dans l’immédiat. Sur le même registre, les agents économiques tunisiens sont mieux lotis, puisque leur pays a procédé à l’ouverture des frontières sous conditions. Jusque-là, le Maroc, dont le secteur touristique occupe un pan important de l’économie nationale (12% du PIB), n’est pas revenu sur la décision de fermer les frontières. Sachant que le pays compte une forte diaspora établie à l’étranger. Chaque été, ce sont près de 2,5 à 3 millions de MRE qui font le choix de passer les vacances d’été dans le Royaume. L’incertitude prévaut également pour les Marocains qui doivent se rendre à l’étranger pour différentes raisons. Pour ce qui est du deuxième élément stratégique, la pandémie liée à la Covid-19 a modifié substantiellement les hypothèses sur lesquelles la Loi de Finances 2020 a été élaborée. La crise a remis en cause les prévisions inhérentes entre autres au prix du baril de pétrole, au taux de croissance, aux recettes fiscales et d’IDE et au taux de chômage. Un tel chamboulement devrait impliquer pour l’Exécutif une rapide élaboration de la Loi de Finances rectificative, tenant compte des nouvelles donnes générées par la pandémie. Il est regrettable de constater que la Loi de Finances rectificative n’est toujours pas présentée au Parlement comme l’exige la loi.
F.N.H. : Quelles sont les conséquences du retard dans l’élaboration de la Loi de Finances rectificative ?
M. L. : En l’absence de la Loi de Finances rectificative, le gouvernement a navigué à vue au cours des derniers mois (depuis mars 2020), entraînant dans son sillage les opérateurs économiques. La vision de l’Etat doit s’exprimer à travers la loi précitée. Il faut savoir que le flou décrit plus haut met en jeu le tourisme et la compagnie na-tionale. La RAM est en train de brader les «joyaux de famille». Elle en est réduite au licenciement de près du tiers de son personnel (30%) et la vente d’une vingtaine d’avions sur une flotte composée seulement de 59 avions. Cette situation est de nature à susciter de grandes inquiétudes pour d’autres entreprises moins solides et moins stratégiques que la compagnie de transport aérien.
F.N.H. : Dans le contexte actuel, selon vous, quelles sont les pistes idoines pour accélérer la relance par la demande intérieure ?
M. L. : Il faut garder à l’esprit que la relance par la demande intérieure via le budget de l’Etat (baisse d’impôts), dans l’optique d'augmenter les revenus disponibles des ménages, ne peut se faire que dans le cadre d’une Loi de Finances rectificative, toujours inexistante. Tout compte fait, la plupart des mécanismes mis sur pied par le Comité de veille économique (CVE), notamment les aides financières en faveur des ménages, sont arrivés à terme. Certaines aides financières censées préserver les revenus des personnes vulnérables économiquement n’ont pas été reçues par les principaux bénéficiaires. Il était prévu qu’entre 4,3 et 4,5 millions de ménages ramédistes et nonramédistes bénéficient des aides financières octroyées dans le cadre du CVE. Or, d’après les chiffres officiels communiqués, ce sont en réalité près de 3,7 millions de ménages qui ont profité des aides financières. En conséquence, la totalité de la population cible n’a pas profité du soutien financier de l’Etat. A cela, il faudrait ajouter qu’une bonne partie des ménages ruraux n’ont pas été au courant de l’existence d’un tel mécanisme de nature à soutenir la demande. L’autre élément à souligner est que le versement des salaires par la CNSS en faveur des employés en chômage partiel a pris fin le 30 juin 2020. Or, l’économie nationale tourne toujours au ralenti. Tous les secteurs n’ont pas encore atteint le niveau d’activité normal d’avant crise. Résultat des courses : des personnes risquent encore de se re-trouver au chômage dans les mois à venir et dépourvues de reve-nu.
F.N.H. : Comment stimuler la consommation de la classe moyenne afin de permettre aux entreprises de booster leurs activités ?
M. L. : Il convient d’emblée de préciser que l’on a assisté à l’effritement de la classe moyenne au cours de ces dernières années. Une partie de cette classe se précarise et rejoint la population pauvre. La classe moyenne et les personnes vulnérables sur le plan économique sortiront affaiblies de la crise sanitaire, qui a eu d’énormes répercussions économiques. Comme indiqué plus haut, le soutien de la demande intérieure doit se faire à travers l’élaboration d’une Loi de Finances rectificative. La relance via la demande peut s’appuyer entre autres sur des réductions d’impôts, l’octroi d’aides directes aux ménages affectés et la politique active des revenus.
F.N.H. : Dans un contexte en proie au creusement du déficit budgétaire et la baisse des recettes fiscales (-10% sur les cinq premiers mois de l’année), est-il opportun de soutenir la demande intérieure par la baisse des taux d’imposition ou l’exonération ?
M. L. : Il est évident que le contexte actuel est loin d’être propice à la baisse des taux de tous les impôts. Les taux d’imposition de la TVA s’appliquant sur certains produits alimentaires ou services (eau, assainissement, électricité, santé) doivent être revus à la baisse. Cette suggestion est légitimée par le fait que les revenus des ménages les plus précaires ont été affectés par la crise. Par contre, dans le cadre d’une réforme fiscale, il faudra augmenter les taux d’imposition des tranches supérieures pour l’IR et l’IS afin de compenser la baisse des recettes fiscales au cours des derniers mois. L’impôt agricole doit être renforcé, notamment pour les grands exploitants et les exportateurs de produits agricoles. Il en est de même pour les impôts et taxes appliqués aux propriétés foncières dormantes et les activités de valeurs mobilières. Enfin, les sociétés aidées par l’Etat doivent se voir interdire la distribution de dividendes à leurs actionnaires, et ce de façon ponctuelle.