Très souvent cantonnée dans les régions reculées du Maroc, la pauvreté absolue s’invite désormais dans les villes et les périphéries urbaines. Alors que le pays poursuit l’objectif de se hisser au statut de pays émergent, comment y parvenir si le social ne suit pas ? Entretien avec Youssef Guerraoui Filali, président du Centre marocain pour la gouvernance et le management.
Propos recueillis par Désy M.
Finances News Hebdo: La récente note du HCP faisant le bilan économique du Maroc de 2000 à 2023 fait état d’une situation de pauvreté que connait le Royaume. Quels facteurs structurels expliquent la recrudescence de cette pauvreté absolue ?
Youssef Guerraoui : Tout d’abord, il est nécessaire de définir les fondements de la pauvreté absolue. C’est une situation dans laquelle une personne ne dispose pas des ressources suffisantes pour subvenir à ses besoins vitaux. Il s’agit des éléments suivants : nourriture, eau, logement, vêtements, hygiène de base, soins et santé. Au Maroc, ladite pauvreté s’est malheureusement accentuée entre 2019 et 2022. En référence aux chiffres officiels, elle est passée pour cette période de 1,7% à 3,9%, et encore plus en milieu rural, de 3,9% à 6,9%. Ainsi, au niveau national, l’effectif total des personnes pauvres est passé de 623.000 à 1,42 million pour la période 2019-2022. Concernant le milieu urbain, les personnes pauvres sont passées de 109.000 à 512.000 pour la même période. Plusieurs facteurs expliquent cette situation; j’en retiendrai essentiellement trois.
Premièrement, les effets négatifs de la crise sanitaire du Covid-19 de l’année 2020 où plusieurs personnes ont perdu leur emploi et d’autres ont subi des baisses de rémunération liées au ralentissement des cycles de production. Deuxièmement, la pression inflationniste de l’année 2022 causée, d’une part, par les répercussions négatives de la guerre russo-ukrainienne, en l’occurrence les effets de l’inflation importée. Et, d’autre part, à cause des faibles mesures prises au niveau national pour contrer la vague inflationniste et qui nous ont conduits à une inflation structurelle et une période de stagflation qui a véritablement affaibli le pouvoir d’achat des citoyens. Troisièmement, l’absence d’une véritable politique de l’emploi et d’inclusion économique, ce qui a accentué le chômage dans la catégorie des jeunes et des femmes et élargi le champ de la pauvreté dans les deux milieux urbain et rural.
F. N. H. : Quelles politiques publiques ciblées pourraient renforcer la résilience des ménages face aux chocs futurs, en tenant compte des spécificités urbaines et rurales ?
Y. G. : Aujourd’hui, nos politiques publiques doivent se référer aux piliers majeurs du Nouveau modèle de développement (NMD). Il s’agit en effet d’une politique générale, en l’occurrence d’une feuille de route que nous devons mettre en œuvre à travers des politiques publiques cohérentes qui placent le facteur humain au centre des préoccupations. Or, le gouvernement actuel ne considère pas le NMD comme sa référence principale, si l’on se réfère au programme gouvernemental. Selon moi, la politique de l’emploi et de l’inclusion économique doit être mise en priorité. Il est question de lancer une nouvelle dynamique qui facilitera l’auto-emploi et l’autonomisation économique, que ce soit en milieu urbain ou rural. Ainsi, il va falloir développer le tissu entrepreneurial marocain, composé à 95% de très petites, petites et moyennes entreprises (TPME) afin qu’il absorbe plus de travailleurs et demandeurs d’emploi à travers deux mesures ciblées et liées, à savoir le financement et l’accompagnement. L’émergence d’une nouvelle génération d’entreprises qui créent de la richesse locale et génèrent de l’emploi améliorera significativement le niveau de vie des ménages. Le meilleur moyen de bâtir la pérennité sociale, c’est l’autonomisation économique, et non pas l’aide sociale directe qui peut se transformer en rente pour les gens qui sont aptes à travailler.
F. N. H. : Quels mécanismes économiques permettraient de réduire efficacement les inégalités de niveau de vie et de garantir une répartition équitable de la croissance ?
