Justice à distance : «Le virage digital a été entamé, mais il reste insuffisant»

Justice à distance : «Le virage digital a été entamé, mais il reste insuffisant»

La réussite de ce projet nécessite la maîtrise de l’outil technologique par les usagers.

Le Maroc peut s’inspirer des expériences réussies à l’étranger.

Tour d’horizon avec Abdellatif Benaguida, professeur de droit à l’Université Hassan II de Casablanca.

 

Propos recueillis par C. Jaidani

 

Finances News Hebdo : Le Maroc a lancé une opération de justice à distance en cette période d’état d’urgence sanitaire. Dans quelles affaires donne-t-elle les objectifs escomptés ?

Abdellatif Benaguida : L’état d’urgence sanitaire a démarré le 20 mars et la Justice à distance a été enclenchée le 27 avril 2020. Le système de jugement par vidéoconférence a été lancé dans des circonstances très particulières, où la force majeure s’est imposée. Une course contre la montre a été enclenchée pour mettre les équipements nécessaires, déployer les techniciens et adapter les intervenants à ce nouveau monde.

Dans cette opération, il n’a été retenu que les affaires ayant un caractère d’urgence, comme les jugements des personnes où la détention préventive arrive à expiration, les allocations familiales ou les dossiers en référé.

Le système judiciaire, qui a ses règles, ses rituels et ses normes constituées a été contraint de s’adapter à ce nouvel environnement. Ont été relevées des critiques de la part de certains avocats, des défenseurs des droits de l’Homme et autres militants associatifs, mais il faut attendre la fin de cette période pour dresser un bilan et tirer les conclusions qui s’imposent.

Dans tous les cas de figure, il faut du temps et un débat profond entre tous les acteurs concernés pour lancer un projet fiable et adapté à la réalité marocaine.

 

F.N.H. :L’institutionnalisation de la vidéoconférence pour rendre justice nécessite un cadre légal qui doit être élaboré et voté avant d’entrer en vigueur. Dans quelle mesure les principes de droit ont été respectés ?

A. B. : La justice par vidéoconférence n’est pas encore institutionnalisée. Après la fin de l’état d’urgence sanitaire, les choses vont retourner à la normale. La quasi-totalité des affaires, notamment civiles, ont été différées à une date ultérieure. La technologie a été déployée dans des cas localisés et bien précis.

C’est une expérience très intéressante qui permettra de dégager des enseignements à mettre à profit dans l’élaboration du programme de digitalisation de la justice. La dématérialisation du secteur doit être accompagnée de la numérisation d’autres départements, comme celui de la police, la gendarmerie, l’administration pénitentiaire ou les auxiliaires de justice.

Le virage digital a été entamé, mais il est insuffisant pour institutionnaliser un véritable tribunal numérique. Normalement, les audiences et les décisions de justice nécessitent une réunion physique de tous les acteurs impliqués. Plus l’affaire regroupe de nombreux intervenants, plus son contrôle est plus délicat.

Outre les juges, les avocats, les procureurs, les greffiers et les prévenus, on note également l’implication d’autres personnes comme les témoins, les experts et autres auxiliaires de justice. Cela nécessite un cadre technologique et organisationnel bien maîtrisé pour réussir tout le processus.

 

F.N.H. : Le processus de digitalisation doit donc se faire progressivement…

A. B. : Il est impossible de dématérialiser le secteur d’un seul coup ou dans un laps de temps réduit. Les administrations publiques qui ont réussi leur processus de digitalisation comme la douane, la CNSS, la Trésorerie générale, ont entamé le programme depuis des années.

Il a fallu des investissements importants et en continu, tant au niveau matériel qu’humain pour pouvoir avancer. Le processus de digitalisation du secteur de la justice a déjà démarré depuis des années, mais n’a pas encore donné les effets escomptés.

Plusieurs services sont disponibles actuellement online, comme la demande du registre de commerce, le casier judiciaire, la consultation des annonces judiciaires, le suivi des affaires en cours. Des applications mobiles sont également déclinées pour permettre aux usagers d’accéder à ces services.

 

F.N.H. : Le Maroc peut-il s’inspirer des expériences réussies à l’étranger ?

A. B. : La justice par vidéoconférence a fait ses preuves dans plusieurs pays qui l’ont adoptée. Nous pouvons citer notamment les Etats-Unis, le Japon et de nombreux pays européens. Dans tous ces pays, la maîtrise du dispositif technologique par les usagers est le principal challenge à relever. 

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