Tarik El Malki, économiste.
L’augmentation du SMIG à partir du 1er juillet 2019 dans les secteurs de l’industrie, du commerce, des professions libérales et dans la branche agricole devrait au mieux compenser la perte du pouvoir d’achat des salariés payés au SMIG au cours de ces dernières années. Sans plus.
Tout en tirant la sonnette d’alarme sur la détérioration des conditions de vie des ménages, Tarik El Malki, économiste, enseignant-chercheur au Groupe ISCAE et membre du Centre marocain de conjoncture (CMC), propose des pistes allant dans le sens de l’amélioration du pouvoir d’achat des Marocains. Et il faudra bien plus qu’une hausse du SMIG...
Propos recueillis par Momar Diao
Finances News Hebdo : A partir du 1er juillet 2019, le SMIG dans les secteurs de l’industrie, du commerce et des professions libérales atteindra 2.698,83 dirhams et 1.903,72 dirhams dans le secteur agricole sans compter les avantages en nature. Que vous inspire cette mesure ?
Tarik El Malki : Tout d’abord, il faut bien noter que ces hausses du SMIG prévues pour 2019 et 2020 interviennent plus de 4 ans après la dernière revalorisation qui remonte à juillet 2015. Aussi, la stagnation du niveau du salaire minimum sur une période dépassant maintenant trois années a induit une érosion significative du pouvoir d’achat des travailleurs payés au SMIG. Par référence à l’évolution de l’indice des prix à la consommation, cette érosion est estimée à 4,3% sur la période 2015-2018, soit 1,4% par an.
Il va sans dire que la perte de pouvoir d’achat qui résulte d’une telle érosion, est différenciée selon les catégories socioéconomiques et semble plus affecter les segments les plus vulnérables de la société. En effet, le salaire moyen brut nominal qui ressort de ces données, a progressé, selon les estimations effectuées à ce sujet, de 2,2% sur la période 2015-2018, alors que l’indice des prix à la consommation s’est accru de 4,3% sur la même période. La perte de pouvoir d’achat du revenu salarial moyen se situerait ainsi au cours des trois dernières années autour de 2,1%, soit 0,7% en moyenne par an. Le salaire moyen déclaré à la CNSS présente, quant à lui, une configuration différente, avec une hausse moyenne légèrement supérieure à celle des prix à la consommation sur la période 2012-2016.
Outre la faiblesse de l’écart entre l’évolution du salaire moyen déclaré et les prix, cette différence n’implique pas forcément un gain en termes de pouvoir d’achat au bénéfice des salariés déclarés à la CNSS, puisqu’elle peut être liée, uniquement, aux changements affectant les populations des affiliés et leurs structures par catégories socioéconomiques. On notera enfin que dans l’hypothèse d’une amélioration sensible de la productivité des salariés, la faible progression des revenus salariaux comparativement à la tendance des prix rend la perte de pouvoir d’achat encore plus forte et tend à exacerber les inégalités de revenus.
Aussi, il est fort certain que cette légère augmentation sera de nature à permettre uniquement aux salariés au SMIG de compenser la perte de leur pouvoir d’achat durant ces dernières années. Aussi, à mon sens, la promotion du pouvoir d’achat des Marocains ne doit pas uniquement concerner les salariés touchant le SMIG, mais doit être beaucoup plus globale et se faire dans le cadre d’une politique active des revenus, dont l’objectif doit être une révision progressive, mais globale, de l’ensemble des salaires, que ce soit dans le secteur public ou privé.
A ce titre, la réactivation du dialogue social tripartite entre le gouvernement, le secteur privé et les syndicats s’impose aujourd’hui plus que jamais.
F.N.H. : Selon vous, au cours des dernières années, les pouvoirs publics ont-ils fait suffisamment d'efforts pour augmenter le pouvoir d'achat des ménages marocains ?
T. E. M. : A mon sens, non. Bien au contraire même ! Je considère que la politique sociale du gouvernement reste très insuffisante, surtout lorsqu’il s’agit du soutien et de la promotion du pouvoir d’achat de nos concitoyens qui se détériore d’année en année, à la lumière des données existantes et des sondages d’opinion.
Nous observons en effet ces dernières années une détérioration des conditions de vie des ménages, qui se manifeste par une disparition progressive de la classe moyenne, dont le pouvoir d’achat se trouve en permanence menacé d’un côté par des poussées inflationnistes, et de l’autre par une pression fiscale excessive qui s’exerce sur eux.
Cette situation a un impact défavorable sur le moral des ménages, qui voient leurs conditions économiques et financières, au vu des opinions exprimées à ce sujet, plus contraignantes comparativement à l’année 2017.
