Lundi dernier, soit le 13 décembre, la Chambre des conseillers et le CESE ont présidé un colloque portant sur l’épineuse thématique de l’informel, ce cancer qui continue à gangréner tous les efforts consentis et réalisés autant par l’économie marocaine ces 20 dernières années que par l’Etat, à travers moult réformes et incitations.
Rachid Achachi, chroniqueur et DG d’Arkhé Consulting
Les chiffres sont accablants. L’informel représenterait au Maroc pas moins de 30% du PIB et 60 à 80% des personnes actives, selon le président du CESE, Ahmed Réda Chami. Ce pan entier de l’économie qui semble caché aux yeux du fisc tout en ne l’étant pas réellement, fait perdre non seulement des milliards de dirhams annuellement à l’Etat, mais pire, fait perdre à l’impôt de sa crédibilité, et par ricochet celle de l’Etat et de bon nombre d’institutions. Car, rappelons-le, la démocratie c’est aussi le vote de l’impôt qui puise sa légitimité en tant que loi dans la volonté populaire à travers les élus du peuple. Or, le propre d’une loi est de s’appliquer de manière égale à tous, ce que les juristes qualifient d’isonomie juridique.
Comme d’habitude chez nous, la réalité est tout autre, puisque toute la pression fiscale s’exerce de manière asymétrique sur une minorité d’entreprises honnêtes, organisées et qui galèrent face à une redoutable concurrence, autant qu’étrangère en raison du libre-échange que celle de l’informel qui jouit d’une quasi-impunité. Certains parleront de complaisance des différents gouvernements, au vu des amnisties fiscales décrétées de manière de plus en plus récurrentes, cette messe des fraudeurs de tout bord. De même, pourquoi payer l’impôt quand la corruption, cet autre impôt qui ne dit pas son nom, permet de le contourner dans un schéma gagnant-gagnant ? Pourquoi payer quand d’autres s’octroient le privilège de ne pas le faire en recourant autant à la corruption qu’aux connivences avec les autorités et les politiques ?
Mais par-delà ces éléments très factuels, un autre aspect du phénomène mérite qu’on s’y attarde un bref moment. Celui de la perception culturel de l’impôt. Car beaucoup de Marocains voient l’impôt comme une violence, comme une contrainte avec laquelle il faut composer, sinon contourner quand cela est possible. L’idée que l’impôt serait une solidarité collective relève pour eux de l’abstrait. Le concret, c’est ce qui loge profondément dans notre imaginaire. Puisque pendant des siècles, l’activité économique se déclinait selon une configuration corporatiste, où les artisans et commerçants s’organisaient dans un schéma de démocratie fonctionnelle, participative et surtout auto-gérée.
Certes, un impôt payé à l’Etat, au Makhzen comme on disait et comme on continue d’ailleurs de dire, mais de manière collective dans une logique de bras de fer où le commerçant ou l’artisan, loin d’être livré à l’omnipotence d’un Etat, pouvait au contraire s’appuyer et compter sur cette solidarité organique, celle de la corporation, dont l’esprit, loin d’être animé par une logique de pure concurrence, visait à faire vivre l’activité dans sa globalité. D’ailleurs, il nous est possible dans les Médinas de voir des rues porter le nom d’un métier (darb al nejjarine, darb al fakharine, …). Il nous est possible même aujourd’hui de voir des vendeurs d’olives ou d’autres denrées, alignés sur une longue rangée, de quoi donner des migraines à tout économiste libéral, acquis à la thèse de la concurrence, en cela qu’elle serait l’alpha et l’Oméga de l’économie.
Comment donc convaincre des gens structurés par un imaginaire séculaire et collectif, de s’inscrire dans une démarche purement individuelle, celle du paiement de l’impôt ? Comment les convaincre de la légitimité de cet impôt quand il est inscrit dans un rapport asymétrique entre un Etat omnipotent et une simple personne ou PME, totalement livrée à elle-même ? Enfin, comment occulter le mauvais usage fait de l’impôt par l’Etat, comme en témoignent l’état de nos rues, de nos services publics, et les privilèges de la corruption qui gangrène autant la légitimité démocratique à travers la corruption électorale que le bon fonctionnement des institutions publiques ?
Peut-être qu’une première piste réside dans le fait de ne plus voir la «corporation» comme une organisation révolue, mais comme un paradigme qu’il s’agit de réinventer, en pensant notamment à une logique d’impôt collectif, en offrant le cadre légal et en autorisant certains métiers, les moins bien lotis de s’organiser dans un schéma de démocratie interne et de solidarité organique. L’Allemagne a su réinventer son «corporatisme» d’après-guerre, il revient à nous de réinventer le nôtre, au risque de rester dans le déni de nous-mêmes.
Enfin, tant que l’Etat ne fera pas preuve de transparence à tous les niveaux et ne veillera pas rigoureusement à un traitement égal de tous les citoyens devant la loi, son discours demeurera inaudible pour bon nombre de ces mêmes Marocains, et sa volonté continuera d’être perçue comme une violence arbitraire, et par conséquent illégitime.