Y. G. : La réduction des inégalités ne peut s’opérer sans une répartition équitable des richesses. Depuis plusieurs décennies, nos investissements, que ça soit en infrastructures ou en industries, se sont concentrés sur l’axe atlantique Tanger-CasablancaSettat, ce qui a négligé les autres régions telles que FèsMeknès, Béni Mellal-Khénifra et l’Oriental. Cependant, il est temps de se tourner vers ces zones et d’orienter les futurs investissements dans ces régions. Lesdites régions ont besoin d’investissements productifs qui créent de l’emploi et stimule la croissance, parce que la majorité de leurs jeunes se dirige vers les régions de l’axe atlantique pour faire carrière ou entreprendre, ce qui accentue le vide dans leurs régions d’origine. Sur le plan social, le facteur proximité est primordial. Les régions qui réalisent de faibles taux de PIB doivent se doter des mêmes services sociaux et avec la qualité nécessaire si l’on veut attirer plus d’investisseurs nationaux ou étrangers. L’amélioration du niveau de vie des populations qui résident dans les régions les plus reculées est un facteur déterminant pour la valorisation du capital humain, en vue de leur permettre de s’intégrer dans le circuit économique.
F. N. H. : Comment le Maroc peut-il concilier poursuite du développement humain et réduction des inégalités ? Quelles réformes et innovations économiques sont nécessaires pour un développement inclusif et soutenable à long terme ?
Y. G. : On ne peut pas parler de développement inclusif et soutenable sans préservation des ressources naturelles. Actuellement, nos traversons une période difficile en matière de stress hydrique. L’eau a une dimension économique avérée sur les secteurs économiques, que ça soit l’agriculture, l’industrie ou le tourisme. Certes, les projets de dessalement de l’eau de mer ont permis de sauver momentanément la situation. Mais nous avons besoin de projets innovants permettant de rationaliser l’utilisation de nos ressources hydriques, avec une dynamique d’inclusion économique qui contribue à rehausser le niveau de vie des gens tant en milieu urbain que rural. Sans oublier les énergies renouvelables (le solaire, l’éolien, l’hydrogène…), qui sont des gisements de productivité et de croissance. Nous avons besoin d’une nouvelle dynamique entrepreneuriale qui permet de créer des projets autour de ces énergies, à travers une bonne politique d’inclusion économique facilitant l’accès au financement et le soutien technique pour la réussite des projets.
F. N. H. : La question du genre a également été évoquée dans ce rapport. Quels sont, selon vous, les principaux freins économiques et sociaux à la participation des femmes au marché du travail, et quelles politiques proactives pourraient transformer les acquis légaux en une réelle égalité économique ?
Y. G. : L’autonomisation économique des femmes s’est détériorée ces dernières années, plus particulièrement en milieu rural. L’amélioration des conditions de travail pour la catégorie femme est primordiale. Il va falloir changer de modèle économique, et sortir du mode de travail domestique vers le mode de travail collectif où l’on créera des coopératives ou de petites unités économiques structurées, qui organisent le travail et créent de la richesse durable. Il faut professionnaliser le travail féminin et le mettre en valeur afin de favoriser une meilleure approche genre en milieu rural. Un autre volet important, c’est la formation et la mise à niveau des femmes en milieu rural. La montée en compétences est exigée pour leur intégration économique. La formation continue et par alternance sont des solutions envisageables.
F. N. H. : Quelles stratégies macroéconomiques devraient être mises en place pour stabiliser et accroître durablement le pouvoir d’achat, en particulier des classes moyennes fragiles, tout en protégeant les ménages des chocs exogènes (inflation, crises internationales, sécheresse) ?
Y. G. : L’amélioration du niveau de vie des citoyennes et citoyens est synonyme de sauvegarde du pouvoir d’achat. Et pour absorber les chocs intérieurs et extérieurs, des mesures doivent être mises en œuvre. Cependant, la préservation du pouvoir d’achat des classes moyennes et sous-moyennes doit s’opérer à travers des mesures gouvernementales courageuses qui permettront de maîtriser les prix. Je cite, entres autres, le contrôle de la formation des prix à leurs sources (prix de vente depuis les sites de production jusqu’aux marchés de gros), la lutte contre les spéculations entre les fournisseurs de gros et de détail, et la maîtrise des flux logistiques des biens, et plus spécifiquement les coûts de transport.