A ce titre, l’indice de confiance des ménages (ICM), construit sur la base des indicateurs couvrant différents aspects du niveau de vie, s’est en effet établi au dernier trimestre de l’année écoulée à 79,6 points, en baisse pour le troisième trimestre consécutif depuis le début de l’année 2018. Cette tendance de l’indice global reflète la détérioration ressentie par les ménages au niveau des revenus, de la situation financière, de l’emploi et du pouvoir d’achat.
Le repli des scores respectifs à ces différentes composantes de l’indice témoigne de la dégradation sensible du niveau de vie telle que ressentie par les ménages dans une conjoncture particulièrement contrastée qui a marqué l’exercice précédent.
Les perspectives d’évolution dans les mois à venir ne laissent pas non plus se profiler des signes d’amélioration, particulièrement en ce qui concerne la tendance des prix et du pouvoir d’achat.
Mais au-delà de la pertinence des appréciations qualitatives adossées aux opinions exprimées par les ménages et leurs ressentis, la détérioration sensible du niveau de vie et l’érosion du pouvoir d’achat, qui en constitue le principal aspect, tiennent, de façon plus objective, à l’évolution constatée des revenus comparativement au coût de la vie.
L’examen de la tendance des prix au cours de l’exercice écoulé montre en effet une inflexion de tendance particulièrement marquée, dont les retombées sur le pouvoir d’achat et le niveau des revenus réels se sont fait lourdement sentir. L’indice des prix à la consommation (IPC), principal indicateur du coût de la vie, a enregistré une hausse moyenne de 1,9 % au terme de l’année 2018 contre à peine 0,7 % l’année précédente. Aussi, à mon sens, la question sociale, de manière générale, et en particulier le soutien au pouvoir d’achat des ménages, doit s’inscrire comme l’un des objectifs principaux et fondamentaux du nouveau modèle de croissance en cours de réflexion depuis plus d’une année.
Le modèle de croissance promu dans les années 2000 et qui était orienté vers le marché intérieur, avec la demande des ménages comme vecteur de croissance, s’essouffle progressivement. En effet, la consommation des ménages qui a fortement augmenté durant la décennie 2000, à la faveur de l’augmentation des revenus, a tendance à stagner depuis quelques années, en raison du recul du pouvoir d’achat des ménages, dû elle-même à la stagnation des salaires. J’en ai parlé précédemment.
De plus, ce modèle de croissance a été la principale raison expliquant l’augmentation structurelle du déficit du compte courant de la balance des paiements, à cause de l’augmentation du volume des importations (facture énergétique, biens d’équipement et de consommation). En effet, la consommation des ménages s’est faite au profit des importations, en l’absence d’une offre de production nationale à même d’absorber cette demande intérieure. L’effet multiplicateur n’en a été que plus important en faveur de nos partenaires commerciaux.
Au final, notre modèle de croissance se caractérise par plusieurs insuffisances structurelles, à savoir l’atonie, le caractère instable, erratique et la faiblesse du rythme de la croissance; la faible diversification industrielle de notre économie et sa faible compétitivité à l’export; la faible productivité des facteurs, avec ce que cela comporte comme impact négatif sur notre compétitivité; la persistance de fortes inégalités sociales (augmentation de la vulnérabilité, du chômage des jeunes …); ainsi que des déséquilibres macroéconomiques (forte poussée de l’endettement et des déficits dits «jumeaux») persistants.
Aussi, le nouveau modèle de croissance, en cours de gestation, doit se baser, à la fois, sur une politique volontariste de l’offre et sur une politique de stimulation de la demande.
Du côté de l’offre, il faut mettre en place des politiques publiques volontaristes de soutien à l’innovation, à la recherche, à l’entrepreneuriat innovant à travers une fiscalité incitative, juste et équitable, des politiques sectorielles à fort impact, la mise en place d’instruments de financement dédiés et un environnement des affaires particulièrement sain, sûr, transparent et attractif pour l’investissement privé (national et étranger). Avec comme objectif ultime l’augmentation de la production nationale.
Cette politique de l’offre, une fois fixée, doit être accompagnée d’une politique de la demande, soutenue par des politiques actives de revenus, des stratégies de l’emploi et de lutte contre le chômage. Ce surcroît de demande sera ensuite dirigé vers la production nationale avec comme impact l’augmentation durable et pérenne de la consommation des ménages, et donc l’accélération du rythme de croissance de l’économie à travers l’effet du multiplicateur keynésien.
Cette conjugaison simultanée d’une politique de l’offre et de la demande doit donc servir de cadre de référence à la mise en place d’un modèle de croissance à fort impact. Avec comme objectifs d’accélérer le rythme de croissance de l’économie, d’augmenter le revenu des ménages, de favoriser les exportations et de baisser le taux de chômage.
F.N.H. : Avez-vous des pistes pour accroître le pouvoir d'achat des Marocains?
T. E. M. : La principale piste d’amélioration du pouvoir d’achat des Marocains passe, à mon sens, par la réforme fiscale. Et force est de constater, à ce niveau, que le système fiscal marocain souffre d’un certain nombre d’insuffisances qui sont autant de griefs mis en évidence par les principaux agents économiques contributeurs, à savoir les ménages et les entreprises. Tout d’abord, notre système fiscal se caractérise par un niveau de prélèvement fiscal pénalisant pour les contribuables (ménages et entreprises). En effet, le taux des prélèvements obligatoires semble avoir atteint un niveau se rapprochant de ce que l’on appelle «le potentiel fiscal actuel», tenant compte du rythme de croissance, des structures productives et des profils de revenus.
Malgré les efforts fournis par le Maroc pour réduire le poids des prélèvements obligatoires (impôts + cotisations sociales), celui-ci demeure élevé. En 2017, ces prélèvements ont représenté 29% du produit intérieur brut (PIB). Ce rapport est, cependant, l’un des plus importants d’Afrique si l’on se réfère au dernier rapport publié par l’OCDE consacré à la fiscalité en Afrique. Il occupe les premières places avec la Tunisie (29%) et l’Afrique du Sud (28,8%). Ces estimations montrent que le potentiel fiscal se trouve actuellement largement exploité et que, sans élargissement substantiel de l’assiette, il reste peu de possibilités d’améliorer les rendements et réduire la pression fiscale, compte tenu des structures productives actuelles et des facteurs de croissance et de génération des revenus.
Le second grief à l’encontre du système fiscal national est l’alourdissement remarquable de la fiscalité sur le facteur travail. En effet, l’évolution récente des taux d’impôt implicites sur les facteurs de production (travail, capital) montre que la pression fiscale a tendance à s’alourdir ces dernières années sur le facteur travail, en comparaison avec l’impôt sur le capital ou sur la consommation. En effet, l’impôt pesant sur le travail, qui inclut l’impôt sur les revenus salariaux en plus des cotisations sociales à la charge du patronat, est passé de 23% en 2000 à 33% en 2016, gagnant ainsi plus de 10 points sur 15 ans. Parallèlement, le taux d’impôt implicite sur la consommation a observé une certaine stabilité au cours des dix dernières années et a même connu un léger recul à la fin de cette période, en se situant autour de 18%.
En outre, le système fiscal marocain se caractérise par une forte concentration de l’imposition. En effet, notre régime fiscal se caractérise par une assiette très étroite et des incitations fiscales qui entraînent des dépenses relativement élevées. Malgré des recettes fiscales très significatives (près de 25% du PIB), de vastes pans de l’économie continuent de bénéficier d’exonérations ou fraudent l’impôt. A titre d’exemple, plus de 70% des recettes de l’impôt sur le revenu (IR) sont payés par les salariés (public et privé), tandis que les travailleurs et les professions libérales (médecins notamment) contribuent pour à peine 5% des recettes de l’IR. Cette situation illustre bien l’idée que la politique fiscale actuelle est inéquitable et encourage l’économie de la rente et l’évasion fiscale.
Enfin, selon un certain nombre d’enquêtes d’opinion, il est constaté un sentiment de défiance des contribuables vis-à-vis de l’administration fiscale, exacerbé par l’incivisme fiscal de certains contribuables qui échappent à l’impôt grâce notamment à la fraude et l’évasion fiscales.
Aussi, de manière générale, on peut dire que malgré les réformes engagées depuis 30 ans pour moderniser, simplifier, clarifier le système fiscal national, ce dernier reste caractérisé par une certaine défiance de la part des contribuables, un certain manque de cohérence, de visibilité, et de stabilité et une certaine complexité également.
Aussi, se basant sur les recommandations des 3ème Assises de la fiscalité qui se sont tenues en mai dernier, la réforme fiscale que nous appelons de nos vœux doit se fixer comme principal objectif de mettre en place un Pacte fiscal qui suscite l’adhésion et consacre la stabilité, la lisibilité, l’accessibilité et l’acceptabilité du système fiscal.
Ce pacte aura pour objectifs la maîtrise du système fiscal, d’en automatiser l’application et l’interaction avec le contribuable, de limiter les marges d’appréciation et d’interprétation de l’administration, d’en sanctuariser les normes et les bases et de renforcer l’impartialité des modalités et du ciblage de contrôle. A ce titre, une loi-cadre régissant la politique fiscale du Maroc pour les 5 prochaines années est en cours d’élaboration.
F.N.H. : En matière de pouvoir d’achat, quels seraient les objectifs de ce Pacte fiscal ?
T. E. M. : Ce Pacte doit se donner pour premier objectif d’élargir l’assiette fiscale, par l’application effective du principe constitutionnel de participation de toutes personnes physiques et morales, selon les capacités contributives de chacun.
Ensuite, il s’agit d’améliorer le pouvoir d’achat des ménages en allégeant l’impôt sur le revenu sur les classes moyennes, à travers notamment une révision des tranches d’imposition et des taux, ou encore la déduction des revenus imposables de certaines dépenses sociales (frais de scolarité, de santé, des ayants droit, etc.).
Il faut également soutenir les activités à faible revenu, à travers notamment l’application d’un impôt réduit, forfaitaire, afin d’alléger la charge et la complexité sur cette catégorie de contribuable; en plus de l’adhésion à la couverture sociale pour cette catégorie.
Il faudra enfin parvenir à mettre en place d'une fiscalité plus solidaire et redistributive, à travers la généralisation de la protection sociale à l’ensemble des citoyens (salariés ou non, travailleurs ou non) financée par des mécanismes nouveaux (tels que l’allocation de 2-3 points des recettes générées par la TVA à un fonds de solidarité sociale).
F.N.H. : Toujours par rapport à la réforme fiscale, quelles mesures concrètes et prioritaires seraient susceptibles, selon-vous, d’améliorer le pouvoir d’achat des ménages ?
T. E. M. : Je considère qu’un certain nombre de mesures concrètes et fortes doivent être intégrées, de manière progressive, dans les lois de Finances, et cela dès 2020. Des mesures de nature à soutenir de manière pérenne le pouvoir d’achat en berne de nos ménages.
A titre d’exemple, s’agissant tout d’abord de l’imposition sur la consommation, sachant que le principal impôt sur la consommation est constitué par la TVA, le transfert d’une partie des prélèvements obligatoires sur le travail devra forcément impliquer l’élargissement de la base d’imposition concernée et la réduction des taux nominaux de la TVA. Une TVA réduite à deux ou trois taux modérés et appliquée à une base taxable suffisamment élargie compensera certainement le manque à gagner de l’allègement des impôts pesant sur le facteur travail et contribuera de manière significative à l’accroissement des ressources fiscales. Une TVA recentrée autour de trois ou quatre taux d’imposition (0%, 7%, 14% et 20% par exemple) et restructurée de façon à permettre un certain équilibre entre secteurs d’activité, tenant compte des options stratégiques en matière de politique économique, aiderait largement à surmonter les difficultés que pose l’actuelle phase de transition fiscale.
S’agissant de la fiscalité sur les revenus du travail, il est indéniable aujourd’hui que les professions libérales, les commerçants, les intermédiaires, ainsi que tous ceux qui ont des revenus autres que les salaires, ne supportent pas la même charge fiscale que les salariés. Un rééquilibrage s’avère nécessaire. Afin d’élargir l’assiette fiscale, il est primordial d’allier la fiscalisation à la généralisation de la couverture sociale dans la mesure où toutes ces populations ne disposent pas actuellement de couverture sociale.
De plus, il est proposé, afin de soutenir le pouvoir d’achat des ménages, d’élargir les intervalles d’imposition et d’indexer les tranches d’IR sur l’inflation de manière à éviter l’érosion du pouvoir d’achat par la hausse du coût de la vie. Il est également proposé que la solidarité familiale soit prise en compte dans le calcul de cet impôt.
Par ailleurs, pour améliorer le pouvoir d’achat des revenus les plus modestes, il est proposé de relever progressivement le seuil d’exonération de l’IR.
Enfin, dans le cadre des politiques de réforme du système d’éducation nationale, il pourrait être envisagé de déduire de la base imposable à l’IR une partie des frais de scolarité pour les familles qui payent pour la scolarisation de leurs enfants.
Ce sont l’ensemble de ces mesures prises de manière globale et simultanée qui pourront exercer un impact sur le pouvoir d’achat des ménages. A ce titre, un certain nombre de simulations ont été réalisées à cet effet par le CMC, qui montrent l’effet positif de la baisse des taux marginaux de l’IS sur les recettes fiscales de l’Etat et sur la croissance économique notamment. ◆